Chapitre 2
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Aux abords du hub HB67
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Brakar Dugan avait cette allure de capitaine de navire Rucairien des temps anciens, ces navigateurs déboussolés perdus au milieu des océans. Ses cheveux, couleur noir de l’espace, étaient noués en arrière à la manière d’un religieux Garibaldin. Ses yeux étaient planqués derrière des lunettes opaques, masquant des pupilles améliorées pour épier en permanence son équipage. Les décorations agrafées à son haut d’uniforme avaient été arrachées sur d’imprudents capitaines Impériaux. Sans parler de son visage, piqué d’une barbe qui se voulait mal rasée mais bien entretenue.
À son ceinturon, pendait ses « arrache-cœurs » : deux affreux calibres qui envoyaient du lourd. Brakar Dugan sentait, au fond de lui, battre un cœur tourmenté, un cœur énergique, un cœur dont chacune des pulsations était une boule d’énergie faite pour l’action. Il avait ça dans le sang Brakar Dugan : diriger, aboyer, mordre, gagner, et tout ça, dans la mauvaise humeur. Cette canaille de l’espace, ce baroudeur ambulant déjanté, était responsable de tant d’enlèvements et de demandes de rançon, qu’il faisait régulièrement la « une » des programmes d’informations sur le câble. Certains, souvent nostalgiques, anciennement riches, disaient de lui qu’il était une ordure à « Dégèn », à pourchasser et à pendre, bien haut, bien court. D’autres, débordants d’imagination, avaient dégoté ce qui se faisait de mieux en matière de chasseur ou d’assassin pour l’atomiser, lui et ses chiens de guerre. Bref, Brakar Dugan avait réussi l’exploit de se fabriquer une solide réputation de brigand de l’espace. Il en était d’ailleurs assez fier. Il arborait ce rictus caractéristique des trompe-la-mort, de ceux encore en vie qui avaient tant fricoté avec la canaille.
Pour le moment, confortablement affalé dans son siège de commandant de bord, dans la pénombre, bras ballants, yeux mi-clos à l’abri sous des verres sombres, le capitaine patientait. Devant lui, l’immense ouverture transparente avec vue sur tout l’univers. Il y distinguait ce petit point lumineux, cet appareil flambant neuf qui papillonnait à fond les turbines en direction du hub de propulsion entre les planètes Initiale et Jungle. Ils y allaient fort les bougres, plus de 1000 partemps.
— Ils doivent faire dans leur froc, songea-t-il.
— Calculateur, maugréa Brakar Dugan.
Personne ne répondit.
— Calculateur, deux fois, répéta-t-il.
— Oui, répondit une voix ondulatoire.
— Combien ?
— 1100 partemps, Capitaine. Ils ont accéléré, mais bonne nouvelle, cela fait quatre heures qu’ils maintiennent une vitesse constante. Ils sont à fond de turbines.
— Très bien, et nous ?
— 1600 partemps, sur la réserve depuis… attendez… une heure et demie.
— Portée ?
— Quarante-huit heures Capitaine.
— Où en est le plan d’abordage ?
— Terminé Capitaine. J’imprime les cartes d’abordage, dit Calculateur.
— Préviens les chefs de groupe, y compris le vieux, Paléon Prime. Tout le monde en « Salle Rouge » pour la préparation de l’opération, ordonna le commandant du Renégat.
— Je lance la procédure de mobilisation patron, dit Calculateur avant de raccrocher.
Brakar Dugan se redressa sur son siège, visa le vaisseau qu’il traquait depuis trois jours, depuis qu’il avait quitté le spatio-port d’Initiale. De source sûre, on lui avait émis le signalement de cet appareil embarquant discrètement les trésors Impériaux. Brakar n’avait pas hésité une seconde pour entreprendre le voyage vers Initiale depuis sa retraite aux abords de Jungle. Tel un chasseur tapi dans l’ombre, masqué dans la semi-obscurité d’une lune, il avait attendu le moment opportun pour le prendre en chasse. Désormais, suffisamment éloigné des engins spatiaux Impériaux, proche du hub d’Initiale, le piège se refermait.
Certains des navigateurs se demandaient parfois si une analyse de la peinture de la Salle Rouge ne révèlerait pas des traces d’hémoglobine. Encore une fois, Brakar Dugan, en bon pirate, laissait planer le doute.
Les membres de son équipage étaient tous là : le chef des tirailleurs assis par terre, emprisonnant entre ses jambes son canon à ventouses ; le responsable des moteurs à turbines, debout et emmaillotés dans sa blouse de mécano et la canaille de Mikali, chef du groupe d’assaut au veston enguirlandé de grenades à propulsion en appui sur le mur opposé. Il y avait aussi son second : un mi-homme mi-machine directement connecté au navire, chiné sur la planète Jungle et baptisé Calculateur. Un nom facile à retenir.
C’était une joyeuse bande de retraités de la civilisation. Dans le sens déchu de toute appartenance civique à un monde. Ils étaient au service de Brakar Dugan, et Brakar Dugan c’était le patron, un point c’est tout. Gare à ceux qui lorgnaient son siège sans une bonne assurance vie.
Ce dernier passa le sas et afficha un sourire de vaurien capable d’effrayer les plus sensibles.
— Repos, dit-il.
Des rires fusèrent.
— Où est Paléon Prime ? demanda Brakar Dugan.
— Je suis là Capitaine, répondit le vieil homme en franchissant le sas.
— Je vais avoir besoin de ton expertise des mondes Citairiens, Paléon. Je ne saurais l’expliquer mais cette putain d’opération est salement importante, fit le pirate, l’air mauvais.
— Capitaine, on se demande ce que l’on va foutre dans ce merdier à chatouiller l’Empire ? On y gagne quoi à les titiller ? intervint Mikali, le responsable des troupes d’abordage, en se redressant.
— Putain, mais tu es aveugle ou quoi ? L’empire, c’est terminé, fustigea le pirate. Ouvrez vos yeux, la Junte a envahi Jungle, Fractale et maintenant Squouale ? Ces enculés de révolutionnaires visent Initiale, c’est la dernière étape de leur plan d’invasion pour prendre le pouvoir et diriger tout le système. Je suis le seul à avoir un peu de jugeote bande d'abrutis ?
Le chef des pirates les toisa du regard et reprit :
— Je suis informé au jour le jour de la situation sur Jungle, et cela se dégrade, c’est la merde là-bas. Les insurgés ont cerné les ports autour de Minarque et plus grave encore, ils se sont implantés dans les faubourgs de Liane. Ce qui signifie qu’ils éliminent une à une nos zones de repli et nos accès à la planète. Ils se sont mis en tête d’y installer une autorité stricte, une démocratie comme ils disent. C’est la même chose qu’un Empire mais à plusieurs. Pour nous, c’est un putain de déséquilibre dans le rapport de forces. Jungle est à nous, comme nous, c’est notre planète sauvage, habitée par des sauvages, et appartenant à d’autres sauvages. L’Empire, lui au moins, nous accordait cette retraite et de notre côté, nous y faisions la loi. Là, c’est pas la même, cette putain de Junte rebat les cartes et s’installe chez nous. J’emmerde l’Empire, et j’emmerde encore plus la Junte, mais je compte rendre coup pour coup. Nous avions l’Empire, bientôt nous aurons une république. On va se servir un peu sur leurs dos et tirer notre épingle du jeu.
Brakar Dugan se leva, se tourna vers Paléon, le lorgna du regard, fit face aux autres et reprit nerveusement :
— Et il y a autre chose. Vous me connaissez depuis longtemps, certains m’ont accompagné dans les pires traquenards. Vous savez qui vous avez devant vous, je ne suis ni un illuminé ni un dément mystique. Pourtant, une force inconnue m’oblige, m’ordonne de prendre d’assaut cette navette. Ce qui est transporté dans cette carcasse en métal est… est d’une importance capitale dans l’avenir de notre système. Peu importe ce que l’on va trouver à l’intérieur, nous devons la prendre d’assaut.
— L’Empire est tombé, fit une voix derrière lui.
— Que dis-tu Paléon Prime ? demanda le Capitaine en se tournant.
— Je dis que l’Empire est tombé, reprit l’homme dont les plis qui parcouraient son visage trahissaient son âge. L’Empereur Balderine et la souveraine Solane sont morts. Ils ont été traînés dans les rues de la capitale, ces animaux les ont dévêtus et les ont lynchés comme le saint Philabert Garibalde il y a 3200 ans. Ca vient de tomber sur les câbles, c’est arrivé là, c’est terminé. Ce qu’on appelle la Junte est désormais la nouvelle autorité dans Citaire.
— Qu’est-ce je disais bande d’enculés ? Hein ? Ils l’ont fait, ces merdes de révolutionnaires ! tonna le capitaine.
Brakar se lissa la barbe, et reprit :
— L’Empire Balderine n’a pas résisté à la révolution du soi-disant peuple.
Brakar Dugan se rassit.
L’information assomma l’ensemble des navigants. Ils étaient les enfants de l’Empire et n’avaient connu que l’autorité de son représentant : l’Empereur Balderine. Le silence, troublé par le renflement des turbines moteurs, se prolongea.
Ce fut Paléon Prime qui le rompit, de sa voix majestueuse et avec son accent d’Initiale, la planète souveraine :
— La dynastie des Balderine s’est éteinte aujourd’hui, après un règne qui a commencé il y a plus de deux cent cinquante ans.
L’homme prit appui des deux mains sur la table centrale et continua :
— Je suis particulièrement touché car comme vous le savez, j’ai travaillé en qualité de paléontologue Impérial auprès de l’institut d’histoire galactique de la capitale. J’ai rencontré la magnifique souveraine Solane Balderine. J’ai pensé, et je pense toujours, (Paléon se redressa et fixa le capitaine Brakar Dugan) que cette femme n’était pas… (il hésita et reprit) humaine, du moins, du point de vue de la génétique. Elle avait cent vingt ans à cette époque et elle en paraissait tout juste trente. Et quand je vois les images de son arrestation, elle n’a pas pris une ride.
— Écoute compagnon, coupa le capitaine, je ne sais pas si ce jour est à célébrer ou à maudire, mais nous devons y faire face et profiter de la confusion. Ces transporteurs Impériaux trimbalent généralement du matériel de haute technologie, dit-il en s’adressant à tous. Ils ont des machines à reconstitution organique, des crameurs à densité.
Brakar Dugan se tourna vers Calculateur.
— Projette-moi un panoramique de la navette.
Ce dernier s’empara de la console sur la table, sourcilla légèrement et réussit à projeter une image flottante de l’appareil en fuite.
— Regardez-les, siffla Brakar Dugan, ils ont peur, je peux le sentir d’ici. Il se leva et poursuivit, on va les traquer, les éventrer, et piller tout ce qu’ils possèdent.
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