Un train pour Anvers
La petite, elle n’avait pas voulu la laisser. Ce n’est pas ce qu’elle avait prévu ; d’ailleurs elle n’était pas du genre à prévoir les choses. Laisser faire et suivre le mouvement, ça c’était sa façon à elle d’agir. Subir. Mais à qui la faute quand on a beau parler, parler et que personne ne vous écoute ? Excusez-moi, Monsieur, c’est bien le train pour Anvers ? elle demande à son voisin qui lui jette un regard oblique mais ne répond pas. Sûrement à cause de son accoutrement, de ses vieilles fringues défraîchies. Prendre un peu plus soin d’elle, elle le ferait si elle en avait les moyens. Les gens lui répondraient peut-être plus volontiers. Les apparences, il n’y a que ça qui se voit au fond… De l’autre côté de la vitre, un paysage triste se laisse déchirer par le train lancé à toute allure. Sans qu’elle ait le moindre contrôle là-dessus, des petits sanglots lui déchirent à elle des petits bouts de son âme. Est-ce qu’elle la reverra bientôt ? Est-ce qu’elle va savoir se débrouiller sans elle? Est-ce que les choses auraient pu se passer autrement si seulement quelqu'un lui avait tendu la main, prêté une oreille, une épaule?... Et qui lui racontera des histoires maintenant, avec des lapins en retard et des grands-pères qui s’en vont au ciel à bord de beaux voiliers ? Au-dessus du train, s’élance une autoroute qui disparaît aussitôt. Au bout de quelques minutes, l’homme dit quand même que non, c’est celui pour Bruxelles. Faudra changer là-bas si elle veut aller à Anvers mais lui personnellement, il ne mettra plus jamais un pied dans cette ville parce que faut pas exagérer hein, ce n’est pas sa faute si il ne parle pas flamand. Comme, en réalité, elle ne veut aller nulle part mais seulement voir des paysages insipides et puis comme elle non plus ne parle pas flamand, elle affiche une mine faussement complice et le voyage se poursuit alors qu’elle s’endort en s’inventant des musiques qui la bercent et des rêves qui n’en finissent plus de lui montrer tout ce qu’on ne voit jamais avec les yeux. Elle voit un pays où les petits enfants ne sont jamais abandonnés. Elle voit des gens qui se comprennent sans parler aucune langue. Elle voit des regards qui ne sont jamais noirs, jamais obliques. Elle voit un livre avec un lapin sur la couverture et puis des arbres qui murmurent le long des routes que tous les chemins finissent toujours par se retrouver. Qu’il ne faut jamais cesser de voyager et d’y croire. Jamais cesser de croire qu'elle a fait le bon choix, pour la petite. Rêver, c’est comme ça qu’on dit. Elle rêvera de la petite chaque jour à partir de maintenant.
Le train s’arrête. Elle emballe son rêve, le fourre au fond de sa poche et descend se mêler aux voyageurs sur le quai bondé.
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