Introduction

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"Le vrai bonheur ne dépend d'aucun être, d'aucun objet extérieur.

Il ne dépend que de vous." Dalaï Lama

6 septembre 2012

— Installez-vous, monsieur Greenwood, mettez-vous à l’aise.

— S’il vous plait, appelez-moi Marcus.

— Très bien, Marcus. Je vous écoute, racontez-moi tout.

— Par où commencer, répond Marcus en s’enfonçant dans le sofa en cuir vert capitonné.

— Commencez par le début : comment vous sentez-vous ?

— Je ne sais pas, soupire-t-il. J’ai l’impression de la voir partout, d’entendre sa voix me murmurer des horreurs.

— Il est normal d’avoir l’impression de voir ou entendre l’être perdu, le deuil est un processus compliqué, propre à chacun.

— Vous ne comprenez pas, souffle-t-il, ce n’est pas une simple sensation ! Parfois, je me réveille au milieu de la nuit, en sueur.

— Là aussi, les terreurs nocturnes sont une réponse au traumatisme que vous avez subi…

— Je la vois flotter au-dessus de moi, le visage en sang, les yeux vitreux et le regard vide, le coupe-t-il.

— Les hallucinations peuvent représenter une forme de…

— Vous êtes décidément tous les mêmes ! s'emporte soudain Marcus en se redressant. Je ne suis pas fou !

— Vous ne m’avez pas laissé finir, reprend calmement le psychiatre. Loin de moi l’idée d’insinuer une telle chose, mais les mécanismes du subconscient sont complexes, il ne faut éliminer aucune piste. Mes prédécesseurs vous ont-ils parlés des techniques d'aide à l'introspection, comme la thérapie par l'écriture ?

— Oui, quand cela m'arrive, je note mes visions et mes pensées irrationnelles, puis je brûle le papier dans la cheminée.

— Cela vous fait-il du bien ?

— Ça ne change rien... je continue de la voir partout, sans cesse, répond Marcus en se prenant le visage entre les mains. J’ai l’impression que son fantôme me juge, qu’elle m’en veut pour ce qui s’est passé.

— Les défunts ne reviennent pas hanter les vivants, Marcus. Il s’agit d’un accident, certes tragique, mais parfaitement fortuit. Vous n’y êtes pour rien.

— J'aurais pu la chercher après sa garde, ou si j’avais insisté pour qu’elle prenne sa journée du Nouvel An... non, évidemment... j’étais bien trop heureux d’avoir la paix pour travailler sur mon roman...

Marcus se redresse d’un bond et s’assoit sur le côté, se pinçant le nez entre les yeux.

— Pardonnez-moi…

— Ne vous excusez pas, je comprends ce que vous ressentez.

Un appel sur son smartphone fait brusquement sursauter Marcus. Fébrile, il le tire de la poche de son jean et soupir de soulagement en remarquant l’interlocuteur, avant de couper la sonnerie.

— Chaque fois qu’il sonne, je revis cet instant, cet appel, le pressentiment qui m’a poussé à décrocher, comme si c’était hier, souffle-t-il, les yeux humides.

— Avez-vous pensé à en changer ? cela pourrait vous aider à…

— Mais tous ses SMS sont dans celui-ci ! implore-t-il subitement.

— Calmez-vous, je parlais de votre sonnerie.

— Ah, oui, je l’ai déjà fait, cela n’a rien changé…

— Chez certaines personnes, le fait de trier et de ranger les affaires du défunt est une forme d’acceptation, une manière de dire au revoir. Mes collègues vous ont-ils conseillé de le faire ?

— Oui, répond Marcus en soupirant.

— L’avez-vous fait ?

— Non ! lance-t-il sèchement, je n’ai pas eu le temps et je ne saurais même pas par où commencer !

Un tintement métallique se fait soudain entendre. Le psychiatre regarde sa montre puis déclare :

— Très bien, nous allons en rester là pour aujourd’hui. Je vous propose de nous revoir le dix-huit, si cela vous convient ?

— D’accord, acquiesce Marcus du bout des lèvres en se précipitant vers la sortie sans un regard pour son interlocuteur.

Le fracas de la porte s’ouvrant sur la salle d’attente fait sursauter une jeune femme et sa fille qui le dévisagent avec une expression hautaine. Marcus n’y prête pas attention. Il n’en a rien à faire, il ne remettra jamais les pieds dans le cabinet de ce psychiatre, ni aucun autre.

Après avoir été balloté entre pas moins de six médecins en l'espace de huit mois, Marcus décide qu'il est temps pour lui de prendre la situation en main. Tous les psychiatres de la terre ne suffiront jamais à lui faire oublier ce tragique événement, et la perspective d'être interné de force ne l'enchante guère.

— Demain, je serais enfin loin de tout ça, loin de toi... murmure-t-il en montant dans l'ascenseur.

Au pied de l’immeuble, il hèle un taxi et lui indique l’adresse de son appartement. Le chauffeur lève les yeux au ciel en entendant Upper East Side. Marcus ne le remarque pas, il est absorbé par le ballet des gratte-ciels qui défilent par la fenêtre, tandis qu’ils longent les grilles de Central Park.

Une fois rentré, Marcus se fige devant le portrait suspendu au-dessus de la cheminée du salon. Le cliché les représente, le jour de leur mariage, douze ans auparavant.

— Je dois partir, c’est la seule solution, sanglote-t-il.

Le visage peint de son épouse lui semble soudain bouger, comme si elle tentait de lui dire quelque chose.

— Ce n’est pas possible, ce n’est pas réel, murmure-t-il en fermant les yeux.

Des larmes roulent sur ses joues tandis qu’il prend conscience que tout se passe dans sa tête. Un sentiment de rage mêlé de tristesse s’empare alors de lui. Défait et à bout de nerfs, il se précipite dans la chambre pour attraper la valise en cuir marron posée au-dessus de l’armoire et y jette quelques vêtements.

Un éclat de lumière lui fait brusquement lever les yeux. Dans la salle de bains, son regard est attiré par la bague couverte de poussière posée sur la tablette sous le miroir. L’alliance de son épouse, telle qu’elle l’a déposé le matin de sa mort, avant de se rendre au travail.

Tendant la main pour la prendre, Marcus se ravise :

— Non ! Non !! hurle-t-il en se prenant le crâne entre les mains, comme pour se protéger d’un bruit assourdissant.

Dans un geste d’une violence inouïe, son poing droit fracasse le miroir en milliers de morceaux qui s’éparpillent dans le lavabo en porcelaine. Les mains tremblantes et le souffle court, Marcus remarque de fines coupures à ses phalanges ensanglantées. Il ne ressent plus la douleur physique, uniquement celle qui le ronge irrationnellement depuis le matin du 1er janvier.

Il se retourne pour quitter la pièce et son corps se crispe en voyant les cadres accrochés aux murs de la chambre.

— Parce que ça te fait rire ! hurle-t-il, tel un fou furieux.

Enragé, il se saisit d’une lampe de chevet et pulvérise un à un les portraits et souvenirs, cherchant à se débarrasser de ces évocations d’un passé devenu trop lourd.

Lorsqu’il attrape la valise, ses pas craquent sous les éclats de verre qui jonchent le sol.

Sans un mot, il se prépare à quitter définitivement cette vie qui ne lui apporte plus que souffrances et regrets.

Au moment de passer la porte d’entrée, il se retourne, essoufflé et le visage inondé de larmes :

— Adieux, mon amour...

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