Chapitre 4

4 minutes de lecture

10 septembre, 7 h 30

Le bip strident du radio réveil indique à Marcus que la nuit fut courte, mais elle s'est avérée étonnamment reposante. Une équation qu'il attribue à la dose d'alcool que ses nouveaux camarades l'ont obligé à ingurgiter, sans qu'il émette vraiment de résistance. Cependant, son crâne lui rappelle vivement les effets néfastes du schnaps à la menthe poivrée sur le corps humain. Après une longue douche revigorante, Marcus s'empresse de rejoindre les autres pour le petit déjeuner.

Le brouhaha de leurs rires et discussions endiablées du soir précédent, ont laissé place à un silence entremêlé du cliquetis des couverts et des tasses que l'on repose dans une soucoupe. Ses trois nouveaux amis sont déjà attablés, mais leurs mines déconfites sont une preuve supplémentaire des abus de la veille.

— Salut les gars ! Bien dormi ? lance Marcus avec entrain.

— Du calme, pas si fort, gémi Jackson en clignant des yeux.

Marcus est surpris de les voir aussi mal en point. Des hommes robustes et visiblement habitués à la biture sans retenue ne devraient pas autant souffrir pour quelques verres en trop. Surtout que lui n'arrive même pas à se souvenir de la dernière fois où il s'est retrouvé ivre de la sorte.

— Eh ben, je ne pensais pas que vous étiez des chochottes ! plaisante-t-il en se servant un café.

— Et c'est le New-Yorkais qui dit ça, rétorque Jimmy en se massant les tempes.

— Pendant nos six mois de surveillance, l'alcool est prohibé par le règlement, reprend Ellies avec sérieux.

— Ouais, mais on se rattrape pendant nos congés, ricane Jackson.

— Oh, je suis désolé, c'était pour plaisanter... vous êtes tellement plus... masculin que moi, s'excuse maladroitement Marcus. De vrais hommes ! Comparé à vous, j'ai l'air d'un danseur de ballet.

Ses trois compagnons se regardent tour à tour puis éclatent d'un four rire sans retenue.

— Y a qu'un gars de la ville pour dire un truc pareil ! se moque Jackson.

— Grave ! En plus, il a une façon de parler trop chelou ! Vous êtes tellement plus masculin que moi, monseigneur ! s'esclaffe Jimmy en levant sa tasse, le petit doigt en l'air.

— J'assume ma part de féminité, très cher. Je vous ressers une tasse de thé, votre honneur ? rajoute Jackson en mimant une courbette.

— Arrêtez, vous allez le faire fuir, rétorque Ellies. Ne t'inquiète pas, Marcus, on ne sait rien que tu ne puisses apprendre.

Il lui donne une tape dans le dos et Marcus le gratifie d'un sourire compréhensif.

— Ok les gars, étant donné que Marcus rejoint l'équipe, on va revoir les bases ! annonce Irwin.

Dans une cour semi-bétonnée à l'arrière du bâtiment de l'office des forêts, les quatre hommes se préparent à passer les six prochains mois loin de la civilisation. Un travail en autarcie totale pour lequel ils seront nourris, logés, blanchis et payés une petite fortune : vingt-sept mille dollars au total, soit quatre-mille cinq-cents dollars par mois.

Après une matinée à apprendre à faire du feu, chasser et se procurer de l'eau potable, les bases de la survie, tous se retrouvent, pour déguster un sandwich accompagné d'un soda, au chaud dans le bureau d'Irwin.

— Est-ce que vous allez nous donner un manuel ? demande Marcus. Je n'ai pas pensé à ramener de quoi prendre des notes.

— C'est étonnant pour un écrivain ! plaisante Irwin. Bien sûr que vous aurez un manuel.

Il pose son sandwich et ouvre un tiroir de son bureau pour en tirer un épais ouvrage qu'il tend à Marcus. Sur le fond de la couverture vert foncé, un cerf majestueux est représenté en relief doré, entouré d'arbres stylisés. Cet exemplaire du "Guide du garde forestier, lois, règlements et instructions" est loin d'être neuf.

— C'est le mien, reprend Irwin. Tu me le rendras quand tu le connaitras par cœur.

— Par cœur ? Mais il y a au moins six-cent pages !

— Ouais, et alors ? lance nonchalamment Irwin avec un clin d'œil.

— Vous le connaissez par cœur ? demande Marcus en se tournant vers ses nouveaux compagnons.

— Évidemment ! rétorque Ellies avec une moue stupéfaite.

— Irwin vient de le dire, c'est la base ! reprend Jackson.

— La nature se rit des souffrances humaines ; ne contemplant jamais que sa propre grandeur, elle dispense à tous ses forces souveraines et garde pour sa part le calme et la splendeur, déclame soudain Jimmy.

Ébahi par la beauté de ses propos, Marcus le dévisage avec admiration.

— Charles-Marie Leconte de Lisle, dans la préface, reprend Jimmy. Probablement un français avec un nom pareil.

Jackson et Ellies ricanent en chœur tandis que Marcus ouvre le bouquin pour y trouver la citation.

— Tu es écrivain et tu ne connais pas cette phrase ? demande Ellies.

— Justement, j'écris, mais je lis peu. Encore moins des auteurs français.

— Chaque fois que je contemple l'immensité sombre et sépulcral de l'univers, je suis partagé entre la peur et l'admiration. Les abimes stellaires ne sont-ils pas la balance parfaite entre beauté et fatalité ? Insaisissables et cruels, récite Irwin.

— C'est une magnifique citation de mon cru, répond Marcus.

— "L'odyssée des irréelles", page cent-trente-deux, ajoute Irwin. Ce sont les mots du capitaine Reexa envers son fils, lorsqu'il rentre sur sa planète et le rencontre pour la première fois.

Irwin sourit à Marcus dont l'expression faciale ne cache rien de sa surprise.

— J'y pense à chaque fois que je regarde le ciel nocturne.

— Alors, vous lisez mes œuvres ?

— Remerciez Jebediah, sans lui, je ne les aurais probablement jamais découvertes.

Ému et touché par cet échange inattendu, Marcus se rend compte à quel point il a toujours dévalorisé son travail. Depuis quand ne s'est-il pas rendu à une séance de dédicaces ou une convention ? Depuis combien de temps n'a-t-il pas donné d'interview ou simplement discuté de son œuvre ? Ces années renfermées sur lui-même sans jamais quitter son appartement, on fait de lui un monstre d'égoïsme, aux préjugés faciles, le poussant jusqu'à se voir comme une vulgaire machine à écrire sans âme.

Et ma femme, dans tout ça ? pense-t-il avec amertume.

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