La Bête
Les passants se retournent sur le chemin de la centauresse, lui jetant des regards méfiants, tout en écartant leurs enfants de sa route.
Mais elle les ignore, trottant calmement, jusqu’à arriver à l’atelier local.
À l’intérieur, elle se dirige vers un Elfe menu, agenouillé sur une mosaïque réalisée au centre du lieu.
Sans se préoccuper de le faire sursauter, elle lui tapote sur l’épaule.
« Hey, p’tit. Où est Hurgh ? »
Le jeune prêtre artisan avale sa salive, avant de bredouiller : « I…il est occupé… euh… ma… madame ! »
« Dans ce cas, interromps-le ! Dis-lui que Thérésa est là. »
L’autre s’enfuit aussitôt dans les entrailles du bâtiment, sans demander son reste !
La visiteuse patiente donc, lorgnant la mosaïque non finie.
La silhouette de Cliclac, l’inventif dieu de l’imagination et du repos se profile déjà, constitué d’une myriade de morceaux de verres colorés.
Alors qu’elle en fait le tour, elle constate qu’une illusion d’optique donne l’impression que les bras multiples du dieu adoptent une position différente en fonction de l’endroit depuis lequel on les regarde…
« Un avis, ma chère ? » questionne une voix grave et basse à côté de la centauresse, qui sursaute !
Alors qu’elle baisse les yeux, elle tombe nez à nez avec le visage ridé de Hurgh’Erh, prêtre de Cliclac.
Celui-ci sourit de ses dents jaunes, visiblement content d’avoir surpris sa si orgueilleuse visiteuse.
« T’aurais-je fait peur, pouliche ? »
« Arg… Cesse de te vanter, espèce de vieux radis surdimensionné ! »
« Eheh… considère cela comme une punition pour m’avoir dérangé pendant que je travaillais. »
Thérésa soupire bruyamment, émettant un son proche d’un grognement de cheval.
« Inutile de m’assommer avec tes inventions soi-disant fascinantes ! Il n’y en a qu’une seule sorte qui m’intéresse. »
« Tu viens pour ta révision d’avant embarquement ? »
« Pour quoi d’autre ? Crois-moi, j’ai mieux à faire que de me salir les sabots dans cet antre de grosses têtes matérialistes. »
« Alors, ne perdons pas davantage de temps. Suis-moi. »
Il la précède dans les couloirs du temple/atelier, jusqu’à arriver à une lourde porte fermée, qu’il ouvre d’une succession de manipulations complexes sur les différents verrous.
« J’ai l’impression que tu ajoutes une sécurité à chacun de mes passages. »
« Qui sait ? Il y a peut-être un lien de cause à effet ? Je vends toujours certains de mes cadenas, si ça t’intéresse, d’ailleurs. »
« Pas cette fois. »
« Comme tu voudras ! »
Ils entrent dans la pièce, dont le centre est occupé par une grande table matelassée, et aux murs de laquelle pendent des membres métalliques de toutes formes et tailles.
« Prends donc place ! Je t’en prie ! » claironne joyeusement Hurgh’Erh, alors qu’il referme derrière sa cliente, avant de foncer vers ses créations.
La centauresse pose son sac sur l’un des établis, puis allonge ses jambes d’équidé sur la table, ne laissant prendre que sa patte avant gauche, qui est recouverte par un bandage.
L’Elfe plie sa grande stature sur un tabouret à roulette, dont il manipule la hauteur, avant de défaire le bandage.
En dessous, se révèle un membre artificiel mélangeant bois et acier.
« On commence avec ta prothèse de ville ! Alors, dis-moi tout ! »
« L’articulation du bas grince. »
Il chausse des lunettes avec des lentilles grossissantes mobiles, puis retire doucement le membre, qu’il inspecte sous toutes les coutures.
« Oui… je vois le problème. Un joint qui vieillit. »
Hurgh’Erh bondit à ses outils, s’activant sur la jambe.
« Et sinon ? Comment ça se passe sur le Scolopendre ? »
« Il flotte bien… Et il pille bien. »
Elle sourit, alors qu’elle repense à quelque chose connu d’elle seule, et qui semble la mettre particulièrement en joie.
« La piraterie te réussit toujours autant, je vois. »
« Ne t’inquiète pas, je te paierais, vautour végétal. »
« Ça… le jour où je devrais te faire crédit n’est pas venu ! »
Il revient à sa patiente, replaçant la jambe à sa place.
« Allez, debout ! Essaie-moi ça. »
La pirate fait un tour de pièce, testant plusieurs mouvements et vitesses, puis retourne sur la table.
« Parfait. »
« Comme toujours ! …On passe au plat principal ? »
« Oui. Il est dans mon sac. Je crois qu’il y a du sang qui a grippé certaines articulations. Et profites-en pour re-aiguiser les lames. Tu es plus doué que mes gars pour ça. »
L’Elfe lui jette un coup d’œil scandalisé, « Tu as laissé tes brutes tenter d’aiguiser l’un de mes bébés ?! », puis se précipite sur le sac dont il sort une jambe d’acier.
Celle-ci imite la forme fuselée d’une patte de dragonnet-marin.
Il colle ses verres grossissants aux griffes, alors qu’il émet une série de marmonnement désapprobateur.
« Travail de cochon… barbare… pas foutu de s’occuper d’une arme… une honte… Qu’Arpagnosis leur coupe les doigts et Cliclac abandonne leur nuit… »
« Arrête de pester et fais ton boulot, espèce d’asperge précieuse. »
Hurgh’Erh n’arrête pas pour autant de rouspéter, mais il se met au travail.
Il démonte et remonte le membre, inspectant chaque partie.
Il change ce qui nécessite de l’être.
Puis retire les griffes, qu’il aiguise avec de petits outils appropriés pour cet ouvrage minutieux.
Plusieurs poignées de minutes plus tard, il revient vers la centauresse, à laquelle il installe la prothèse.
« Marche. » Commande-t-il, alors qu’il s’essuie le front, ce qui lui laisse une marque noire sur sa peau pâle.
La pirate s’exécute, réitérant ses tests précédents, quoique plus longuement cette fois.
« Satisfaite ? »
« Parfaitement. »
« Bien ! Reviens là, que je te remette ta prothèse de ville. »
Quand la Centauresse regagne les quais, sa bourse est plus légère, mais elle est satisfaite.
Elle pousse un sifflement strident entre ses doigts devant un bateau, dont les marins ne tardent pas à lui présenter une large planche d’embarquement.
De retour à bord du Scolopendre, Thérésa la Bête, capitaine de l’un des trois navires pirates les plus redoutés de cette partie des océans, sourit de toutes ses dents.
« On remet les voiles, tas de ruminants ! …On a d’autres bipèdes stupides qui n’attendent que notre arrivée pour être pillés. »
Les centaures qui constituent son équipage rugissent d’approbation à cet ordre.
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