Chapitre 2 - L'insaisissable volupté
Combien de temps Julien resta t-il captivé par l'incroyable symphonie de couleurs, par le mariage subtil entre la pénombre du premier plan et la lumière irréelle de l'arrière-plan qui inondait de chaleur le buste nu de la créature marine perchée sur son curieux rocher en bois, par l'étrange impression de flottement dans un air plus dense qui se dégageait de cette scène onirique, suspendue dans l'éternité d'un instant magique ? Il ne sut le dire...
Il avait été submergé par une vague de sensations et de sentiments.
Un frisson extatique l'avait saisi tout entier.
Sans s'en rendre compte, il avait retenu son souffle, de peur peut-être de se noyer dans cette œuvre singulière.
Puis son cœur s'était emballé, l'émoi grandissant en son sein.
La douceur, la volupté, l'émerveillement, la mélancolie, le tourment s'étaient entremêlés. Et à la fois autre chose, un sentiment ineffable...
Un malaise impalpable s'installa. Cette main tendue comme à regret vers la fenêtre, figée en plein élan, témoignait-elle de son désir de vivre à la surface ou, au contraire, de sa résignation à la crainte qu'elle n'y avait pas sa place, malgré sa fascination pour ce monde inconnu, inatteignable ? L'indéchiffrable expression de son visage de madone le plongeait dans la perplexité.
— Tiens, d'où sort ce tableau ? Je ne l'ai jamais vu...
La voix étonnée de sa mère fit sursauter Julien, qui revint brutalement à la réalité.
— Mamie l'a fait encadrer hier, si on en croit la date inscrite sur son registre. Elle ne t'a rien dit non plus ?
La blonde cinquantenaire en tailleur chic et escarpins fronça les sourcils.
— Non, c'est bizarre. D'habitude, elle me parle de ses toiles en cours, quand elle ne me raconte pas toute leur genèse !
Julien perçut une pointe de sarcasme dans sa réponse. Aînée de la fratrie et n'étant dotée d'aucun talent particulier, Élisabeth avait consacré énormément de temps à l'étude théorique de la peinture pour attirer l'attention de sa mère, l'inciter à partager avec elle sa passion viscérale – alors qu'aucun de ses cinq frères et sœurs ne s'y intéressaient guère – et susciter sa fierté par l'étendue de ses connaissances. Déterminée à lui prouver sa valeur, elle était même devenue historienne d'art et critique pour un célèbre magazine consacré aux beaux-arts.
Ce secret emporté dans la tombe constituait à ses yeux la pire trahison qu'elle eût pu concevoir.
Les lèvres pincées, Élisabeth prit le journal des mains de son fils, en lut la dernière ligne manuscrite et poussa un soupir exaspéré.
— Et bien sûr, il a fallu qu'elle en note le moins possible ! Elle qui adore se répandre en détails... Ça ne lui ressemble pas, conclut t-elle d'un ton sec, péremptoire.
D'un geste dramatique, elle reposa le livre sur la table.
— Tu connais cette Esther ? demanda son fils avec espoir.
— Penses-tu ! Maman n'a même pas daigné m'annoncer qu'elle s'était trouvé une nouvelle muse.
Élisabeth examina d'un œil expert la toile dans ses moindres détails, puis s'en détourna et quitta l'atelier.
— Je dois bien l'admettre, c'est un véritable chef-d'œuvre, affirma t-elle à Julien, qui lui emboîta le pas. Charles saura peut-être qui est cette Esther...
— Charles ?
— Mais si enfin, Charles ! répliqua sa mère d'un ton légèrement agacé et plein d'évidence. L'ami galeriste de mamie, celui qui a organisé son exposition cet été.
— Ah mais oui ! s'exclama Julien qui, décidément, n'avait pas la mémoire des noms. Tu sais à quelle heure il ferme la galerie ?
Sa mère s'arrêta net, se retourna et le scruta avec sévérité. Julien déglutit, préoccupé par son silence. Il n'aimait pas cette attitude, ce regard auquel il avait droit, enfant, chaque fois qu'il disait ou faisait une bêtise. Il se sentit pris en faute et se morigéna de penser à sa petite enquête avant sa famille, qui avait prévu de se recueillir le soir-même.
Le visage d'Élisabeth s'adoucit néanmoins à la vue du tableau accroché derrière son fils. Il représentait "Le Magnanime", un dragon blanc au regard d'acier, acéré, qui trônait au sommet d'une montagne étincelante de toiles entièrement peintes à la feuille d'or, entouré par une assemblée d'humains aux yeux lactescents qui semblaient implorer sa grâce.
— Il ferme à 19h, répondit enfin Élisabeth en se dirigeant vers le salon d'un pas décidé. Tu peux lui proposer de se joindre à nous ce soir. Après tout, il fait un peu partie de la famille...
— D'accord, je fais au plus vite, promit Julien, autant surpris que soulagé par la tournure de la conversation.
Il se hâta d'enfiler chaussures et manteau, puis sortit. Dehors, le soleil avait déjà disparu à l'horizon et la neige tombait à gros flocons. Julien marcha à grandes enjambées vers la galerie d'art, située à quelques rues de là.
Le tintement clair d'un carillon annonça son entrée.
— Bonsoir monsieur. La galerie ferme bientôt ses portes.
Le vieil homme aux cheveux blancs occupé à feuilleter un catalogue à son comptoir, de petites lunettes cerclées d'argent en équilibre au bout du nez, leva la tête vers le visiteur qui s'avançait vers lui et s'exclama :
— Julien ! Quelle surprise !
Ce dernier serra chaleureusement la main tendue par-dessus le comptoir.
— Ma mère m'envoie vous dire que vous êtes le bienvenu chez nous ce soir, pour la veillée...
— Je me joindrai volontiers à vous pour honorer la mémoire de ma chère amie, déclara Charles avec solennité. Une bien triste nouvelle que son décès... Au moins est-elle partie paisiblement.
Incapable de se contenir plus longtemps, Julien aborda le sujet qui le hantait d'une voix quelque peu hésitante :
— Vous connaîtriez, par hasard, une certaine Esther ?
Les yeux du galeriste s'écarquillèrent de stupéfaction, puis l'inquiétude assombrit son visage parcheminé.
— Pourquoi me poses-tu cette question ? D'où tiens-tu ce nom ?
— Je l'ai lu dans le registre de mamie...
— C'est bien malin, grommela Charles, presque pour lui-même en refermant brusquement son catalogue. Élise ne voulait pas que cela se sache. Pourquoi l'a-t-elle noté dans son registre ?! Elle a pourtant dit qu'elle préférait garder le secret, que personne ne pourrait comprendre...
— Quel secret ? s'alarma Julien.
— Allons bon ! Ne va pas t'imaginer des choses que je n'ai pas dites, le reprit le vieil homme tandis qu'il contournait son comptoir pour le rejoindre. Élise a eu en quelque sorte le "coup de foudre" en rencontrant Esther, cet été lors de l'exposition, et en a fait sa muse. Une fille belle comme un cœur mais assez... particulière.
— Particulière ? répéta Julien, qui n'était pas sûr de comprendre. Pourquoi voulait-elle garder tout ça secret ?
— Écoute, soupira Charles en posant une main paternelle sur l'épaule du jeune homme, j'en sais moi-même bien peu sur cette histoire, sinon que cette fille obsédait Élise au point qu'elle a peint ce tableau... bouleversant, je dois l'avouer. Je n'arrivais pas à le quitter des yeux quand elle m'a confié le soin de l'encadrer. Je croyais entendre son chant émaner de la toile pendant la nuit...
— Vous savez où je pourrais la trouver ? insista Julien, désemparé que sa piste s'achève si tôt.
Charles le transperça de son regard d'acier.
— Si ta grand-mère n'en a parlé à personne de son vivant, c'est qu'elle avait ses raisons, objecta celui-ci alors qu'il raccompagnait le jeune homme vers la sortie. Tu ferais mieux de respecter son intimité, au moins pour honorer sa mémoire...
Julien se sentit acculé. Charles semblait se méprendre sur ses intentions.
— Je regrette de ne pas lui avoir téléphoné plus souvent, murmura Julien, la tête baissée, l'air contrit. J'étais tellement pris par mon travail à l'autre bout du monde que je n'ai pas vu le temps passer... J'aurais seulement aimé partager davantage avec elle, au moins de manière indirecte. Évoquer son souvenir avec celle qui l'a côtoyée dans ses derniers instants. Prolonger encore un peu sa présence...
Sa voix se brisa sous le poids de la douleur qui lui tenaillait le cœur et lui serrait la gorge. Charles s'arrêta devant la porte d'entrée. Son visage s'était radoucit. Une profonde tristesse inondait ses yeux.
— Moi aussi, j'aurais tant aimé la voir plus souvent, souffla-t-il. Ta grand-mère s'est coupée de tout et de tout le monde quelques jours après le vernissage, juste après avoir rencontré cette fille. Je me suis dit que c'était une passade, qu'elle avait besoin de repos et de solitude pour se ressourcer et cultiver l'inspiration avant de peindre ses prochaines toiles. En quatre mois, elle n'est venue me voir que deux ou trois fois, le temps de prendre un café et de me parler de ses travaux préparatoires. Je ne l'avais jamais vue aussi enthousiasmée, voire euphorique. Mais à chaque fois que je l'interrogeais sur Esther, elle éludait le sujet.
Julien l'écoutait, suspendu à ses lèvres. Jusqu'ici plein d'espoir, sa déception fut d'autant plus cruelle.
— La triste vérité, c'est que j'ignore tout de cette Esther...
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