Chapitre 12
Fen
J'annonce : ces gonzesses ne sont pas prêtes. Clairement pas prêtes. Quand je pense que Zi a demandé à Armin de charger la Grosse Bertha. Ça va être une telle boucherie ! J'en ai mal pour elles. S'ils peuvent exulter leurs tensions de cette manière les zozos, je dis pas non, moi. Mais bon... égoïstement j'aurais quand même bien aimé qu'il en reste quelque chose des vulves guerrières.
De toute façon, j'ai pas mon mot à dire. Je ne suis qu'un foutu intendant, moi, pas une charge de pure offensive comme un Grimm ou un Wolf. Je dois rester près de mes responsabilités : le convoi. Et le protéger coûte que coûte.
Il y a des jours où ça me frustre. D'autres où ça me soulage. À présent que je viens de voir la première vague se faire rétamer façon « tu me respectes » en deux deux, je peux vous dire qu'aujourd'hui, je me sens dans le deuxième cas de figure.
Même Zi n'en mène pas large en voyant ça. Il enfourche sa Solex, une AK et ses lames. Il se retourne vers moi. Pas de sentimentalisme – quand t'y vas, t'y vas – juste des ordres.
— Fen, protège le front nord. Elles vont vouloir attaquer le canon par là.
Ce qui serait logique, vu qu'au sud, la bande survoltée de Grimm les aligne. De l'autre côté, la team Wolf semble douiller sévère, en revanche. Mais pour le moment, je m'inquiète pas trop. Armin se prépare à charger un nouveau missile.
— Tu te trompes pas cette fois, c'est le truc avec une tête de bite qu'il faut charger, pas Luth !
Et comme d'hab, Armin va me gueuler en retour la sempiternelle réplique : « Y'a une différence ? ». Je sais, c'est usé jusqu'à la corde comme vanne, mais ça marche toujours très bien. Pas cette fois. En guise de réponse, je reçois l'écho d'un tir de sniper et le crâne explosé d'Armin en plein milieu de mon champ de vision.
Ok, j'ai compris. Il est l'heure de passer aux choses sérieuses, n'est-ce pas ? Je laisse pour plus tard mon admiration pour ce tir magnifiquement cadré – la chance du débutant ? – et me mets à couvert derrière les remparts de tôles mobiles, montés en prévision.
Elles sont une vingtaine à foncer en caisse. Et d'autres les rejoignent avec nos propres bécanes, ramassées sur nos cadavres, pour prendre le convoi en étau. Bon programme. Avec Orobos, Ari, Alvin, Talinn, Demeter, Darek, Luni, Gregor et le reste des moins combatifs de la bande, on mène une défense pas piquée des hannetons. Si on doit y passer, ce sera en en emportant au moins le double !
— Grenade ! gueule Luni, paniqué.
J'ai vu. Elles visent le rail sur la remorque derrière moi. Pas con, les nénettes. Je dois rouler vers l'avant pour éviter le souffle de la fragmentation. Ça passe pour moi, pas pour Luni, je crois pas. Inconvénient : me voilà sorti de mon couvert. Tant pis, tant qu'on y est, au moins, profitons de l'angle de vue.
Je cible la miss qui s'amuse à nous lancer des engins explosifs sur la gueule – c'est quand même pas des manières qu'on emploierait nous, hein ? Une butch comme j'en avais jamais vu ! Ses biceps font la taille de mes cuisses et mes cuisses sont déjà des jambons. Même avec l'AK, je suis pas sûr de transpercer un blindage pareil.
Faut bien tenter. À défaut, je vise la tête et... Merde ! Pas assez rapide. C'est moi qui m'en mange une. Direct dans la poitrine. Je tombe, entraîné par le coup.
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Louve
Je suis sonnée. Je suis perdue. Qu'est-ce qui vient de se passer ? Je tousse. J'ai de la poussière coincée en travers de la gorge. Et une douleur aiguë dans le dos. À part ça, j'ai l'air miraculeusement intacte malgré les décombres autour de moi. Bashir... Il a eu moins de chance que moi. Seuls un bras et sa figure aux yeux exorbités dépassent des débris du pont.
— Louve !
La voix de Selmek m'appelle. J'essaye de répondre : « je suis là ». Ma gorge ne parvient qu'à émettre un nouveau toussotement. Cela lui suffit pour me trouver. Je parviens à me relever grâce à son aide. La douleur irradie dans toutes mes articulations, mais aucun os ne semble brisé. Je la mets de côté pour l'instant et m'occupe, avec l'aide de Selmek, de recenser les troupes restantes. La moitié de mon groupe a été balayée par l'effondrement du pont. Nos munitions sont perdues sous un mètre de gravats. Par chance, j'ai pu conserver mon M21 et deux chargeurs. Je les lègue à Selmek qui a dû abandonner son fusil sniper. Elle saura en faire meilleur usage.
— Ok, changement de plan, ordonné-je d'une voix poussiéreuse. Davi, Karima, Elis et Crob, on ramasse un buggy et on rejoint le groupe de Rana en attaque. Les autres, suivez Selmek et repostez-vous en défense derrière les décombres.
À ce stade de la Bérézina, je n'avais guère d'autre choix que d'improviser un plan B en tenant compte de notre armement réduit et des blessures diverses et variées. Les quatre que j'embarque ont récupéré des fusils mitrailleurs et se sont tirés indemnes du pont. Parquer tout le monde derrière les lignes de défense serait contre-productif dès lors qu'ils peuvent nous bombarder d'en face. Quitte à y passer, je préfère tenter le tout pour le tout et viser leur canon. Si au passage, je peux ficher balles entre les yeux de ces fils de chien, j'aurais au moins cette maigre consolation.
Davi se charge de la conduite pendant que Karima et Élis mitraillent sur les côtés pour nous frayer un passage jusqu'à leur convoi, un peu plus haut. Notre arrivée passe assez inaperçue : le groupe de Rana a déjà lancé l'assaut et la résistance semble vacillante en face. Logique. Les Rafales basent toute leur stratégie sur l'attaque. La défense est leur point faible.
— Rana !
Je la vois, au cœur de l'action. Ça ne m'étonne pas d'elle. Son corps bodybuildé s'élance élégamment pour envoyer une grenade sur leur artillerie lourde. Une belle action. Qui la laisse exposée ! C'est forcément à ce moment qu'ils choisissent de riposter en face. J'aperçois un petit homme trapu et barbu rouler et viser Rana de son fusil. Je saute du buggy et ai à peine le temps de le viser avant de lui tirer dessus.
Ouf ! La balle touche quand même. Il bascule à terre. Par réflexe, je cours vers Rana. Maintenant que j'ai quitté le buggy, je me sens seule et vulnérable.
— Merci Louve, me dit-elle une fois que je suis à sa hauteur, tu n'as rien ?
— Tout va bien. Finissons de nettoyer les alen...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase. Le bruit d'un tir retentit tout prêt, suivi d'une douleur fulgurante transperçant mon cou. Je lâche mon arme et porte mes mains à ma gorge. Rouge de sang. Ça vire au blanc devant mes yeux. La dernière chose que je vois ? Les traits choqués de Rana s'évanouissant dans les derniers rayons de soleil.
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Fen
Merci Luth ! Dire qu'il y a une heure je me suis foutu de ta gueule alors que tu nous rappelais d'enfiler armures renforcées ou gilets pare-balles... Sans ça, je serais sûrement plus là pour en parler. La balle s'est logée juste dans le revêtement. Je me redresse encore un peu sonné, mais suffisamment sur le qui-vive pour voir que les deux gonzesses se sont rejointes à quelques mètres de mon pif. Si j'agis pas le premier, elles me feront pas de cadeau.
Par chance, elles sont trop occupées à papoter pour me remarquer. Je relève mon flingue et j'en dégomme une. Et là, je ne sais pas pourquoi, j'ai bloqué. Pourquoi je n'ai pas shooté dans la foulée celle qui me jetait sans civilité des grenades à la figure auparavant ? Quoi qu'il en soit, elle a le temps de réagir et de me braquer aussi.
Nous voilà bien malins, à présent, en Mexican stand off. C'est à celui qui appuiera sur la gâchette en premier et paradoxalement ni elle ni moi n'osons par peur de recevoir l'extrême onction le premier. On se dévisage un peu comme des ahuris, je l'admets.
C'est finalement l'intervention de Talinn qui met fin à ce dilemme alors qu'il se rapproche dans son dos, révolver pointé sur elle façon : « Rends-toi Micheline et nous épargnerons ta vie ! » Pendant un instant, j'ai cru qu'elle allait se retourner pour lui coller un plomb. Après tout, je peux concevoir qu'elle ait moyen envie de se rendre, alors que le cadavre encore chaud de sa copine git à ses pieds. Mais elle le fait. Elle lâche son pistolet et lève les mains.
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Sara
Je tremble par tous les muscles de mon corps. Où que je me faufile, je ne vois que sang et explosions jaillir par tous les axes. Je suis terrorisée et j'aimerais pleurer, mais j'ai une mission à accomplir. La colonie compte sur moi. Je me dois d’être une logisticienne infaillible. Je cours de checkpoint en checkpoint, mes grosses besaces me cinglant les épaules, pour ravitailler en munitions, premiers soins et messages. Le travail est de toute haleine. Pas le temps de se déconcentrer. Pourtant, je rêve d'une pause loin de cette folie.
Alors quand j'aperçois Selmek, vaillant, mais éprouvé, je grappille égoïstement quelques secondes à ses côtés. Je lui dépose la lourde caisse de munitions et lui tends une gourde d'eau.
— Merci, souffle-t-il, en nage après avoir descendu la moitié du contenu.
— Tu tiens le coup ?
— Ça chauffe pas mal, mais on a réussi à les repousser.
Il avise ma deuxième sacoche.
— T'as des compresses là-dedans ?
— Quelques-unes, oui...
— Athos s'est fait toucher, il pisse le sang. Tu crois que tu te pourrais le panser et l'évacuer pendant que je te couvre ?
Pour toi Selmek, tu sais que je serais prête à foncer tête baissée sur le champ de bataille si cela pouvait t'aider. J'accepte sa demande sans réfléchir. Ce n'est qu'une fois que j'avance dans son sillage que je réalise que je n'étais peut-être pas prête pour ça. Les échanges de tirs sont si sonores que j'ai l'impression que je vais recevoir une balle perdue à chaque pas. Je me focalise sur le dos puissant de Selmek, à la fois bouclier et guide, pour continuer à avancer bravement.
J'entends les gémissements d'Athos avant de le voir. Il est salement touché au ventre. Je ne sais pas s'il sera capable de marcher, mais je dois essayer, au moins parce que Selmek compte sur moi tandis qu'il s'avance pour nous préserver de toute menace qui s'aventurerait vers nous.
— Tiens bon Athos !
Je dégaine mes morceaux de ouate et de mesh et m'apprête à les comprimer fort sur sa blessure. Je vois qu'il essaye à tout prix de me dire quelque chose, mais je ne comprends pas ses paroles.
— Qu'est-ce que tu dis ? lui demandé-je en rapprochant une oreille.
Ses yeux s'ouvrent de frayeur et son doigt se lève tremblant pour pointer un point par-dessus mon épaule. Je me retourne et me retrouve face à une silhouette inconnue. Trop tard. Elle m'attrape, enserre mes épaules d'un bras et me colle un pistolet sur la tempe. Je hurle de frayeur à la sensation glacée du canon contre ma peau.
Selmek se retourne aussitôt.
— Je la buterai avant que t'aies le temps de me buter, alors pas un geste ! crie la voix contre mes oreilles.
J'ai rarement vu le visage de Selmek se peindre d'une colère aussi sombre. Il obtempère et je suis paradoxalement soulagée de le voir baisser son arme, quand bien même ma déraison aurait souhaité le voir jouer les héros pour me porter secours.
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Luth
J'ai tenu en équilibre sur le fil de ma chance jusqu'à présent. Est-ce aujourd'hui que je vais chuter ? Ils m'ont collé en première ligne. Ça ne m'a pas étonné. Sous couvert d'acte de bravoure, cela reste quand même la position qu'on octroie à ceux dont on n'a plus besoin. J'ai râlé intérieurement, mais je m'y suis attelé sans broncher. Je n'ai pas vraiment la possibilité de refuser de toute façon. Pour autant, est-ce que j'allais foncer comme les autres abrutis boostés aux amphétamines ? Non. J'ai suivi docilement, en retrait, zigzaguant sans jamais m'engager frontalement. Quand elles ont ouvert le feu de tous les côtés, j'étais terrorisé. Alors j'ai adopté la tactique du mort. J'ai couché, fait glisser ma moto et me suis immobilisé dessous.
Plus personne n'a fait attention à moi. Je guettais d'un œil distrait les mouvements. Quand j'ai vu l'agitation se déplacer, je me suis relevé et dirigé vers les berges où les hautes herbes offraient un camouflage naturel.
Je ne peux pas rentrer au convoi comme ça. Déjà parce qu'ils ne manqueront pas de m'épingler pour ma lâcheté si je reviens la queue entre les jambes, et de toute façon, je suis désormais derrière les lignes des Vautours. Je me vois mal arriver dans leur dos, leur taper sur l'épaule et leur demander de gentiment me laisser passer. À moins que...
À plat ventre dans les herbes, j'observe le ballet des tireurs se relayant, reculant face aux nouvelles vagues, puis regagnant du terrain petit à petit. Près de mon point de vue, la zone s'est vidée après que Daib et ses boys l'aient lessivée de tirs, avant de repartir comme d'infernales comètes, laissant derrière elles une traînée de brasiers.
Deux individus reviennent finalement dans la zone. Un tireur pour les couvrir et une médic. Le tireur ne regarde pas dans ma direction. Logique, la menace est normalement circonscrite de ce côté, avec leur barrage en amont. C'est ma chance !
Je tente de me redresser sur les avant-bras. Mes coudes tremblent comme sous l'effet d'un séisme, mais je persévère. Mon désir de survivre à cette bataille me shoote à l'adrénaline et je puise des réserves de courage insoupçonnées en moi.
Je me place dans le dos de la jeune fille, agenouillée devant un cadavre en devenir, et la saisis par les épaules. Elle est suffisamment menue pour que même mon bras peu épais fasse le tour de sa poitrine. Hélas, elle crie immédiatement et le (ou la ?) molosse, qui la couvrait quelques mètres devant, réagit aussitôt en nous braquant.
J'ai mon Sig Sauer collé contre la tempe de la fille. Il le voit bien en face. Et il flippe autant que moi. Enfin presque autant que moi. Mes genoux tremblent, ma main aussi, mais ma tête sait que j'ai l'avantage.
— Je la buterai avant que t'aies le temps de me buter, alors pas un geste !
J'essaye de donner de la consistance à mon cri. Peu crédible. Mais il se range en face. Il a l'air de tenir suffisamment à elle pour se dispenser d'encourir le moindre risque. Alors je recule avec la fille dans les bras. J'ai plus de deux cents mètres à parcourir ainsi avant de revenir au camp. Par chance, elle ne me ralentit guère, l'arme sur sa tempe la motive probablement à suivre le rythme. Je passe devant leur ligne de tireurs et entends, satisfait : « Baissez vos armes ! Il tient Sara ! »
Sara... Je ne te connais pas, mais merci : tu assures mon passeport vers la survie. Pour le moment.
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Os
Des centaines d'images se superposent plus rapidement que les informations que mon cerveau est capable d'encaisser. Par là-bas, un enfant pleure pour son papa, de l'autre côté, une guerrière veut venger sa famille, par ici, un avant-poste se demande comment affronter la mort avec stoïcisme, puis un autre a le ventre assailli de douleur et se demande s'il pourra aller se vider avant l'assaut.
— Os ! Tu es avec nous ?
Je me fais violence pour rapatrier ma conscience parmi les présents. Rien de ce qui se trame tout autour n'est propice à mon bon fonctionnement. Des centaines de vécus, de pensées, d'émotions fortes à l'approche d'un évènement décisif pour leur vie d'humain se nouent en moi et m'étouffent. J'ai l'impression de nager à contre-courant dans une mer en pleine tempête, de ramper sur une pente boueuse qui ne cesse de me faire glisser toujours plus bas. Je cherche Selmek comme une ancre à laquelle me raccrocher. Puis je fais le vide, je prends appui, je prends conscience de mon corps et le force à respirer profondément. Enfin, je suis prêt à ouvrir les yeux.
— Oui, dis-je à Marika, ils arrivent.
Comment les appeler ? Anciens camarades ou bourreaux ? Je n'arrive pas à déterminer quels liens je peux éprouver avec ces individus que mon vaisseau de chair a côtoyés par le passé, sans que mon esprit ne se soit jamais senti effleuré de leur présence. Et pourtant, au moment même où je constate cela, ma conscience se pique à celle de Zilla et une flopée de sentiments contradictoires s'emmêle à son égard.
Il fait charger le canon à longue portée. Avant de prévenir Marika, je vise les premières concernées. Sur le pont. Message d'alerte, impulsion de danger, je crie même, en doublon, à voix haute : Fuir ! J'ai l'impression que cela marche. En partie. Certains cerveaux sont moins réceptifs que d'autres à mes intrusions. De toute façon, la brigade qui occupe le centre, celle de Louve, n'aura pas eu le temps de quitter l'espace. Les premières pertes.
J'ai beau me sentir anesthésié et partiellement indifférent à ces lueurs de vie que je viens de sentir s'éteindre, mon corps frémit sous le coup d'émotions indistinctes.
J'oublie cela vite. Ne pas se laisser distraire. Se concentrer sur sa fonction. Je ne suis plus qu'un outil, un point relais, un émetteur-récepteur entre Marika et les différentes troupes éparpillées. En tant que tel, je remplis mon rôle, je n'ai pas à penser à mon indéniable responsabilité dans le carnage qui se déroule sur cette scène. Quelle importance revêt-elle au juste parmi les grandes ficelles qui régissent ce monde ? Je sens des enjeux et des desseins autrement plus capitaux se jouer sur d'autres plans. Cette bataille n'en perturbera pas plus le cours qu'une brise légère.
Je reste neutre. Inhumain. Absent autant que présent. Rien ne me détournera...
Un cavalier solitaire descend le lit du fleuve mort. Troquant son fusil pour un glaive, il fauche et soulève des arcs de sang dans son sillage. Ces mouvements, graciles, presque hypnotiques, sont soudainement interrompus par la balle que Marika loge habilement dans sa roue avant. Le destrier bascule, le motard avec. Son casque ébréché roule sur le côté et de son crâne touché coule un fin filet rouge qui souille le blond de ses fins cheveux. Il se relève, son regard avec. Il croise le mien.
Mon socle de rationalité, mon investissement dans le présent, mon détachement émotionnel et surtout, mon individualité que je m'efforçais de consolider chaque jour... Je sens tous ces efforts s'effriter, et même, voler en éclat alors que je me retrouve face à ce passé pas si lointain. Alors que je redécouvre sa psyché sous un nouveau jour.
Il pense à moi, je pense pour lui.
Marika s'élancerait sur nous. Elle dégainerait sa lame et frapperait d'estoc. Mais nous aurions paré avec notre glaive, plus court. La cheffe, vive et enflammée, ne se débinerait pas et relancerait aussitôt d'un revers ajusté sur le flanc droit. Là encore, le coup, trop prévisible, se verrait arrêté, puis contre-attaqué. Mollement. Marika esquiverait en face. Alors nous réagirions avec plus d'énergie, passant de la défense à l'attaque. Chacune de ses parades serait anticipée et esquivée. En combattante chevronnée, elle lutterait au même niveau, mais ses coups calculés à l'avance et évincés la desserviraient. Un nouveau coup d'estoc habilement esquivé laisserait son dos à merci. Alors nous trancherions en transversal. Elle s'écroulerait dans la boue sèche et nous lui planterions notre lame à travers sa poitrine.
— Non !
Un hurlement tranche mes oreilles. Derrière moi, Delvin court à en perdre haleine. Vers le duel dont l'angle vient subitement de changer. Je vois alors Zilla debout, essoufflé, son glaive ensanglanté qu'il retire tout juste du corps sans vie de Marika.
Delvin stoppe sa course, le temps d'ôter de sa ceinture son uzi, et de tirer une salve vers Zilla. Une douleur fulgurante traverse mon épaule. Je la ressens dans ma chair, qui torpille et déchire tout en lambeau sur son passage. Elle me plie et me met à genoux. Je réalise que je viens de prendre sur moi la sensation de l'impact de la balle qui vient de toucher Zilla. Je réalise la dangerosité de la connexion impie que j'avais nouée à lui quelques instants plus tôt.
Je coupe net.
Lui court hors de portée des tirs de Delvin. Par chance, une autre moto s'était échouée non loin. Zilla l'écarte du corps à qui elle appartenait plus tôt et la fait sienne en la chevauchant. Puis, il roule vite et loin.
Delvin ne cherche pas à le maintenir en joue. Elle court jusqu'au corps de Marika et constate qu'elle arrive trop tard. Elle s'effondre dans un cri de douleur que je ressens plus vivace encore que la balle fantôme dans mon épaule.
J'ai l'impression de revenir à moi, peu à peu, de redécouvrir, hébété, les bruits d'affrontements, les cris, les peurs et la sueur qui saturent l'environnement. La peine de Delvin me vrille la tête et me ramène à ma propre implication.
Zilla a tué Marika. Non, j'ai tué Marika ?
Je suffoque et tremble. La bile remonte dans ma gorge. Même si je ne démêle pas encore bien ce qui vient de se passer, je crois le comprendre inconsciemment. Je me relève et titube. Je ne peux plus rester ici. Plus maintenant. Je dois partir, vite et loin. J'entends des appels sur le chemin. Certains prononcent mon nom, d'autres se demandent pour eux-mêmes ce que je fabrique. Si je le savais moi-même.
Une main s'interpose et m'arrête physiquement.
— Os ! Tu vas où comme ça ?
C'est Hector qui le demande. Peut-être aurais-je pu, par égard pour lui, lui livrer quelques explications. Je n'en ai pas la force. Tout juste celle d'articuler faiblement :
— Laisse-moi, s'il te plaît.
La figure qu'il aura vue sur moi lui aura probablement fait peur, car il libère mon bras et n'insiste pas davantage.
Je continue à m'éloigner du pont en ruine, errant dans les décombres de l'ancienne ville, sans vies et sans âmes. Petit à petit, les consciences se dénouent de la mienne avec la distance et je finis par retrouver un vide aussi terrifiant qu'apaisant.
Ce paysage autour ne m'évoque qu'un décor en papier mâché, ces vies qui périclitent, des pions sur un immense plateau de jeu. La conscience toujours plus ténue que notre place n'est pas ici m'assaille et m'irrite comme un moustique un peu trop vaillant. Pourquoi avoir sauvé la vie de Zilla, en ce cas, si elle ne vaut rien ici ?
Le déclic du cran d'une arme qui se débloque, puis la conscience aiguë d'une présence dans mon dos. Je me retourne et réalise qu'un importun vient rompre ma solitude, pire, ma tranquillité alors qu'il me braque avec un six-coups.
— Je te fais une fleur, en fait. C'est un mort qu'elles accableront de la responsabilité de ce massacre !
Je n'avais même pas besoin de le scanner pour savoir qu'Allan était résolu à appuyer la gâchette. J'avais attisé sa rage et sa jalousie en accomplissant des faits au-delà de ses limites obtuses. « Il n'y a pas de place pour deux mateurs par ici. »
Et pourtant, nous essayerions d'appuyer sur cette gâchette. Nous insisterions tant bien que mal, mais c'est comme si le doigt refusait de se plier. Pourtant, Os en face ne bougerait pas d'un pouce, ne fléchirait pas le moindre muscle, comme s'il savait qu'il n'avait rien à craindre de cette piètre menace. Alors nous verrions nos mains trembler si fort que l'arme en tomberait par terre. Nous sentirions une secousse si forte dans notre tête que la vision en chavirerait et se flouterait. Une douleur si forte nous transpercerait le crâne qu'on l'enserrerait à deux mains, comme pour le fracasser. Mais rien n'y ferait. Il continuerait à se fissurer de l'intérieur. La bouche s'ouvrirait, mais des cris muets s'en échapperaient. Et alors, le voile flou de la vision s'éteindrait comme une lumière soufflée, et à l'isolement des sens, suivrait l'extinction de la pensée, puis de la conscience.
Je cligne des yeux plusieurs fois en découvrant, à terre, le corps d'Allan à quelques mètres de moi. Mort sur le coup. Je considère cette vision avec un certain détachement. J'ai retrouvé mon vide si apaisant qui appelle à d'autres horizons. Mon esprit s'élève loin de ce terrain. Je vois les dernières silhouettes des combattantes, des blessés retranchés et des enfants apeurés. Bientôt ils ne sont plus que de minuscules points. Je m'envole au-delà des déserts, au-delà des mers et des nuages.
Et je la vois. D'immenses étendues verdoyantes, des troncs épais et salivant de sèves, aux feuillages fournis et fiers, autant de couleurs que de variétés de fleurs et de fruits, des oiseaux qui chassent des nuées d'insectes... Je n'avais encore jamais vu ce genre d'oiseaux ailleurs que dans les livres d'Hector. Je me sens pris d'une incontrôlable euphorie. Je la sens redescendre en mon sein et exploser à trois cents soixante degrés. Elle se propage et contamine mon panorama. Oyez, admirez et ébahissez-vous : la Terre Promise existe !
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