Chapitre 18

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Sara

Je dilue encore un peu la soupe, comme Elric le préconise. Il faut bien cela pour avoir de quoi nourrir les cent dix-huit personnes qui composent désormais notre convoi. C'est moins de vies qu'avant la bataille de la ville au fleuve asséché, mais c'est encore beaucoup pour nos réserves amoindries. Nous avons campé une semaine dans les ruines, emportant tout ce que nous pouvions des alentours, dépouillant ces contrées de toute sa faune et flore comestibles dans la perspective de ce long voyage en terres xériques. Je n'ai pas exactement suivi pourquoi nous ne pouvions pas contourner la route difficile que nous empruntons actuellement, mais j'imagine que si cette dernière nous mène à la Terre Promise alors cela vaut bien quelques semaines à se serrer la ceinture.

Les prévisions de celui que tout le monde considère désormais comme « le prophète » s'avéraient une fois de plus exactes. Notre convoi avait quitté une zone marécageuse et irradiée pour atterrir sur un relief plat dont on devinait la topologie aride et sèche jusqu'à l'horizon. Il n'y avait rien d'autre. Cela faisait deux semaines que nous progressions ainsi, brûlant le carburant de nos anciens ennemis lorsque le vent faiblissait, car il n'était pas question de se stopper dans ces contrées hostiles et mortes.

Une main frôle mon dos. Je me retourne en sursautant et fais face à la figure taquine de Wolf. Je rouspète à son égard, pour la forme, boudant pour la fausse peur qu'il m'a causée et intérieurement ravie de sa visite. Sa main baladeuse remonte jusqu'à mes cheveux pour y désigner les fleurs séchées que j'avais attachées autour d'un ruban de cuir pour maintenir mes mèches en arrière.

— C'est joli ça, complimente-t-il.

— Les enfants m'ont offert un bouquet de fleurs qu'ils avaient cueillies avant que l'on se mette en route. Mais comme elles ont séché depuis, j'en ai fait une tiare.

— Je peux ?

Timidement, je détache le nœud de ma coiffe et la lui tends. Il la fait glisser délicatement sur ses doigts et la noue sur ses propres cheveux en bataille. Je rigole devant le tableau incongru de ce loup géant décoré de fleurs.

— Ça me va bien ?

— À merveille. Tu devrais la garder.

— Non, je préfère te la rendre. Tu es beaucoup trop jolie avec.

Je rougis d'une manière incontrôlable lorsqu'il repose le cerceau floral sur mes cheveux et s'efforce de le renouer maladroitement.

Wolf est l'un des rares parmi les Rafales à oser se mélanger à nous. Certes, nous n'avons pas non plus eu beaucoup d'occasions de nous regrouper ces deux dernières semaines. Les pauses n'ont été que brèves, uniquement pour refaire le plein de carburant ou parer à des soucis techniques sur les véhicules. Le convoi des Rafales avançait en tête et celui des Vautours traînait la patte derrière. Il fallait tracer et ne pas s'attarder, message reçu. Mais ce matin, nous avons essuyé une féroce tempête qui a causé beaucoup de dommages au char principal. Lessivé par cet éprouvant trajet, tout le monde a accueilli avec joie l'idée de marquer un bivouac pour la soirée. Elric, Rémy et moi, nous sommes attelés à préparer un repas pour tout le monde, ce qui s'avérait plus laborieux dans les faits, une fois l'épuisement de nos réserves constaté.

Wolf profitait bien sûr de ce temps mort pour virevolter dans nos pattes. Je ne suis pas naïve, je vois bien qu'il me fait la cour depuis notre rencontre. Mais je ne suis pas certaine de savoir comment répondre à ses avances. Je me sens indéniablement attirée par lui, mais dois-je imputer cela à la reconnaissance de m'avoir sauvé ? Je ne sais pas, j'essaye de me raccrocher aux branches avec Selmek, mais mon héros de toujours m'ignore, ou plutôt, ne fait pas attention à moi. Il n'a d'yeux que pour son nouveau meilleur ami, « le prophète ». Le croiser n'allume plus le feu entre mes reins, alors que Wolf...

— J'espère vous revoir au bûcher, belle dame.

Il s'éclipsa en simulant une révérence. Je soupire lorsque le rideau de notre cahute-cuisine se referme. Wolf a toujours cette façon attendrissante de manier les mots hors contexte, juste avec leur image. Cela me renvoie à son côté rustre et barbare. Selmek est pareil, certes. Mais c'est différent tout de même ! Pourtant, rends-toi à l'évidence Sara, tu es attirée par ces corps de bestialité. Ah, je ne peux quand même pas me laisser ensorceler par l'un de ces monstres !

— Sara, tu peux commencer à servir la soupe, s'il te plaît ?

Elric est débordé et moi je rêvasse à mes sentiments. Quelle gourde ! Je me ressaisis et m'empare de la lourde marmite. Je la porte sur les hanches, plus que sur les bras, et le métal chaud me scie les os. Une fois dehors, Wolf qui n'était pas tout à fait parti et qui me voit en difficulté s'empresse de venir à ma rescousse. Il s'empare de la marmite aussi facilement que si elle avait été faite de plumes. Il dépose son chargement sur la table que je lui désigne et me demande si j'ai encore besoin d'aide. Je le congédie. Tant que je n'ai pas mis au clair l'origine de mon attirance pour lui, je préfère me tenir à distance.

Je commence à servir les bols aux figures dépitées qui se présentent. Une ration par personne, je dois faire l'effort de mémoriser les visages pour être certaine de ne pas les resservir deux fois. La distribution se passait bien, jusqu'à ce qu'un groupe d'une dizaine de Rafales décide de rouler des biscoteaux afin de pousser les gens et doubler toute la file. Je me recule et tente de les sermonner d'une voix tremblante.

— F... Faites la queue, comme tout le monde !

Un homme à l'air patibulaire appuie ses énormes paluches sur la table et pose ses yeux noirs de menace sur moi. Dans sa barbe charbonneuse taillée, je discerne une bouche dont l'orientation laisse présager de son manque de disposition. Je reconnais le numéro deux des Rafales qui, par contraste saisissant avec leur chef frivole et raffiné, affiche sans gêne son animosité envers ceux qu'il considère comme des « bouseux ». Nous.

— Sers-nous, ordonne-t-il.

Armée d'un plus grand courage, sans doute aurais-je tenté de le remettre à sa place. Hélas, je me rappelle encore, avec terreur, de leur violence. Je prends un bol et y verse, d'une main tremblante, une rasade, plus importante que celle des autres. Quand bien même, cela ne semble pas digne de la satisfaction de ce rustre. Il claque un poing intimidant sur la table qui supporte à peine le choc.

— C'est quoi cette merde ? Tu crois qu'on va se rassasier avec ça ? Sers-en plus !

J'ai beau avoir peur, je ne peux pas non plus satisfaire tous ses caprices. Sinon, il n'y en aura plus assez pour les suivants.

— Je... Je ne peux pas. C'est une louche par personne pour que tout le monde puisse en avoir.

— On file du carburant, de l'eau et des pièces de rechange à votre bande de bouseux inutiles et il faudrait qu'on ait la même ration que vous ?

Il tend la main pour essayer d'attraper ma louche. Je suis sidérée. Comment est-ce que je peux me défendre contre cette brute ?

— Laisse-la tranquille, Fen !

Il semblerait que je n'ai plus à me poser la question. Wolf réapparaît et accoure, une fois de plus, à ma rescousse. Je devrais me sentir honteuse de dépendre ainsi des autres, de ne pas être capable de riposter par moi-même... Wolf et Fen se toisent quelques secondes comme s'ils se prêtaient à une sorte de combat mental. Fen finit par capituler. Il grogne, récupère son bol et s'en va. Je soupire de soulagement. Après la capitulation de leur second et sous la surveillance de Wolf, les autres n'osent plus moufter. Je les sers normalement, puis la file se reforme comme si rien ne s'était passé.

— Je suis désolé, me souffle Wolf, ils sont à cran à cause de la situation. Ça ira mieux quand ils auront trouvé des planqués sur qui cogner.

La dernière phrase est peut-être censée me faire rire, mais tournée avec cette maladresse, elle ne rassérène pas mon malaise. Je me recroqueville et me concentre sur ma tâche.

— Ça va ?

— Oui, ne t'inquiète pas. Va rejoindre tes amis.

Il hésite entre insister et se conformer. Il m'abandonne finalement et je m'autorise à souffler.

o

Fen

Mais quelle saloperie de bourbier de merde ! Qu'est-ce qui nous a pris de nous fourrer là-dedans ? « Aie la foi » qu'il me dit le Zi. Moi, sa foi, je me la cale où je pense. Je n'ai foi qu'en deux choses dans ce putain d'univers hostile : ma bite et mon couteau.

Ça gave tout le monde de devoir faire copain-copain avec ces hippies passiflorés ! À part Wolf qui nous fait sa crise « fleur bleue », Talinn qui s'est trouvé des poteaux pour tailler la bavette de la science et Zi qu'aimerait bien re-fourrer sa queue dans « Monsieur-par-qui-tout-ce-merdier-est-arrivé ». Et nous, en face, on a juste à fermer nos gueules et accepter de dilapider nos ressources, accumulées à la sueur de nos corps et de nos armes, avec ces glandus.

Autant, je peux avoir du respect pour les nanas de leur conseil matronal, toutes de sacrées guerrières burnées, autant des gamines de la trempe de celle dont Wolf s'est entiché, no passaran !

Je pose mon cul sur une caisse de métal transformée en siège au coin de leur feu. Moi et mes gars, on ferait bien bande à part, mais il paraît que ce serait con de vouloir allumer deux feux quand on peut tous se regrouper autour d'un. Soit, je vais faire un effort. Tenter de la jouer pacifiste et conciliant pendant deux mois... Et quand on sera enfin arrivés à cette ville fantoche : décharner toute l'agressivité qu'on nous aura forcés à contenir !

Bordel de couilles en bois ! Mais qu'est-ce que c'est que cette hérésie encore ?

Il suffit que je tourne les yeux une seconde pour apercevoir sur ma gauche, notre ami « le prophète » qui nourrit son clebs avec de la viande. Un putain d'os à moelle !

Ni une, ni deux, je bondis.

— C'est quoi cette connerie ! D'où ce corniaud a plus à bouffer que nous ?

Tête d'Os tourne sa tête d'émerveillé et ose me dévisager avec incompréhension. Ou indifférence, je ne reconnais pas bien. Peu importe ! Je vais te le faire passer le message. Lis dans mon esprit : On. En. A. Marre.

— C'est un chien. Il ne va pas manger de la soupe.

Et il retourne caresser sa tête pleine de puce en m'ignorant superbement. Non, Os, je crois que t'as pas capté le problème.

— Je reformule : pourquoi ce chien mange-t-il de la nourriture qu'on pourrait consommer alors qu'il devrait être en train de cuire à la broche ?

Ah, ça le fait réagir cette fois. Il se lève et se plante entre moi et son clebs.

— Il est utile. Il chasse et partage avec nous alors on partage avec lui en retour.

— Rien à foutre. C'est de la viande sur pattes alors je sais c'que j'vais chasser moi.

Je sors mon flingue et le braque sur Os qui fait obstacle à ma cible.

— Pousse-toi !

— Mais ça va pas, non ? Laisse-nous tranquilles !

J'ai rarement vu le petit Os réagir avec autant de virulence. Je ne crois pas l'avoir déjà vu réagir tout court en fait. Dans son dos, le corniaud s'excite et commence à aboyer contre moi. Je trouve un angle de tir. C'est le moment Fen, pas de sentimentalisme, c'est rien qu'un chien. Le gamin s'en remettra.

J'essaye d'appuyer sur la gâchette. J'essaye vraiment. Mais mon doigt tremble, refuse d'obéir. Je sens une goutte de sueur rouler sur mon front. Par instinct, je me tourne lentement sur Os. Ses yeux vitreux me font mal. Mon crâne me fait mal.

Je hurle, lâche mon arme, prends ma tête entre mes mains et tombe à genoux.

— Os ! Arrête ça ! hurle une voix dans le noir alors que ma conscience s'en va valdinguer ailleurs.

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