Chapitre 36
Sara
J’essuie les gouttes de sueur qui perlent déjà à mon front. Ce n’est pas qu’il fasse particulièrement chaud de bonne heure le matin, mais le travail acharné ne me laisse aucun répit. Il fallait s’occuper des pousses et des récoltes embarquées à l’arrière de la camionnette de Akeyr, sortir les trois poules qui voyagent avec nous depuis Dulaï Nor et installer le grillage pour les laisser picorer dehors, ensuite, s’atteler à la cuisine, quand l’un des garçons n’avait pas le culot de me demander de repriser ses vêtements entre temps.
Je ne me plains pas. J’ai voulu les suivre. J’ai tout de même fini par rouspéter un peu, car il n’y en avait pas un capable de lever le petit doigt pour m’aider ! Je les entends cancaner, vanter et gonfler leurs mérites après leurs extraordinaires, épiques et héroïques assauts sur le karst et Orgö, mais quand il s’agit de se lever plus tôt le matin pour se faire à manger, il n’y a étrangement plus aucun héros dans les parages !
Quel mot a employé Hector pour décrire ça déjà ? Ah oui… le patriarcat.
Quoique ce n’est pas mieux du côté des filles. Entre Delvin qui file jouer à la lutte avec Zilla, Karima qui préfère les grasses matinées, Cléa qui passe plus de temps à bavarder qu’à se rendre utile et Rana qui demeure étrangement introuvable et ne resurgit qu’une fois le soleil bien haut dans le ciel, généralement non loin de Fen, on ne peut pas dire que mes alliées me soutiennent.
Après mon coup de mou consécutif à notre rencontre avec Yue – qui nous informa avec grand soulagement qu’elle n’était pas enceinte – j’avais décidé de ne plus me laisser marcher sur les pieds. Il était temps que mes compagnons apprennent à me respecter et cessent de me dévaluer au prétexte que je ne sache pas me battre !
J’ai imité les manières de Delvin et Rana – sans parvenir à impacter autant qu’elles – et poussé ma gueulante en assurant que je me mettrais en grève jusqu’à ce qu’une meilleure répartition des tâches soit décidée. Une bonne partie des Rafales s’est mise à râler. Je guettais la réaction de Zilla. J’avais appris à connaître le chef pour ses manières finalement plutôt pragmatiques et conciliantes. Je m’attendais à ce qu’il percute le problème et s’en saisisse, mais il s’est contenté de lever la tête au ciel. Comme si mes affaires ne revêtaient pas suffisamment d’importance pour trouver grâce à ses yeux ! À ce moment-là, j’avais presque envie de proposer ma complicité à Delvin pour l’assassiner. Elle n’aurait peut-être pas dit non.
À ma grande surprise, Fen se montra d’un secours improbable. Il mit tout le monde au pas avec une efficacité qui me rappelait pourquoi il occupait la charge de l’intendance depuis si longtemps. Il intercala de nouvelles corvées dans le planning de chacun, avec une rotation hebdomadaire.
Ce matin, c’est donc Omar qui s’occupe des poules, Ramsay qui repique les pommes de terres, Patrocle qui s’en va me chercher un nouveau sac d’avoine dans la réserve et Yue qui m’aide à couper quelques légumes. Avec tout ça, je suis un peu moins au bout de ma vie à la fin du petit-déjeuner et peux donc demander à Wolf de m’apprendre à me battre.
Mon mari étant quelqu’un d’extrêmement – outrageusement, même – encourageant et élogieux, je me suis sentie comme un prodige après nos premières leçons. Formidable, j’avais presque réussi à tirer au centre de cette cible placée à cinq mètres ! Incroyable, j’avais réussi à reproduire cette clé de bras de la bonne façon ! Puis, à force d’observer le manège de Zilla et Delvin au loin, je fus bien obligée de reconnaître que j’étais loin, très loin, de pouvoir rivaliser. Wolf tentait – encore et toujours – de me rassurer en répétant qu’ils faisaient cela depuis des années, que l’objectif n’est pas de leur arriver à la cheville, mais de savoir me défendre.
C’est donc relativement confiante et animée d’énergie positive que j’apporte la marmite de porridge à proximité du cercle habituel. Il n’est encore rempli qu’à moitié par les ailiers tribord qui relancent une énième partie de cartes, Darek qui s’amuse à démonter je ne sais quelle pièce de moteur, Hector qui lit un bouquin, mon beau Selmek qui tanne la peau du yak qu’il a chassé il y a quelques jours – je m’étonnais qu’il ne soit pas parti chasser ce matin d’ailleurs – ou encore Idris et Gurang qui font timidement bande à part. Les deux nouveaux n’ont pas l’entrain ou l’énergie excessive d’un Omar pour parvenir à s’intégrer aussi rapidement que leur camarade.
Je crie afin de regrouper ce qu’il reste de la bande éparpillée.
— À table !
Bien vite, les ventres affamés se ruent et se calent dans les interstices, Wolf parmi les premiers, mais c’est surtout parce qu’il sait que je déteste devoir crier deux fois. Rana débarque avec les yeux encore collés et Fen arrive par le même chemin, moins d’une minute après, les traits tout aussi tirés. Comme par hasard. Pourtant, ils ne s’installent jamais à proximité. Rana rejoint Yue qui s’est discrètement posée près d’Idris, tandis que Fen se place aux côtés de River et Orobos.
Je n’attends pas les retardataires pour commencer à remplir les assiettes de bouillie de céréales et de lard avec l’aide de Lindberg. C’est à ce moment-là que Zilla finit par pointer son nez, suivi de près par une Delvin qui rouspète après lui comme un disque rayé. Comme à chaque fois qu’ils rentrent de leur exercice matinal. Le grand blond a appris à ignorer ces nuisances et la laisse généralement déblatérer jusqu’à ce qu’elle se lasse. Vu qu’il continue à entraîner l’ancienne matrone malgré son caractère, je pense pouvoir assurer que ses plaintes lui passent complètement au-dessus. Je me demande même si cela ne finit pas par devenir un jeu entre eux, à force.
Zilla se trouve une place à l’arrière de Darek et Selmek, tandis que Delvin force le passage pour installer ses fesses près de Cléa, se faisant, elle détourne son humeur massacrante – sans prise sur Zilla – contre le premier obstacle qu’elle heurte : Fen.
— Bouge tes jambes ! Tu prends toute la place, gros tas !
Et le sanguin Fen étant aux antipodes de l’impassibilité de Zilla, la suite se déploie dans une mécanique trop bien rodée. D’avance, je lance un regard blasé à Wolf qui me répond par un sourire complice. Je crois que ces chamailleries amusent beaucoup trop la bande pour que quiconque songe à les enrayer.
— Si t’arrivais pas en retard, t’en aurais de la place, grognasse !
— Facile à dire quand on n’en branle pas une le matin !
— Non, mais qu’est-ce que t’as encore aujourd’hui ? Tes règles ?
Les sourcils de Delvin se froncent encore d’un cran, jusqu’à atteindre un angle improbable. J’ai beau savoir que la répartie de Fen tombe juste, ce n’est pas correct de l’attaquer là-dessus. J’aimerais bien l’y voir avec ce genre de problèmes, tiens !
Et les insultes habituelles continuent à pleuvoir. Certains savourent le spectacle, d’autres préfèrent se concentrer sur leur repas. Moi aussi j’aimerais pouvoir les ignorer, mais cela m’irrite plus que de raison.
— Hey miss, tu peux me servir, s’il te plaît ?
Fen tente enfin d’interrompre le train des grossièretés en me demandant de ravitailler son estomac.
— Non, réponds-je.
— Comment ça « non » ? s’exclame-t-il avec surprise.
Il faut dire qu’ils n’ont pas l’habitude de me voir me rebiffer. Un peu plus ces derniers temps, cependant.
— J’en ai plein le cul de vos embrouilles ! J’aimerais, au moins une fois, qu’on essaye de manger ensemble dans le calme et la sérénité. Est-ce que c’est trop vous demander ?
J’en vois qui rient sous cape, mais aussi d’autres qui semblent m’adresser des remerciements silencieux.
— C’est elle qu’a commencé ! se justifie Fen.
— Elle a raison, tu ne sais rien faire d’autre que râler, béotien ! rajoute Delvin, qui ne peut s’empêcher de relancer le ping-pong de quolibets.
— C’est valable pour toi aussi, lui lancé-je.
Elle ouvre la bouche dans une expression outrée avant de la refermer aussitôt. En face, Selmek ne se retient plus. Même lui, pourtant si taciturne, explose de rire.
o
Selmek
Plutôt soulagé de voir la petite Sara sortir les griffes. Je l’ai connue toute timide et toute choupette. Rayonnante et rougissante au moindre regard que je lui lançais. Aujourd’hui, elle sait ce qu’elle vaut. Elle ne se laisse plus marcher dessus.
J’sais pas le bazar que Tête d’Ampoule a foutu en nous. Je crois pas qu’il ait fait quoi que ce soit volontairement. Mais je les vois tous changer.
Delvin la première. Passée de jeune seconde intrépide et enthousiaste, à chef déprimée, jusqu’à nouvelle ailière irascible et, en même temps, complice avec le reste de la bande. Mais surtout râleuse professionnelle.
Alors forcément, quand je vois la petite Sara la rabrouer et la tête que ça lui tire, je trouve ça très rigolo.
— Ça te fait rire, Selm’ ?
Je m’arrête illico. J’aime bien Delvin, mais mieux vaut pas chercher les ennuis avec elle. Je plonge de nouveau ma cuillère dans ma bouillie. Moins infâme sous la langue que sous les yeux. Je devrais peut-être détourner l’attention de ma personne. Ils me matent tous comme s’ils attendaient que je réponde à Delvin.
C’est Hector qui vient à ma rescousse.
— Au fait, tu n’as pas été chasser avec Os ce matin ? qu’il demande.
— Non.
Un nouveau désert que ce coin-là. De la poussière, beaucoup de cailloux, quelques buissons et un relief plat à s’en déprimer la rétine. Ça laisse pas beaucoup de planques pour les bestioles. Obligé d’aller loin pour en trouver. La flemme. Surtout qu’on a déjà bien assez de bouffe comme ça.
— Je crois pas qu’il soit parti chassé, rajouté-je.
Je l’ai vu enfourcher une moto, Moelle calé entre son buste et le guidon, puis tracer au nord. Vers l’espèce de camp qu’on aperçoit à l’horizon.
— Non, il voulait se rapprocher du hameau, intervient Zilla. Il disait qu’il n’arrivait pas à bien voir à cause de l’influence du psychique qui s’y trouve.
— Et tu l’as laissé y aller seul ? questionne Hector.
— Tu crois que je peux l’empêcher de faire quoi que ce soit ? J’ai voulu coller des éclaireurs avec lui, mais il a rétorqué que leur présence le gênerait.
Delvin lâche un soupir sonore. Visiblement les remontrances de Sara n’ont pas suffi, elle repart pour un tour.
— Et comme d’habitude, toi comme lui, vous agissez dans votre coin sans prévenir ! Déjà qu’on était censés trouver la Terre Promise et qu’on se retrouve à aller chercher un nouveau psychique dans je ne sais quel trou paumé pour obtenir la suite de la carte routière… Merde à la fin ! On forme une équipe, oui ou non ? Alors pourquoi est-ce qu’on se retrouve toujours lésés ? Toujours à se faire balloter, apprendre les choses au dernier moment et être juste bons à appuyer sur la gâchette quand y’a besoin de nous !
Sur ce coup, je ne donne pas entièrement tort à la mauvaise foi de Delvin. Il est vrai que depuis les deux assauts – pour lesquels on ne nous a aucunement demandé notre avis – on se sent quelque peu baladés par les forces du destin.
Cela fait dix jours que Yue nous fait serpenter à travers ces plaines toutes grises et… la route s’arrête ici. Apparemment, celui qui détient le message divin suivant se trouve dans ce camp tout rabougri au loin. Encore une Tête d’Ampoule. ‘Fin Hector appelle ça des Alters. Pour ce que j’en sais… Pour le coup, comme Delvin, même si je veux bien croire à la destinée, je commence à croire que cette dernière prend une tournure bizarre.
— Je te l’ai déjà dit, je suis autant lésé que vous, réplique Zilla. Il me parle à peine plus qu’à vous !
— Ouais, ça, je veux bien croire que vous ne faites pas que parler…
— Ne devrait-il pas déjà être revenu ? coupe Hector avant que Delvin ne persévère dans son allusion.
— Si… admet Zilla.
Il n’a jamais l’air aussi désemparé que lorsque ça concerne Tête d’Ampoule. Il croise les bras et se met à tourner en rond au point de laisser un cercle dessiné dans la poussière.
— Fais chier… Il m’a promis qu’il se tiendrait à distance… Et je sais qu’il a l’habitude de partir tout seul… Mais ça fait longtemps, là… Il aurait pu se faire capturer... Mais il m’aurait envoyé un signal, il l’a déjà fait de beaucoup plus loin… À moins que… Merde, combien de temps je suis censé attendre avant d’envoyer une escouade à ses trousses ?
Il n’aura pas à se poser la question bien longtemps. En plissant les yeux, je vois apparaître une légère traînée dans le sable. Trop petite pour être causée par un être humain. C’est Moelle qui revient. Tout seul.
Un silence de mort s’installe dans le camp, alors que tout le monde voit à quel point Zilla devient livide. Il n’y a qu’Hector pour accueillir le chien à grand renfort d’accolades. « Bah alors mon grand ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » Mais le corniaud l’ignore, traverse le cercle et trottine jusqu’à Yue.
Il n’a pas l’air blessé, juste épuisé comme n’importe quel animal qui aurait gambadé sur plusieurs kilomètres. Une bonne rasade d’eau, voilà qui le requinquera. Je me lève pour aller lui remplir une gamelle, mais je garde un œil sur Yue.
Je sais comment marche son truc avec les humains. Mais avec un bestiau ? Visiblement, ça fonctionne. Ou en tout cas, il se passe quelque chose. Ses yeux s'agrandissent et elle a comme un sursaut de surprise dès qu’elle pose une main sur son museau.
Je crois que Zilla se retient de toutes ses forces pour ne pas lui sauter à la gorge et exiger qu’elle raconte ce qu’elle vient de voir. Pas besoin, Yue n’est pas aussi avare qu'Os.
— Il va bien. Il dit qu’il doit encore rester pour discuter avec leur… leur prince ?
— Comment ça ? Il est dedans ? s’exclame Zilla, visiblement furieux que Tête d’Ampoule n’ait pas respecté sa promesse.
Yue hoche la tête et anticipe la prochaine question.
— Il ne dit rien de plus. Juste qu’on ne doit pas s’inquiéter.
Il trace encore quelques cercles dans la poussière en continuant à y faire les cent pas. Moelle lape sa gamelle d’eau avec reconnaissance. On sait tous que le chef va craquer. Et ça ne tarde pas. Il se stoppe enfin avant de lancer :
— Nous aussi, on va s’inviter chez ce « prince ».
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