Chapitre 37
Talinn
Évidemment, l’invitation à déjeuner ne valait pas pour toute la bande. Il fallait bien qu’il en reste quelques-uns pour veiller sur le camp. Et comme d’habitude, Zilla privilégiait une petite poignée de bons combattants pour son expédition « parce qu’il ne s’agit pas de tous les annihiler, juste de ramener Os par la peau des fesses ».
Je suis loin de pouvoir me considérer parmi les meilleurs combattants, mais Hector ne supporte pas de se retrouver laissé pour compte alors qu’il semblerait que le prince régnant sur ce hameau ridicule soit un Alter. Il n’accepte de rater cette nouvelle rencontre qu’à condition que j’en sois témoin et que je la lui retranscrive fidèlement.
Zilla a donc tiré une moue quand je lui ai annoncé que je souhaitais venir. Il a regardé successivement Hector, puis moi, avant de capituler, comprenant sans doute que rien ne serait susceptible de freiner l’obsession de Hector pour les Alters.
Et qu’en est-il de la mienne ? Les mystères de l’Ancien Monde me fascinent toujours autant, et même plus encore maintenant que nous avons découvert qu’une colonie s’est peut-être établie sur Mars. Ma quête a évolué vers une nouvelle dimension : découvrir si la vie humaine a poursuivi son progrès technologique sur une nouvelle planète après avoir déserté sa terre d’origine. Sauf que pour l’instant, ma quête existentielle se tourne davantage sur ma confusion interne.
Je n’ai pas menti à Hector. C’est vrai que je n’ai rien ressenti avec ce garçon qui m’a alpagué lors de la célébration à Orgö. En revanche, quand nous nous sommes allongés sur le toit, Hector et moi, pour regarder les étoiles et que nos doigts se touchaient presque…
À quoi bon nourrir de telles pensées ? Hector n’a pas la moindre considération pour ces choses-là. Les seules choses dignes de son intérêt sont les Alters, les Alters et les Alters.
Nous sommes finalement partis à quatre motos et deux tout-terrains avec Delvin, Rana, Lindberg, Doane, Ramsay, River, Selmek, Patrocle et Donovan. Ainsi que Yue. Delvin jugeait que c’était la mettre en danger, mais la jeune fille rétorquait que son don pourrait peut-être s’avérer utile.
Nous sillonnons ainsi à travers les sentiers de gravillons parsemés de touffes d’herbes séchées. Cela aurait pu être une vraie balade de santé si l’anxiété du chef ne nous sommait pas d’accélérer.
Quand nous arrivons à proximité du hameau, je commence à distinguer les vestiges d’étonnantes constructions. Le point culminant n’est pas un bâtiment, mais une grande roue aux rayons rouillés et tordus, agrémentée de nacelles sur son diamètre. Certaines sont manquantes ou dans un état si déplorable qu’elles semblent pouvoir tomber au moindre coup de vent, pourtant je distingue une silhouette en train de les escalader. Pour sûr, elle nous voit arriver.
Autour de la grande roue s’étirent d’autres phénomènes architecturaux, comme ces rails qu’on aurait courbés, enroulés et étirés dans tous les sens pour former des loopings ou ce drôle de manège sur lequel sont tenues des statues de chevaux incarcérées entre deux barres. Les bâtiments qui fleurissent portent les vestiges de surprenants motifs ou gammes de couleurs, mais la peinture écaillée et défraîchie ne parvient qu’à renforcer la décrépitude de l’endroit.
Je reconnais bien la description de ces lieux de loisirs qu’on nommait fêtes foraines dans les archives. Elles étaient supposées propager le divertissement et la joie, mais une fois en ruine, ces attractions glacent le sang.
Tandis que nous avançons entre les stands de confiseries rafistolés de planches et les sourires des mascottes lapin en plastique estropié, nous apercevons des petites têtes surgir entre les aspérités. Rien que des enfants ou des adolescents. Ils escaladent les bicoques bariolées pour garder l’aplomb. La manière dont ils nous dévisagent paraît à mi-chemin entre la moquerie et l’amusement. Nous n’avons jamais le temps de les observer bien longtemps. Ils se meuvent dans les ombres et ne restent jamais fixes bien longtemps, suivant notre mouvement sur leur terrain constellé d’obstacles.
Nous arrêtons nos véhicules au niveau de ce qui ressemble au centre du parc. Une nouvelle statue du lapin souriant sous amphétamines se dresse, dans un mouvement qui se voulait probablement entraînant, sur une hauteur de trois mètres. Ses bras s’étirent pour déployer la banderole sur laquelle devait clignoter, fut un temps, le nom du parc écrit en cyrillique. Il ne reste plus que le ө, le ж et un bout de лтэй.
Perchés sur les épaules du lapin géant, deux nouveaux enfants. Ils ne cherchent pas à se cacher, au contraire des autres. Pour cause, ils sont déjà masqués sous des cagoules en laine ridicules à l’effigie d’un chien et d’un renard.
Zilla s’avance vers eux, comme si ce spectacle ne l’intriguait même pas un tout petit peu. Il s’adresse directement au gamin à la tête de chien.
— On cherche le prince. Où est-ce qu’on peut le trouver ?
Les gamins ne répondent pas, se tournent l’un vers l’autre, puis se mettent à glousser avant de se faire des messes basses.
— Oh ! Je vous ai posé une question !
— Joue d’abord avec nous, monsieur… Tu connais cache-cache ? répond la tête de renard qui s’avère finalement être une petite fille.
— On n’a pas le temps pour ces conneries ! Parlez ou on brûle cet endroit !
Et pour ça, les Rafales du passé n’auraient pas hésité. Oui, même avec des enfants dans les parages. Mais on a changé. Et on a besoin du prince, accessoirement.
Je me demande quelle tête les enfants ont tirée sous leur cagoule à la menace de Zilla. À en juger par les murmures désapprobateurs qui s’élèvent entre les stands, cela n’avait pas dû les amuser.
— Méchant monsieur ! braille la gamine.
Zilla crache par terre, comme pour montrer le degré d’importance qu’il accorde aux pleurnicheries d’une gamine. Je l’ai connu plus diplomate. J’imagine que cette qualité n’a plus cours quand il s’agit d’Os courant un potentiel danger. Je m’avance donc et prends le relai. J’ai besoin d’éclaircir un point qui m’intrigue.
— Où sont vos parents ? demandé-je.
Tête de Renard balaye le vide avec ses jambes et Tête de Chien redresse sa truffe, soudain attentif, il désigne du doigt un bâtiment sur leur droite. À l'époque, j’imagine que ce manoir hanté devait déjà donner des sueurs froides à ses visiteurs, dans son état de délabrement actuel, il n’invite absolument pas à y séjourner. La bâtisse doit être le plus grand bâtiment à encore tenir debout dans le coin. Ses planches noircies par la pluie – ou je n’ose imaginer quelle autre substance – sont disjointes, laissant apparents des jours béants, les immenses toiles d’araignées qui se tissent entre les piliers et la rambarde de l’entrée semblent authentiques.
— Ils sont là-dedans, répond docilement Tête de Chien. Avec le garçon aux cheveux blancs qui vient d’arriver… Aïe !
Sa camarade vient de lui envoyer un coup de coude entre les côtes. Signe manifeste que le canidé en a trop dit.
— Et je suppose que le prince est avec lui, n’est-ce pas ? complète Zilla.
— On vous a rien dit, ok ! s’exclame la renarde. Si on vous demande, c’est pas nous !
Sur ce, elle saute agilement de son perchoir et prend la fuite, suivie de son camarade qui éprouve plus de difficultés à descendre de la statue.
— Qu’est-ce que c’est que ce traquenard ? soupire Delvin sans jamais décroiser ses bras sur sa poitrine.
— Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.
Zilla file en tête, non sans resserrer une main sur la sangle qui maintient son fusil prêt à être dégainé, et nous le suivons jusqu’à l’escalier tortueux qui conduit à l’entrée du manoir lugubre. Au gémissement du bois vermoulu des marches à chaque pas, je pressens que ces dernières menacent de céder. On constate d’ailleurs qu’elles ont été rafistolées à maintes reprises. Rassurant.
Lindberg et Doane doivent s’y mettre à deux pour tirer les lourdes portes en fer forgé qui nous mènent sur une tout autre atmosphère. Le silence du parc d’attractions abandonné est troqué contre un concert de sons que je ne m’attendais pas à surprendre dans un endroit pareil. Quoique la pancarte vandalisée du « Manoir de l’Épouvante », dont le mot « Épouvante » avait été troqué par le mot « Luxure », aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
Je ne déborde pas de myriades de références en ce qui concerne les maisons hantées, mais j’imaginais au moins quelques squelettes, du mobilier à la mode du premier millénaire et un tableau taille par trois de l’ancêtre fantomatique du propriétaire des lieux. En tout cas, pas un gigantesque lupanar !
Les parents des gamins livrés à eux-mêmes au-dehors doivent tous être présents. Enchevêtrés en couple, ou plus, mixte ou non mixte. La seule constante réside dans l’absence quasi ou totale de vêtements. Je commence à avoir chaud et je ne suis pas certain que ce soit seulement à cause de la gigantesque cheminée au milieu de la pièce bardée de poufs, tapis, matelas sens dessus dessous, paravents et rideaux préservant très mal l’intimité.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel…
Je n’ai pas reconnu de qui venait cette pensée formulée à voix haute. Cela aurait pu être celle de n’importe qui.
Nous avançons prudemment entre les étalages de corps. Nous sommes loin de passer inaperçus, pourtant personne ne relève notre présence. Non, pour être précis, ils nous voient très bien. Certains nous sourient ou nous assaillent de regards enfiévrés, mais pas un seul ne se demande ce qu’on fiche ici. Ni même qui nous sommes. Ils semblent bien plus occupés par leurs échanges de caresses et de salive. D’autres dégustent des raisins dont je me demande la provenance, ou fument dans d’étranges tubes reliés à une sorte de vase emprisonnant de la vapeur d’eau. Sont-ils tous drogués ?
Est-ce que nous allons vraiment retrouver Os dans ces agapes ? Zilla semble le craindre si j’en crois sa mâchoire crispée. Il commence à se tordre la nuque et à zigzaguer entre les groupes pour essayer d’apercevoir sa touffe blanche dans la mêlée.
— Os ? Os !
À un moment, il tire même une femme en arrière, croyant apercevoir un corps fin et tout pâle entre ses cuisses. Mauvaise pioche. Loin de s’offusquer de cette brusquerie, la femme lui attrape le poignet et remonte sa main le long de sa hanche, comme une invitation à les rejoindre. Zilla finit par bondir en arrière avant qu’elle ne puisse passer les doigts sous sa chemise.
— Mais c’est quoi leur problème ? Qu’est-ce qu’ils ont pris ? maugrée Delvin.
Pourtant, j’ai beau observer leurs pupilles, elles n’ont pas l’air plus dilatées que la normale, même avec l’obscurité ambiante. Ce n’est pas non plus l’indicateur le plus fiable. Et j’ignore encore s’ils mettent autre chose que du tabac dans leurs pipes à eau.
— Vous cherchez quelqu’un peut-être ? demande le garçon que Zilla a confondu avec Os.
Enfin quelqu’un qui se décide à réagir normalement ! Bien que « normalement » ne serait pas la meilleure définition qui puisse convenir à un inconnu qui laisse paresser un regard langoureux sur notre chef avant de passer sa langue sur ses lèvres.
— Oui, celui qui se considère comme le prince ici. Et mon ami. Il te ressemble avec des cheveux encore plus clairs, énonce Zilla sans donner l’impression d’être déstabilisé par l’attitude du jeune éphèbe.
— Ah, le prince… susurre-t-il. Tu sais, je peux t’offrir bien mieux que lui…
Joignant le geste à la parole, l’inconnu se laisse couler sur le tapis et rampe jusqu’aux genoux de Zilla avant de remonter à sa braguette de la manière la plus obscène qui soit. Il n’en fallait pas davantage au chef pour perdre patience.
Il empoigne la chevelure du tentateur et le redresse sur ses pieds. Il gémit de douleur, mais cela ne doit pas tant le déranger, étant donné la figure impassible qu’il reprend bien vite. J’arrive presque à voir les postillons s’écraser sur sa figure lorsque Zilla lui crie dessus.
— Où est cet enfoiré ?
— Pas la peine d’être discourtois. Un simple « non » aurait suffi, répond-il pas perturbé pour un sou. Ils sont dans la pièce du fond, derrière le paravent avec les dragons.
Zilla le repousse sans ménagement dans son fauteuil initial. L’inconnu ne départ pas de son sourire vicieux pour autant. Le chef allait se précipiter vers le lieu indiqué. Avant de se stopper. Probablement se rappelle-t-il qu’il se passe des choses louches ici et qu’il serait plus judicieux de réfléchir avant de se ruer dans la gueule du loup.
— Qu’est-ce que vous foutez tous ici ? demande-t-il à son unique interlocuteur loquace.
Le garçon déploie une gorge sur laquelle s’agite sa pomme d’Adam lorsqu’il se met à rire.
— N’est-ce pas évident ? Faut-il que je te fasse un dessin ?
— Pas vraiment. Yue ?
La jeune fille s’avance discrètement. Le sexe étant proscrit dans sa religion, je me demande si ce spectacle orgiaque la perturbe. Si tel est le cas, elle n’en laisse rien paraître.
— Désolé de te demander cela, mais…
Elle hoche la tête avant que Zilla achève sa demande. Elle a bien compris. Elle s’approche délicatement du garçon et tend la main vers sa joue. Sans doute ravi de trouver quelqu’un pour s’intéresser aux plaisirs de la chair qu’il peut offrir, le jeune homme attrape ses doigts et cherche même à y poser ses lèvres. Mais Yue se retire à temps. Elle a vu ce qu’elle voulait voir et fronce désagréablement les sourcils.
— Je n’ai pas tout compris, mais ça n’a pas l’air d’être un piège. En tout cas, pas à sa connaissance.
— Et ces gens ? Qu’est-ce qu’il leur arrive ? demandé-je.
Elle secoue la tête, livide.
— Aucune idée. C’est comme s’ils étaient sous l’emprise d’un sort.
— De la magie maintenant ? Manquait plus que ça ! rouspète Delvin.
— Ses pouvoirs d’Alters ?
Ma question frise à peine plus la rationalité que Delvin. Yue ne peut pas le confirmer, mais les soupçons sont là. Avec Hector nous avions lu au sujet de cas particuliers d’Alters dont les dons ne se cantonnent pas à la télépathie. Il y avait l’exemple du Rugen-Hoën, mais c’était loin d’être la seule mutation alter-neurale bizarre à être reportée.
De là, une question évidente se pose, bien que personne n’ose la poser, surtout pas Zilla : est-ce que ce prince aurait pu aussi hypnotiser Os ?
— Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, déclare Zilla comme s’il répondait à cette question que je n’ai pas posée à voix haute.
Il jette un coup de menton en direction du paravent avant de revenir vers nos troupes réduites.
— Lindberg, Doane, Ramsay et River, restez ici. Si on ne ressort pas ou si on ressort sans vous donner le mot de passe qui sera « Fen a une petite bite », c’est que ce magicien de foire nous a eus. Courez, abandonnez-nous et revenez nucléariser cet endroit. C’est bien compris ?
Le mot de passe fait rouler les yeux de Rana, mais les gars approuvent, obéissants. Puis s’ils peuvent profiter de cinq minutes de liberté en compagnie des charmantes demoiselles qui louchent sur eux avec concupiscence, ils ne se priveront pas.
Quant à nous, on poursuit le chef déjà parti et prêt à se faire réduire la cervelle en bouillie par ce « prince » s’il faut en passer par-là pour sauver notre messie.
Zilla défonce la porte plus qu’il ne l’ouvre. Nous débouchons sur une pièce bien plus étroite et étouffante que l’immense hall. Il semblerait que tout le mobilier d’époque du manoir hanté y ait été regroupé dans un assemblage hétéroclite qui donne à l’ensemble l’aspect d’une salle de jeu clandestine. D’ailleurs je remarque qu’un tas de cartes semble avoir volé dans l’espace avant de finir éparpillé sur le tapis. Au milieu de ce bazar, Os est affalé dans un fauteuil en velours passé. Sauf qu’entre lui et nous, se trouve un obstacle.
L’obstacle en question est un homme d’une vingtaine d’années affublé d’un jogging troué, griffé d’une marque en forme de virgule, et d’une veste d’un jaune criard. Son crâne rasé de près est enseveli sous une casquette dont le motif thermocollé sur le contour dessine un pastiche de couronne. Sa peau fuligineuse renvoie les reflets orichalques d’une lumière beaucoup trop tamisée. Je ne distingue pas grand-chose de ses traits dans cette obscurité, si ce n’est un sourire de malice.
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La croupière vient d’achever la distribution. J’esquisse un geste lent pour attraper la liasse de cartes et la porter sous mes yeux. Un sourire de requin étire mes lèvres. Ma main est plutôt correcte. J’ai de quoi faire au moins une quinte d’agate, peut-être un sextuple si la pioche est bonne. Et quand bien même elle ne le serait pas, je gagnerai de toute façon.
En face, le fantôme n’a pas bougé. Je l’appelle ainsi à cause de son teint pâle comme la mort et de ses yeux qui brasillent d’une lueur rougeâtre malade. Doudou l’a intercepté ce matin sur le sentier qui surplombe Fun Town. Ce n’était pas une surprise. Je savais qu’il viendrait. Cette vision me l’a dit et Bijou l’a confirmé en allant espionner leur campement hier soir. Du côté du fantôme, il n’a pas non plus eu l’air pris de court, puisqu’il s’est laissé capturer – ou plutôt inviter – docilement.
Même en m’y attendant, sa venue ne manque pas de m’occasionner un fort ballet d’émotions contradictoires. Un mélange entre la crainte et l’envie.
— Tu ne regardes pas ton jeu ? lui demandé-je.
— Je t’ai dit que je ne tenais pas à y jouer.
Cela m’amuse. Personne ne boude mes ordres. Une simple inflexion de ma voix suffit généralement à les faire plier avant même que je n’aie besoin de déployer mon flux. Mais les esprits sont mous par ici. En dehors de Doudou, Chouchou et Bijou, leurs cerveaux sont désespérément inertes. Pas de code, pas de mot de passe à rentrer, je pousse tous les interrupteurs comme je le veux. C’est d’un ennui. Finalement, ce sont eux les fantômes, pas ce garçon. Lui, il est vivant. Authentique !
Je lui adresse un sourire languissant, probablement lié à l’excitation que me procure la situation. Il n’y a jamais rien pour s’amuser à Fun Town. Il n’espère quand même pas que je ne profite pas de la distraction qu’il m’apporte.
Résigné, il finit par s’emparer de ses cartes et n’affiche aucune forme d’expression en les découvrant. Je ne lui ai pas expliqué les règles, mais je soupçonne ne pas en avoir besoin. Il les connaît déjà.
— Si je gagne, tu viendras avec nous ? demande-t-il.
— Tu ne gagneras pas.
Cette certitude est naturelle. Après tout, je n’ai jamais perdu à ce jeu.
Je le laisse commencer. Il déploie une succession d’atouts médiocres : la potence, le confesseur et la noyée. Ça part mal pour lui. Il pourrait marquer un haut score en formant un cercle, mais cela relève de l’impossible. Je n’aurais sans doute même pas besoin d’instiller mon flux. Finalement, il est aussi barbant que les autres. Quelle déception. J’en perds mon sourire tandis que je dresse l’esquisse d’un potentiel sextuple. La pioche m’offre ensuite une bonne fortune : l’avare. Ma victoire sera écrasante. Cela me réconforte un peu dans mon déplaisir. Je ne retiens pas un nouveau sourire carnassier. Même plus besoin de bluffer.
De son côté, il étale deux nouveaux atouts : la perle et l’essoufflé. Bon sang, cela pourrait réellement ressembler à un cercle. Mais un cercle ne vaut rien s’il n’est pas fermé et seule une carte peut accomplir ce prodige. Or la probabilité qu’elle se trouve dans son jeu est faible, extrêmement faible.
Par précaution, je vais tout de même m’assurer qu’il ne la pose pas. Je sens le flux frémir et se déployer insidieusement. Il tâte les pans externes de sa conscience et s’efforce de trouver une ouverture. Je m’étonne de ne pas ressentir de retour. J’ai l’impression de rentrer, mais de ne pas savoir que je suis à l’intérieur. La sensation est inhabituelle, mais ne signifie pas que cela n’a pas fonctionné. Cela fonctionne toujours. Alors je pousse l’ordre : Ne pose pas le hiérarque.
Je vois sa main frémir en une légère hésitation. Ses doigts se déplacent dans son jeu, comme s’il ne savait plus quelle carte il était censé saisir. Finalement, il sort son choix et le déploie sur la table. Le hiérarque.
Le choc me fait me lever brusquement, renversant au passage le plateau et le reste des cartes qui vole comme sous l’effet d’une bourrasque. Je fulmine en comprenant ce qui vient de se passer.
— Tu as triché !
— Toi aussi, répond-il le plus calmement du monde.
Il hausse les épaules et attrape la coupe de vin que la croupière lui a servi plus tôt pour y tremper ses lèvres pour la première fois.
— Acceptes-tu de venir avec nous maintenant ? renchérit-il.
Je me rassieds, tâchant de mettre au clair ce qui vient de se passer. J’ai tout de suite compris qu’il était différent. Après tout, il m’était apparu dans une vision. Une vision promettant monts et merveilles sur une terre bénie par l’abondance et la fertilité. Conneries ! Ce monde est une farce. Un terrain de jeu pour marionnettes. Et j’en suis le marionnettiste. Mais ce garçon, Os… je n’ai pas su trouver les fils pour le manipuler.
— Qui es-tu vraiment ?
— Celui qui vient te tirer de ton ennui.
Je tressaille. Il a vraiment dit ça ? Je sens l’excitation traverser mon corps et dresser la chair de poule sur ma peau. Personne n’avait jamais osé me parler comme ça. Personne ne m’avait jamais fait me sentir comme ça avant. Je crois qu’il est parfaitement conscient de l’effet que ça me fait, car il ajoute de nouveaux mots. Des mots extirpés du fin fond de mon être.
— Tu n’es pas un prince, Alex, juste un pion du destin. Et un pion n’a de la valeur que lorsqu’il parvient au bout de l’échiquier.
Je souris. De toutes mes dents cette fois. J’ai presque envie de jeter à ses pieds ma couronne de toc et lui crier « oui, je te suivrais au bout du monde s’il le faut ! », mais ce serait un peu prématuré.
Des bruits me parviennent depuis la grande salle. Quelqu’un crie son nom. Doudou débarque dans la pièce et se penche à mon oreille pour chuchoter :
— Ils arrivent.
Sans blague. Alors la fête est finie, j’imagine. Tant mieux.
— Qui sont ces gens ? demandé-je à Os.
— Mes amis. Ils viennent me chercher.
— Je croyais que nous devions avoir une entrevue en privé, toi et moi ?
— Je ne leur ai pas demandé de venir. Et l’entrevue est finie, de toute façon.
Soit. Je me lève dans une attitude princière et fais quelques pas pour accueillir pile au bon moment l’attroupement faisant irruption dans mes quartiers. À sa tête, surgit la silhouette élancée d’un blond à l’impressionnante chevelure. Ses yeux de jade dardent la pièce d’éclairs furibonds à la recherche de son ami. D’ailleurs, à la manière dont son regard s’attendrit à sa vue, je me doute qu’il est plus qu’un simple ami pour lui. Mais cette lueur de tendresse disparaît bien vite quand il reporte son attention sur moi.
— C’est toi ce fameux prince ?
J’aurais pu me sentir flatté de la renommée qu’il m’attribue… s’il n’avait pas aboyé sa question sur un ton déplaisant. L’intrus me dépasse en taille et sans être particulièrement costaud, je devine à ses muscles bien dessinés et à ses mains nerveuses qu’il pourrait me briser un bras sans problème. Il pourrait m’intimider si je n’avais pas une confiance absolue en mon flux. Confiance qu’Os vient de broyer il y a quelques minutes.
— En effet, et à qui ai-je l’honneur ?
— Au gars qui te tordra le cou si j’apprends que tu lui as fait du mal.
J’éclate d’un rire que j’aurais voulu franc et crâneur, mais je n’en mène pas large. Je sens à son ton qu’il ne plaisante pas. Mais hors de question d’abdiquer si facilement. C’est moi qui règne ici. Et je me tiens prêt à dégainer mon flux. Il n’a peut-être pas fonctionné sur Os, mais le cerveau de ce type effrayant est tout à fait ordinaire, je peux le fleurer d’ici. Déjà je répands mes vagues autour, elles l’enseveliront en un éclair s’il tente quoi que ce soit.
Alors je me risque à engager la joute.
— Tant de soucis pour une seule tête. Une charmante petite tête, j’en conviens, mais tout de même… Qui es-tu pour t’inquiéter de la sorte ? Son petit-ami ? Son amant ? Peut-être juste un plan cul ? Je n’imagine pas Os s’attacher à un simple rampant, après tout…
Il fulmine toujours, mais avec un petit quelque chose en plus désormais. Je l’ai décontenancé. Il en perd son sang-froid et s’avance d’un pas pour me saisir par le col. Je n’esquisse pas un geste et ne me dépars pas de mon sourire. C’est lui qui est en posture de faiblesse. Pas moi.
— Fais gaffe à ce que tu dis, prince de pacotille, ou tu vas regretter d’avoir énervé le « rampant ».
— Allons, ne le prends pas comme ça. Je suis juste curieux. Dis-moi tout ! Comment est-ce que tu le prends ? En levrette ? De face ? C’est pas flippant de voir ses yeux vides te regarder pendant que tu le baises ? Ou peut-être que c’est lui qui te fait le cul ?
Son regard s’agrandit sous l’effet de l’outrage et son poing se lève en même temps. Je garde mon sourire insolent. Mon flux s’immisce en lui à ce moment-là : Tu ne me frapperas pas. Tu vas répondre à toutes mes réponses et déballer le moindre détail devant tes camarades.
Comme tout à l’heure face à Os, je ne sens pas mon flux heurter sa conscience. Par contre, je sens très bien ses phalanges lorsqu’elles heurtent ma joue. Ainsi que le contact du parquet recru lorsque je m’écroule dessus.
Je n’ai pas le temps de m’étaler contre les lattes afin de mesurer l’ampleur de mon échec et de méditer sur la suite de mon avenir. Je voudrais profiter de ce moment pour interroger ce vide qui m’envahit alors que je me rends compte qu’Os a contrecarré mon flux pour la deuxième fois et sur quelqu’un d’autre que lui. Mais le bras du blond se tend vers moi, prêt à me relever pour un second round.
— Arrête Zilla. Il ne m’a fait aucun mal. Nous ne faisions que discuter.
La voix sans émotion d’Os stoppe son élan et celle furibonde de Zilla change de cible.
— Qu’est-ce que tu foutais ? Pourquoi t’es parti sans prévenir ?
— Je vous ai envoyé Moelle.
— Fous-toi de ma gueule ! Tu n’aurais pas pu m’envoyer un message plutôt ? Me répondre quand je t’appelais ?
— J’avais besoin de garder toute ma concentration face à lui.
Disant cela, il tourne ses yeux vermillon sur moi. Bien. Au moins, je n’ai pas été du menu fretin que cette drôle de créature abyssale aura englouti sans même s’en apercevoir. Rasséréné à l’idée que j’ai été un adversaire de valeur, j’éclate à nouveau de rire et roule sur le parquet avant de me redresser.
Ma joue m’élance et mon nez saigne, mais je n’y prête aucune attention.
— Très bien, Os. Tu as gagné !
Je sautille dans un élan de gaieté que je ne comprends pas jusqu’à la grande salle où les orgies ne se sont certainement pas interrompues à leur arrivée. Je tape trois fois dans mes mains, suffisamment fort pour dissiper les effluves de mon flux, puis je m’écrie :
— Debout là-dedans ! Qu’est-ce que vous fichez encore tous avachis ? On a des invités ! Rangez-moi tout ce bordel et rapportez-leur à boire !
En un clin d’œil, les silhouettes quittent leur position lascive et se redressent comme des piquets. Éberlués, mes sujets mettent un certain temps avant de réaliser où ils se trouvent. Je redispose à nouveau mon flux avant qu’ils reprennent tous leurs esprits. Alors, ils se rappellent que je suis le prince et qu’ils me doivent obéissance. Tous s’exécutent. Tous sauf Doudou, Chouchou et Bijou qui ne sont pas concernés.
D’ailleurs, l’adolescente se faufile dans mon dos avec sa discrétion habituelle de couleuvre.
— Tu vas vraiment nous quitter, Alex ? questionne Bijou.
— Vous viendrez avec moi, j’espère ?
— Tu nous l’ordonnes ?
— Je vous le demande, réponds-je avec un sourire planant sur les lèvres.
— Alors je viens.
Elle repart aussi silencieusement, troublant seulement l’air par le mouvement de balancier de ses couettes blondes. Elle retrouve le giron de Doudou et Chouchou qu’elle considère comme deux papas, tandis qu’elle me voit sûrement davantage comme un grand frère.
Du côté de mes invités, un des leurs se détache de la masse. Je ne l’avais pas tout de suite remarqué avec son allure discrète et ses petites lunettes rafistolées sur le nez. Ses yeux noisette respirent l’intelligence, ou du moins la personnalité avide de savoir.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demande-t-il en faisant probablement référence à ma salle des plaisirs qui vient de se vider drastiquement de ses effluves de sexe pour se remplir de chaises et de tables montées sur tréteaux.
Je leur étire mes bras en signe de bienvenue. Après tout, nous sommes à Fun Town, le parc accueille des visiteurs, jamais des ennemis. Oui, je dis cela même pour le blond qui m’a frappé. Après tout, je l’ai un peu titillé sur son amant bizarre.
— Cela veut dire que je vous accompagne jusqu’à votre Terre Promise !
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Petite note en passant : Je me suis beaucoup amusé à écrire ce chapitre qui m'a inévitablement rappelé un jeu étrange sur lequel j'étais tombé il y a quelques années : Cradle. Vous vous réveillez dans une yourte perdue dans les steppes mongoliennes à côté d'un genre de parc d'attractions en ruines... Par contre, les enfants avec les masques d'animaux, c'est une référence à Pathologic 2, un autre jeu qui se déroule au fin fond de la Sibérie.
Oui, j'aime les jeux vidéos bizarres qui se passent au milieu de trou du cul du monde !
D'ailleurs, est-ce que certains d'entre vous se sont demandé dans quel coin du monde se trouvent nos héros ? Non. Ben, c'est pas grave, je vous donne quand même un indice :
https://www.youtube.com/watch?v=jM8dCGIm6yc
(En vrai je voyais plus cette musique lors de l'invasion d'Orgö. Je suis un poil en retard.)
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