Chapitre 52
De retour à la maison, je bénis le fait d'être seul. Je n'aurais pas supporté de devoir affronter un personnel humain. Encore moins mon père. Je m'enferme dans ma chambre et m'effondre à même le sol. Ma respiration est haletante, une chaleur étouffante me fait suer à grosses gouttes et mes muscles sont épuisés d'avoir tenté de maîtriser leurs tremblements tout au long du trajet.
J'essaye de tendre une main pour attraper la boîte de Fentalanyl qui traîne sur mon bureau. Vide. Dépité, je la laisse tomber sur le sol avant de faire de même avec ma carcasse.
Je n'en peux plus. Ce carcan est littéralement en train de m'asphyxier. J'ai presque l'impression de voir les murs de cette chambre se resserrer sur moi. Je me roule sur le tapis comme si cela pouvait éteindre l'incendie qui ravage mon crâne.
C'est comme un écran de fumée qui m'engloutit. Je n'arrive plus à me rappeler ce qui s'est passé le jour où le Rugen-Hoën est arrivé dans ma vie. Je me suis réveillé à l'hôpital. Mon père a parlé d'une mauvaise chute, puis de séquelles. Mais tout ceci est entouré d'un flou abominable. Je revois des détails, comme si on les avait placés là artificiellement, les actions ne se raccordent pas entre elles dans un enchaînement logique.
Par contre, je me souviens du jour où la situation a dégénéré avec le Rugen-Hoën.
Cela faisait six mois que j'étais enfermé dans le manoir familial. Les seuls contacts que j'entretenais vers l'extérieur, en distanciel, étaient ceux avec mon psychiatre et quelques professeurs qui avaient gobé cette histoire de « mauvaise chute ». Mon AI personnelle s'évertuait à me rassurer, à me raisonner, à seriner qu'il n'était pas prudent de sortir dans ma « situation ». Mon père avait programmé la commande de la porte pour que je ne puisse pas l'ouvrir. « Pour ton bien », m'avait-il dit. À bien y réfléchir, mon père s'imagine toujours agir pour mon bien.
C'est d'ailleurs ce qu'il m'a dit ce jour-là.
Il était enfin rentré au manoir, ce qui arrivait très rarement, et j'avais tenté de le confronter au dîner. Je pensais lui avoir dit quelque chose comme : « Laisse-moi sortir ! Tu ne pourras pas me garder ici éternellement ! », en vérité, maintenant que j'y repense, je lui ai plutôt dit :
— Qu'est-ce que tu m'as fait ? Qu'est-ce que tu me caches ? Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à le savoir ? Réponds-moi Cristof ! Qu'est-ce que tu m'as fait ?
Il m'a giflé. Si fort que je me suis écroulé par terre. Mon père ne m'avait jamais abreuvé d'amour, pour autant, il n'avait jamais eu recours à la violence. J'étais scié lorsqu'il me hurla dessus.
— Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour ton bien ! Pour que tu ailles de l'avant, que tu passes à autre chose !
Je ne lisais rien dans son esprit. Il n'y avait qu'un trou béant, là où j'aurais dû voir ce à quoi il faisait allusion. Je ne comprenais rien et je ne comprends toujours pas. J'étais si perdu que c'est ce moment que le Rugen-Hoën choisit pour se déclencher.
Mon père a fini hospitalisé, une intervention chirurgicale fut nécessaire et il ne se releva qu'après trois jours de coma. Et moi, je finis dans le TUNEL, persuadé que je n'en sortirai jamais.
Étrangement, il n'éprouve aucune rancœur vis-à-vis de cet incident. Il n'en a pas reparlé et semble même vouloir prétendre qu'il n'a jamais existé, que je ne l'ai jamais attaqué... J'ai cru qu'il me pardonnait, car j'étais son fils et qu'il était conscient qu'il s'agissait d'un accident. En réalité, peut-être qu'il pense mériter ce qu'il s'est passé. Peut-être a-t-il choisi d'enterrer l'incident et sa culpabilité avec.
Mais quelle culpabilité ? Qu'est-ce qu'il a fait ?
Alors que je suis toujours étalé sur le sol, mon regard roule vers le lit en polyamide. Suffisamment surélevé pour y glisser un corps d'enfant, je me rappelle que ma sœur et moi jouions souvent à nous cacher dessous. Parfois, nous glissions quelques mots dans la trappe du contrôleur électronique. Des secrets destinés à échapper aux adultes.
Mu d'un instinct étrange, je me glisse dessous. Ma carrure trop maigrichonne passe encore de justesse. Je déboîte la plaque et un micromodule de transport de données me tombe dessus. Mes doigts tremblent en s'emparant de l'objet : je n'ai pas le souvenir d'avoir caché quelque chose à cet endroit.
Je ressors de la cachette et active le projecteur holographique de l'appareil. Il est presque vide. Il ne contient que trois fichiers. Rien que le premier ébranle mes convictions.
Il s'agit pourtant d'une simple note de l'école. Un document stipulant d'une visite scolaire du spatioport d'Orphée le 18 avril. Orphée est le point d'envol des vaisseaux long-courriers, souvent destinés aux échanges avec la Ceinture, dont la Fédération débute tout juste l'exploitation. Il s'agissait de visiter le hangar et ces énormes cétacés de l'espace capables de parcourir des millions de kilomètres en autonomie et à une vitesse fulgurante. Je n'ai pas pu y aller puisque c'est ce jour-là qu'eut lieu ma « chute ». Alors pourquoi le document est-il complété par une autorisation d'accès pour la journée par les services du port ?
Et maintenant que j'y pense, le 18 avril est aussi la date à laquelle ce spatioport a été attaqué par le LISS...
Deuxième choc : un thread sauvegardé de Soliloque (le réseau social le plus usité au sein de la Fédération) signé par le compte du LISS et datant du 20 Galilée d'il y a trois ans ; longtemps avant que le gouvernement n'interdise à l'organisation, désormais jugée criminelle, d'avoir un compte sur le réseau. Les tags mentionnent #ManifAntiBradovizc. Je me rappelle vaguement de ces mouvements de contestations. Même si je ne m'intéressais pas grandement à la politique à l'époque de mes quatorze ans – c'est toujours le cas –, je pouvais difficilement passer à côté de ces actualités. Le ministre des Ressources, Arkov Bradovizc, venait de faire voter une loi (sur ordre de mon père, bien sûr) restreignant encore le rationnement en air et en eau des quartiers de la bordure du Dôme (des quartiers déjà extrêmement précarisés). Les manifestations en réaction ne se sont pas fait attendre et le LISS a été accusé d'avoir fomenté des émeutes.
Le thread, visiblement écrit sous le coup de l'émotion, accuse la milice gouvernementale d'avoir délibérément visé la foule avec des grenades dispersives et en particulier leur leader de l'époque, Larry Zigman. Ce dernier a été sévèrement blessé et a dû être amputé d'un bras.
Le texte enflammé s'accompagne d'une vidéo : un live enregistré par Zigman lui-même ce jour-là. Un module caméra volette à hauteur de sa tête pour le filmer.
« Nous sommes en ce moment, moi et mes camarades, réunis sur la place Vénus, devant le ministère des Ressources. Comme vous pouvez le voir derrière moi, tous sont déterminés à occuper l'espace jusqu'à ce que Bradovizc accepte le dialogue qu'il nous refuse depuis une semaine... »
Je lâche le module qui s'écrase mollement par terre, alors que je réalise qui est l'homme qui parle. Même si un masque filtrant cache la moitié de son visage, je reconnaîtrais ces yeux verts entre mille, ainsi que ses longs cheveux dorés enroulés dans un foulard. Zilla... Je tremble de tout mon corps, alors que des centaines de questions se bousculent dans ma tête et que je n'ai pas le temps de faire le tri pendant que la vidéo continue à avancer.
« Et histoire d'encourager Bradovizc à descendre de sa tour d'ivoire, je rappelle qu'il ne reste plus que dix minutes avant le sabotage du circuit d'oxygène du ministère. Ce n'est pas pour être malveillant, juste pour lui montrer ce que vivent des milliers d'habitants à Abraxas et Saint Clair, lorsqu'on leur coupe leur air le 2 du mois ! Alors un peu cran Monsieur le Ministre, assumez vos responsabilités et venez discuter ! »
Je devine presque son sourire ironique derrière le masque. Derrière lui, une jeune femme semble approuver les dires du leader puisqu'elle croise ses pouces dans le geste de ralliement des mouvements ouvriers. Delvin ! Mais qu'est-ce qu'elle fout là ? Je ne comprends rien...
« On dirait que Bradovizc a choisi sa réponse et ce ne sera malheureusement pas la plus pacifiste... »
La caméra pivote et offre un angle effrayant sur une cohorte de miliciens équipés et armés de tout l'attirail anti-émeute. Ils commencent à lancer une série de grenades lacrymogènes, qui à force, ne semblent plus d'une grande efficacité puisqu'au lieu de se disperser, la foule se resserre autour de l'obélisque de la place.
« Ah, ça pour nous enfumer, ils savent faire, mais il en faudra plus pour entacher notre détermination. Plus que cinq minutes avant la coupure, Monsieur le Ministre ! »
De nouveaux tirs sifflent du côté des forces de l'ordre. Les projectiles ont l'air différents des lacrymo classiques. Quelqu'un hurle, paniqué, dans la foule : « Des débridés ! » L'un de ces projectiles atterrit près, beaucoup trop près, de Zilla. La seconde d'après, le son sature et l'image flanche sous le coup de l'explosion. La caméra s'écrase au sol et continue à filmer le haut du dôme où il ne se passe rien.
Un cri déchire l'atmosphère. Celui de Delvin.
« Larry ! Oh putain de merde, son bras... »
Le live se coupe et mes tremblements s'empirent une fois que le silence a repris ses droits dans ma chambre. Je me rappelle de ce fait divers, désormais. Loin de calmer la colère, la mutilation du leader du LISS attisa la gronde d'un nouveau feu. À tel point que le gouvernement dut faire un pas en arrière et retirer cette loi de rationnement.
Après avoir pris quelques minutes pour retrouver une respiration normale, j'ouvre enfin le troisième document : un article de La Voie Martienne, le quotidien le plus lu de la Fédération.
Journée cauchemar à l'astroport d'Orphée.
Ce matin, vers dix heures, a eu lieu une attaque sans précédent sur Orphée, le point d'envol névralgique de la Fédération vers les confins de la galaxie. Revendiqué par le LISS, l'attentat aura causé la mort de dix-sept agents de sécurité et traumatisé les vingt-deux élèves du lycée Landberg, pris en otage pendant près d'une heure. Deux vaisseaux-cités ont malheureusement pu être dérobés par l'organisation criminelle et fuir vers l'espace. Néanmoins, deux croiseurs, partis plus tard, ont été interceptés grâce à l'intervention de la Céleste. À leur bord, se trouvait notamment le tristement célèbre Larry Zigman, désigné comme l'instigateur de cette attaque. Il a été préventivement condamné à vingt ans de stase.
À peine ai-je fini de lire l'article qu'une violente douleur déchire mon crâne. Alors que je n'ai pas le souvenir d'avoir été présent ce jour-là, des bribes harcèlent ma mémoire. Des cris, des bruits de tirs, sa main métallique à laquelle je m'accroche pour courir dans son sillage...
Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
Je hurle à cause de ce tambourinement dans mon crâne. Cela n'a rien de comparable avec la souffrance du Rugen-Hoën. Ici, j'ai juste l'impression que les coutures du rideau sont en train de se déchirer sauvagement. Et derrière, le brouillard se lève et m'accorde le spectacle de mes propres souvenirs.
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