Chapitre 5
Aussi étonnant que ça puisse paraître, Clara avait fini par répondre et accepter de venir aux ruines. Les 12 messages insistants de Théo y étaient peut-être pour quelque chose…
— Je m’attendais pas à ce que tu viennes.
— Mmh.
— Ça va pas ?
— Mmh.
Elle regardait la tour du château en contre-haut, la pierre éclairée par le soleil qui déclinait derrière eux.
Au lieu d’attendre une réponse plus développée qui ne viendrait pas, il lui raconta son début de semaine, ses sentiments contradictoires envers ses potes, son impression d’être détaché du groupe, l’entretien qu’il avait commencé à préparer mais dont il n’avait toujours pas la date, ses parents qui venaient tout juste de rentrer mais qu’il n’avait même pas croisés, et ainsi de suite.
— Et Luc ? demanda Clara.
— Jalouse ?
— Non. Intéressée de savoir si tu sauras t’occuper sans moi.
Il aurait aimé lui répondre que personne n’était indispensable, c’est ce qu’elle aurait répondu à sa place. Sauf que, pour lui, elle était indispensable, tout comme l’était Thomas. Pour lui, les autres de façon générale étaient indispensables. Ce qui était inimaginable pour elle. Il saurait toujours trouver une occupation, il courrait, voilà tout, mais il n’était pas question de savoir s’occuper, il était question de savoir vivre. Saurait-il encore vivre sans elle maintenant qu’elle était revenue ? En trois semaines, il lui avait creusé une place immuable dans son cœur et c’était probablement sa plus grande erreur.
— Parce que tu comptes partir ? demanda-t-il finalement.
Il l’entendit prendre une grande inspiration.
— En septembre, oui. Tu le sais. Et mon père est arrivé hier, il vient passer une semaine de vacances et aider mes grands-parents pour les travaux dans une des salles de bain.
— Je pourrais venir aider, proposa-t-il.
— Non. Du coup on se verra pas de la semaine, le soir j’irai aider et voir mon père.
— Pourquoi ?
— Parce que non.
Il courba les épaules en soupirant.
— Tu m’en veux pour la plage ?
— Pas spécialement, répondit-elle en haussant les épaules.
— Mouais. J’ai l’impression que tu passes ton temps à me fuir quand on se rapproche mais je ne sais jamais si c’est parce que j’ai fait quelque chose de mal ou pas.
— T’es pas un enfant que je vais gronder…
— Parfois j’ai l’impression que si justement.
Elle haussa les épaules.
— Mais tu me fuis, non ?
— Je suis là.
— Maintenant oui. Ça n’empêche que tu es distante, et j’ai dû insister pour que tu viennes. Tu passes ton temps à changer de sujet quand on est sur un sujet qui ne te plaît pas. Tu fais toujours en sorte que la discussion soit sur toi et pas sur moi, énuméra-t-il avec ses doigts. Tu pars sans jamais me donner d’explications. Je ne sais jamais quand je vais te revoir et parfois tu ne dis plus rien pendant plusieurs jours. Pourtant, tu reviens quand même me voir. A force, je ne comprends plus rien. Alors, tu fuis et pourtant tu reviens, est-ce que j’aurai une explication un jour ?
A nouveau, elle haussa les épaules.
— C’est la vie.
— Mais pourquoi fuir ? J’ai l’impression que tu ne vas pas bien, que quelque chose ne va pas… J’aimerais comprendre, savoir ce que je peux faire pour que ça aille mieux… Est-ce que je peux faire quelque chose ?
Elle grogna.
— Tu peux apprendre à te concentrer sur toi et laisser les autres à leurs galères.
— Mais je peux aider ? Comment je peux me concentrer sur moi si je ne sais pas ce que je peux faire pour que ça aille mieux ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Mais je ne veux pas que tu m’aides ! s’agaça-t-elle. Je te dis de te concentrer sur toi pour que tu penses à ta vie avant celle des autres !
— Mais pourquoi tu fuis ?
— Pourquoi ça te pose un problème ? contra-t-elle.
Parce que je t’aime, aurait-il voulu répondre. Mais il avait peut-être tort. Et ce n’était pas une raison valable pour Clara. Tout de même, c’était ce qu’il pensait.
— Parce que je veux que tu ailles bien, parce que je tiens à toi et que, comme tous mes proches, je t’aime.
— « Il n’y a qu’un remède à l’amour : la fuite. » Jean Anouilh, cita Clara.
— Et « fuir, c’est bon pour les robinets », Boris Vian, répondit-il en tirant la langue. Moi aussi j’ai de la culture.
— C’est moi qui te l’ai apprise, sourit-elle. « Moi, je suis assez partisan de la fuite. Je trouve ça très beau. » Sylvain T… Tasson, quelque chose comme ça.
— J’abandonne, dit Théo en baissant la tête, mais il souriait aussi.
Comment pouvait-elle le faire passer d’une émotion à l’autre aussi soudainement ? Quel était ce pouvoir ?
En voyant ses yeux pétillants, contrastant avec son expression de rage contenue qu’elle lui offrait quelques minutes plus tôt, il se dit que tout n’était peut-être pas perdu. Elle craquerait. Elle le laisserait s’approcher. Et rester.
Pourtant, aussitôt que la conversation se fut tassée, elle décida de rentrer et il la suivit, peu désireux de rester seul aux ruines, au risque de déprimer.
C’était toujours elle qui décidait quand leurs entrevues se terminait. Peut-être parce que, si ça n’avait tenu qu’à lui, elles ne se termineraient jamais.
Heureusement, quand il rentra, ses parents étaient là, sa mère avait préparé un bon petit plat, ils souriaient, alors Théo aussi. Il avait l’impression de ne pas les avoir vu depuis une éternité. Ça lui avait manqué, qu’ils mangent tous les trois comme ça. Qu’ils lui racontent les procès qu’ils avaient menés, ce qu’ils avaient visité à côté. A nouveau, Théo se demanda s’il ne devait pas, quand même, faire du droit l’année suivante. Après tout, il était toujours accepté.
***
Le lendemain, il avait son entretien. Travailler l’empêchait de stresser. Jusqu’à ce que ce soit la pause et que son taux d’adrénaline monte à nouveau. Il avait hâte que ce soit passé mais pas hâte que ça se passe. Il n’était pas plus avancé qu’un mois plus tôt, il ne savait pas ce qu’il voulait. Ou peut-être était-ce ce qu’il se faisait croire à lui-même… Il avait amené sa guitare à l’épicerie, au cas où ils lui demandent quelque chose, ainsi que pour pouvoir rejoindre ses potes avec en sortant du travail. Lorsque l’heure s’approcha, il prévint son patron et s’isola dans l’arrière-boutique, vérifiant trois fois qu’il avait bien du réseau. Deux minutes de retard et il se demanda s’ils ne l’avaient pas oublié. Ils avaient à nouveau regardé son dossier et ils s’étaient rendu compte qu’il ne valait pas le coup ou alors quelqu’un d’autre avait pris sa place… Si ça se trouve, il n’avait pas donné le bon numéro… Il vérifia.
Il reçut l’appel avec 10 minutes de retard. Il faillit le rater à cause de sa panique.
— A… Allô ?
— Bonjour, vous êtes bien Théo Gomez ?
Il dut se racler la gorge avant de pouvoir répondre.
— Oui, c’est bien ça.
Quelques minutes plus tard, il avait oublié son stress et racontait pourquoi les musiques de films étaient de la beauté pure à ses yeux, en quoi elles étaient nécessaires à l’ambiance d’un film, en réussissant le pari fou de ne jamais s’imposer tout en se rendant indispensables et mémorables. Perdu dans son monologue, il ne fit même pas attention à son patron qui passait dans l’arrière-boutique en coup de vent. Lorsque la directrice de filière l’arrêtait pour poser des questions, il écoutait attentivement, réellement intéressé par la façon dont elle réagissait à son développement.
— Eh bien, Monsieur, vous me semblez motivé et assez renseigné sur où vous voulez aller. Vous devez savoir que vous passez un peu entre les mailles du filet puisque vous ne comptez pas réellement dans la session complémentaire, grâce à Monsieur Robert. Normalement, on évite ce genre d’arrangement mais vous semblez être un bon élément et monsieur Robert a fait beaucoup dans le développement de notre filière. Vous pourrez le remercier. Nous allons rediscuter de votre candidature, vous aurez la réponse d’ici une semaine. Est-ce que vous pourriez nous envoyer un CV et peut-être quelques compositions d’ici la fin de la semaine ?
— Oui, d’accord, pas de problème.
— Eh bien parfait, bonne fin de journée.
— Merci, à vous aussi Madame !
Il raccrocha l’esprit ailleurs. Il allait pouvoir remercier chaudement le grand-père de Clara. Et faire un CV orienté musicologie et non droit. Est-ce qu’il annulait sa sortie de ce soir pour faire le CV dans les temps ? Non, il n’allait pas faire ça à ses amis. Ils comptaient sur lui pour venir. Tout de même, il faudrait qu’il fasse son CV très vite, avant que ce ne soit trop tard, avant que sa place ne lui passe sous le nez. Même s’il finissait par choisir le droit… Il faudrait qu’il en parle à ses parents… Il faudrait.
Il sortit son portable pour raconter rapidement à Clara son entretien. Il ne reçut qu’un pouce levé en réponse.
***
Clara aimait se faire désirer, finit-il par conclure lorsqu’il échoua à recevoir des réponses à ses messages les trois jours qui suivirent. Le seul message qui arriva n’était pas des plus réjouissants.
Clara – 30/07 – 14h56
Mon père m’a inscrit à un camp de vacances, je pars lundi
Théo – 30/07 – 14h57
Quoi ?! Là, comme ça ? Tu y vas comment ?
Clara – 30/07 – 14h58
Mon père me dépose en repartant sur Bordeaux demain
Théo – 30/07 – 14H59
Mais… pour combien de temps ? Pourquoi ?
Clara – 30/07 – 15h00
2 semaines
Théo – 30/07 – 15h01
2 ?! C’est méga long T-T
Clara – 30/07 – 15h03
Ça va, c’est pas comme si t’était seul au monde
Théo – 30/07 – 15h04
Un seul être nous manque et tout est dépeuplé, tu sais bien
Clara – 30/07 – 15h04
Drama queen
Théo – 30/07 – 15h06
Non mais pour de vrai c’est trop long, c’est nul… Mais j’en reviens pas que t’ai accepté
Clara – 30/07 – 15h07
Pas trop le choix
Théo – 30/07 – 15h08
Euuuuh… Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous fait de Clara ?
Théo – 30/07 – 15h15
On peut se voir ce soir alors ?
***
Sans réponse de la part de Clara, Théo ne tergiversa pas longtemps. Il était hors de question qu’elle parte pendant 2 semaines sans lui dire au revoir correctement. Heureusement, comme ses parents étaient là, il put leur demander de le déposer.
— Quand est-ce que tu passes ton permis ? attaqua sa mère.
— Toujours pas prévu, je t’ai dit Lyon tout ça pas besoin. De toute façon, même si je l’avais, il faudrait me conduire, l’inconvénient d’être né après l’été.
— Et quand tu es ici tu vas compter toute ta vie sur Thomas peut-être ?
— Plus ou moins.
Elle soupira, exaspérée. Il se demandait pourquoi elle continuait de s’acharner sur le sujet, il avait été clos plusieurs mois auparavant déjà. Il avait toute la vie devant lui s’il voulait le passer son permis. Certes, il enviait Clara et Thomas de pouvoir se déplacer si facilement, mais quand même ça demandait un temps et une énergie qu’il ne voulait pas passer l’année de ses 18 ans. S’il en avait besoin plus tard, eh bien il le passerait, c’est tout. De toute façon le droit ça payait bien. Et en musique, les artistes ça n’utilisait pas la voiture mais le train et le vélo.
Sa mère le déposa devant le portail de chez les grands-parents de Clara et repartit aussitôt visiter une amie. Il ne savait pas comment il allait rentrer.
Ce fut le papy qui lui ouvrit, et il put faire d’une pierre deux coups en le remerciant pour l’entretien qu’il lui avait obtenu.
— J’ai toujours regretté de ne pas avoir suivi mon rêve, fiston. Je ne le souhaite à personne d’autre, alors si je peux aider quelqu’un qui a failli se tromper de chemin…
— Vous pensez aussi que le droit est une erreur ?
Il lui fit signe d’avancer jusque dans la cuisine.
— On peut faire plus ou moins ce qu’on veut dans la vie, à quelques capacités près, mais rien ne dit que tu le feras bien, ni que tu le vivras bien. Je ne dis pas que c’est une erreur, je dis que ce n’est pas une voie dans laquelle tu t’épanouiras. Et quand il y a une jolie fleur dans un jardin et qu’on a de l’eau, c’est dommage de ne pas l’arroser.
Il lui tendit une assiette de sablés qui trainait sur la table.
— Clara est en haut, ramène-lui le goûter.
— D’accord, merci.
A peine avait-il toqué à la porte de Clara que Théo entra et demanda, l’assiette toujours dans les mains :
— C’est quoi cette histoire de camp ? T’as toujours dit que t’aimais pas ça.
— Oh, doucement s’te plaît, bonjour déjà.
— Tu répondais pas à mes messages.
Elle haussa les épaules.
— J’ai oublié.
Il leva un sourcil, l’air de dire « vraiment ? ».
Il finit par déposer l’assiette sur le lit, à côté de Clara qui y était assise en tailleur. Il s’installa. Sa chambre était rangée au millimètre près, rien ne dépassait, chaque chose avait sa place.
Dans un coin, une valise traînait, pleine.
— Demain alors ?
Elle hocha la tête.
— Mon père est en train de ranger ses affaires.
— Mais du coup ton père a laissé ta mère seule pendant une semaine ? Elle était pas malade un peu ? Il me semblait que tu m’avais dit ça… réfléchit-il. Mais bon, comme je n’ai pas droit à beaucoup d’informations…
Clara soupira…
— Théo… Ma mère est morte. C’est pour ça que j’ai arrêté de venir ici, c’était trop dur.
Il se demanda un instant si sa mâchoire n’allait pas tomber au sol. Il se reprit et ferma la bouche avant de se confondre en excuses. Comment pouvait-elle lui balancer ça comme ça après avoir refusé de lui dire quoi que ce soit avant ? C’est Clara, pensa-t-il.
— C’est bon, balaya Clara d’un geste de la main, c’est passé. Du coup, colo, deux semaines, parait que ça me remontera le moral.
— C’est débile, commenta Théo.
— Ça rassure mon père, répondit-elle en haussant les épaules.
— Il est pas rassuré que tu sois ici ? T’es pas seule ! Et puis, on sait très bien que t’y seras pas à ta place.
— Pas parce que je n’ai plus de mère que tu dois la remplacer, Théo. Je fais ma vie, merci. Tu pourras me harceler tout ce que tu veux quand je reviendrai, ne t’inquiètes pas.
Ce n’était pas une invitation, c’était de l’exaspération. En tout cas, c’est comme ça que le sentit Théo. Il n’osa pas se plaindre de la durée du fameux camp. Une semaine, il pouvait tenir, deux semaines, c’était de la torture. Comment allait-il la récupérer dans deux semaines ? Et la voilà qui jetait l’information de la mort de sa mère comment on annoncerait la pluie ou le beau temps. Théo avait du mal à suivre.
Clara ne souriait pas beaucoup d’habitude, mais là elle ne souriait pas du tout.
— Bon… Tu me tiendras au courant de comment ça se passe, hein ?
— Peut-être.
Les yeux sur les sablés, elle semblait ailleurs et il commençait à douter de ses capacités à répandre la bonne humeur.
— Tu devrais rentrer chez toi, finit-elle par dire.
— Tu me vires de chez toi là ?
— Oui.
— Tu veux pas qu’on aille marcher un peu ? Je suis pas prêt à ce que tu partes comme ça, moi.
— Et moi je le suis. Tu t’en tireras très bien sans moi.
— Tu mens.
— Là n’est pas la question, conclut Clara en se levant.
Il ne pouvait pas la forcer à vouloir de sa compagnie alors il la suivit non sans rechigner.
— Encore merci, lança-t-il à destination du papy en sortant. Et essaye de profiter du camp, ajouta-t-il pour Clara.
Elle haussa les épaules et referma la porte derrière lui. Il s’était fait virer comme un malpropre.
— Franchement… soupira-t-il.
Il n’était pas resté longtemps. Sa mère était probablement toujours occupée, alors il appela sa cousine. Elle consentit à venir le chercher et resta manger chez lui le soir, l’écoutant se plaindre du départ de Clara, ne manquant pas de lui asséner au passage qu’elle ne semblait pas intéressée par lui. C’était un week-end à l’humeur approximative.
***
Théo se sentait drama queen. Clara n’était partie que depuis deux jours et il était à bout. Heureusement, Thomas le sortit de sa torpeur mardi soir en débarquant chez lui avec Luc.
— Ce soir, on sort ! déclara-t-il.
Théo ne rechigna pas. Il jeta tout de même un œil à son portable avant de partir pour vérifier que Clara n’ait pas répondu à ses messages… Toujours rien. Deux jours qu’elle ne répondait pas. D’ailleurs, elle ne lisait même pas ses messages. Théo trouvait ça cruel de sa part.
Mais il n’était pas seul alors il n’avait pas le droit d’aller mal, il était de son devoir de continuer à être amusant.
Ils se retrouvèrent tous les trois dans un bar en ville. Après quelques verres, Théo se dérida et prit part à la conversation de Thomas et Luc.
— Ah, enfin, Théo revient à la vie, rit Thomas. Je commençais à désespérer. Dire que même mon charisme n’y faisait rien.
— C’est le mien qui a tout fait, le taquina Luc.
Théo se contenta de sourire.
Quelques verres plus tard encore, il se retrouva sur la piste de danse avec Luc. Il appréciait sincèrement sa présence calme, à l’opposé du tumulte dans sa tête. Thomas avait disparu dans les toilettes.
— Ça te dit un shot ? demanda Luc près de son oreille.
Théo hocha la tête et le suivit de près.
Pencher la tête pour boire lui procura un vertige. Il n’avait plus l’esprit très clair.
Il ne savait pas comment il s’était retrouvé dans cette situation, mais voir le visage de Luc si proche du sien le fit rire. Théo remonta son regard jusqu’au sien, ses yeux bruns lui firent oublier ce qui se passait autour d’eux. Les yeux de Luc étaient sur ses lèvres et Théo retint son souffle. Il lui semblait qu’il oubliait quelque chose, mais impossible de savoir quoi, tout était trouble dans sa tête. Plus rien d’autre n’existait que le souffle de Luc contre son visage. Puis ce furent ses lèvres contre les siennes. Qui avait avancé sa tête en premier ? C’était doux, maladroit, un peu humide, fortement alcoolisé et Théo ne sut pas s’il aimait ou pas. Sa tête tournait et la présence de Luc l’ancrait dans le sol. Ses mains sur lui aussi. Il soupira.
Théo posa sa tête contre l’épaule de Luc.
— Je vois flou.
— Tu veux rentrer ? Je vais chercher Thomas.
Théo hocha la tête.
Le trajet dura trente secondes. Peut-être s’était-il endormi. Lorsque Thomas s’arrêta devant chez Théo, Théo descendit la tête dans les vapes et Luc posa un chaste baiser sur ses lèvres.
— On se voit demain ?
— Ok, je finis à 19 heures.
Ce n’est que le lendemain en se réveillant qu’il réalisa ce qui s’était passé. Il fallait vraiment qu’il se calme sur l’alcool, ça ne lui faisait faire que des conneries… Il voulait que son premier baiser compte. Avait-il compté ? Il s’en rappelait à peine. Il grimaça de son mal de tête, il fallait aussi qu’il arrête de sortir quand il travaillait le lendemain, c’était stupide. Est-ce que Luc attendait quelque chose de lui ? Est-ce que ça voulait dire qu’ils étaient en couple ? Est-ce qu’il devait le dire à Clara ? A d’autres ? Le couple ce n’était pas son domaine d’expertise, comment est-ce qu’on faisait les choses bien ?
***
Il était 14 heures lorsqu’il reçut le mail. Il était accepté. Il était accepté à la fac de musicologie de Lyon. Il était accepté. Putain, je suis accepté. Il cligna plusieurs fois des yeux, actualisa l’application, mais le mail restait, il était accepté. A ce moment-là, il n’envisagea aucune autre possibilité que celle d’accepter. Était-ce simplement sa peur de rater qui l’avait fait hésiter à partir en droit ?
Théo – 02/08 – 14h03
CLARA ! Je suis pris en musicologie !! Ton papy c’est le meilleur !
Une fois le message envoyé, il reprit connaissance des derniers messages : lui qui tentait d’avoir des nouvelles, qui lui partageait des publications drôles, des anecdotes. Et elle qui ne lisait pas ses messages… Pourtant, il ne se serait tourné vers personne d’autre pour cette nouvelle.
La notification le surprit, il faillit sursauter.
Clara – 02/08 – 14h06
Félicitations ! Désolée de ne pas avoir regardé les messages, on bouge beaucoup la journée. J’espère que tes vacances sont cool
Théo – 02/08 – 14h07
Ce serait mieux si t’étais là… C’est bien ta colo ? ??
Il s’y attendait mais il ne reçut pas de réponse. C’était déjà bien, elle l’avait félicité, même si ça ne transpirait pas l’honnêteté en connaissant le personnage. Il soupira puis envoya la nouvelle à Camélia également, parce qu’après tout c’était la meilleure.
***
Luc arriva chez lui à peine après que Théo fut rentré. Il ne lui laissa pas le temps de lui dire bonjour et l’embrassa, lui offrant un sourire éclatant.
— Bonne journée ?
— Je suis pris en musicologie à la rentrée, répondit Théo, heureux.
Depuis le début d’après-midi, il avait eu le temps de cogiter et, finalement, il n’était toujours pas sûr de quoi faire, mais savoir que cette possibilité s’ouvrait à lui, ça le rendait heureux et léger. Et puis, Clara lui avait répondu.
— Musicologie ? Tu veux faire quoi ?
Les sourcils froncés de Luc déstabilisèrent Théo.
— Euh, je suis pas sûr mais écrire des musiques de film. J’adore les musiques de film. Tu trouves pas que c’est incroyable cette capacité à faire des sons qui permettent de s’immerger dans une ambiance ?
Luc ne semblait pas convaincu.
— Ça a de l’avenir la musique ?
— Euh ben… On regarde toujours des films donc…
Face à l’air sceptique de Luc, Théo reprit :
— Enfin, après, je ne suis pas sûr de faire ça… J’hésitais avec le droit. Je suis pris aussi.
— C’est bien le droit, approuva Luc. C’est une voie sûre qui paye bien et est utile à la société. Enfin, comme toujours, ça dépend, on entend tellement de choses…
Théo se dandina sur ses pieds. Ce n’était pas un terrain sur lequel il voulait s’engager, alors il hocha la tête et changea de sujet.
— Tu veux venir te baigner ? On a une bouée flamand rose.
Le sourcil levé de Luc fit bien comprendre à Théo que le flamand rose n’était pas un argument de vente. Théo haussa les épaules et emmena Luc jusqu’à sa chambre.
Ce qu’ils y firent ne regardèrent qu’eux.
***
Le lendemain soir, au repas, ses parents étaient là et Théo leur mentionna son acceptation en musicologie.
Sa mère hocha la tête, son père ne réagit pas. La discussion continua sur autre chose.
Alors c’était tout ? Rien de plus ? Théo ne savait pas s’il devait être soulagé ou outré. Il s’attendait à des questions, à des doutes, ou même à de la joie. Quelque chose, n’importe quoi. Pas ce silence désintéressé.
— Alors, tu as des trucs de prévus sur les semaines qui viennent ? demanda son père.
Théo haussa les épaules.
— Rien de spécial, travailler et voir les potes quoi.
— Tu semblais plus enthousiaste face à ce plan au début de l’été. Regardez-moi ces jeunes qui se lassent si vite de la vie, rit son père.
Théo chercha un moyen d’exprimer ce qu’il pensait mais, à défaut de trouver les mots justes, il dit simplement :
— C’est parce qu’on est cons.
Dans sa tête, Orelsan chantait « parce que vous êtes trop cons ».
— Fais pas le bougon, mon grand, le taquina son père.
Théo fit la moue.
***
Le jeudi soir, après un énième matin sans courir et une énième journée en solitaire, Théo avait soirée avec ses potes. Encore un jour où le lendemain au boulot serait compliqué. Sa bonne résolution n’avait même pas eu le temps de commencer.
Il y avait les habituels, chez Thomas. Mais l’ambiance n’était pas là, tout le monde était un peu dans sa bulle. Théo tenta plusieurs fois de lancer des jeux de cartes mais même lui s’ennuyait. Les blagues de beaufs de ses potes ne le faisaient plus vraiment rire, les musiques commençaient à devenir redondantes, la chaleur ambiante commençait à tous les fatiguer. La fraîcheur de la nuit leur manquait. Qu’est-ce qu’il partageait encore avec ses potes ? Était-ce lui ou le groupe de manière générale qui se détachait ? Il abhorrait cette ambiance molle et morose qui les entourait tout autant qu’il se détestait de ne pas réussir à y faire quoi que ce soit.
Il repartit insatisfait le lendemain matin.
Il passa la journée à l’épicerie à ruminer. Il était moins enjoué dernièrement, est-ce que ça impactait son amitié avec ses potes ? Il ne voulait pas les perdre.
La présence de Luc le soir venu l’empêcha de ressasser davantage. Et c’était pour le mieux.
— Soirée hier alors ? demanda-t-il devant les yeux bouffis de fatigue de Théo.
— Ouais… Longue soirée.
— Pas positif ?
Théo haussa les épaules.
— J’ai l’impression qu’on est moins proches avec les gars, moins sur la même longueur d’onde.
— J’ai ressenti ça déjà la première fois que je vous ai vus, remarqua Luc.
— Ça a commencé au début de l’été à peu près… Je sais pas quoi penser de notre amitié.
Luc circulait dans sa chambre en examinant les bibelots posés sur ses étagères. Il haussa une épaule.
— Ça reviendra.
— Mais je sais pas si on a déjà été vraiment amis en fait.
— Tu te poses trop de questions, soupira Luc. Sinon, qu’est-ce qu’il y a de positif dans ta vie ?
Je suis pris en musicologie, aurait-il voulu lui répéter mais apparemment ce n’était pas assez important et intéressant pour être pris en compte, que ce soit par ses parents ou son copain… Mais la question avait le mérite d’être pertinente : qu’est-ce qu’il y avait de positif dans sa vie ?
— T’as un super copain, répondit Luc à sa place avec un rictus, c’est pas donné à tout le monde.
Théo sourit. C’était ce que Luc attendait de lui.
— Toi, ils sont loin tes potes non ?
— J’ai ceux du lycée de Nice qui vont partir un peu partout en France pour les études oui. Et puis, vu que je passe l’été à Montpellier déjà…
— T’as pas peur de les perdre de vue ?
— Je me ferai des potes à la fac de toute façon.
— C’est pas pareil…
— Théo, t’es bien mignon mais, vraiment, tu te poses trop de questions. Prends la vie comme elle vient, c’est bon, soupira Luc en reposant d’un geste sec la figurine d’un Stormtrooper.
— Mais ça t’impacte pas de te dire que tes potes ne le resteront peut-être pas ?
Luc revint vers lui qui était assis sur le lit. Il prit son menton entre ses doigts et lui releva la tête. Théo se fit violence pour ne pas se dégager en secouant la tête.
— C’est la vie, on verra bien, et honnêtement j’ai pas spécialement envie de parler de mes potes et de ce qu’est l’amitié quand on est tous les deux… si tu vois ce que je veux dire.
Théo ne put s’empêcher de grimacer.
— Mes parents m’ont dit qu’ils rentraient pour 20 heures, mais on a le temps de faire un petit plouf avant qu’ils soient là pour manger…
— Tu m’invites à rester manger ?
Ce n’était pas une invitation mais un ordre. Théo ne sut pas lui dire non.
Il présenta alors Luc à ses parents en tant que petit copain, ce qui ne les fit pas tiquer. La dénomination sonnait bizarre dans sa bouche. Théo aurait aimé que ses parents se sentent un peu plus concernés : qu’ils disent quelque chose, positif ou négatif, qu’ils aient autre chose que ce sourire désintéressé plaqué sur leur visage, qu’ils fassent une remarque, qu’ils refusent que Luc reste dormir, qu’ils soient gênants à leur dire de se protéger même, n’importe quoi plutôt que cette énième absence de réaction.
Théo était tendu. La fois précédente, il avait réussi à dévier la chose pour que Luc n’aille pas plus loin. Il ne savait pas s’il serait capable de lui dire frontalement non pour aller au bout s’il restait dormir. Il se devait d’être honnête avec Luc mais il ne voulait pas qu’il pense qu’il ne l’aimait pas parce qu’il ne voulait pas coucher avec lui. Plutôt se blesser que de blesser l’autre.
Si Clara l’entendait, elle lui aurait mis une belle claque derrière la tête. Et elle aurait eu raison. Mais Clara n’était pas là et ne lui répondait pas. Si Clara avait été là, elle aurait aussi parlé des principes de l’amitié, elle n'aurait pas juste dit qu’il se posait trop de questions. Elle s’en posait plus que lui. Des plus profondes aussi sûrement.
Il secoua la tête. Clara n’était pas là et Luc restait dormir, il devait vivre avec ces deux informations.
Lorsqu’ils furent installés sous la couette et que Luc se pencha vers lui, Théo préféra entamer une discussion.
— C’est quoi ton film préféré ?
Luc sembla surpris par la question et se recula légèrement, toujours tourné vers Théo, à demi au-dessus de lui.
— Je n’en ai pas vraiment.
— Ah bon ?
— Je ne suis pas trop film.
Théo acquiesça, trop peu à l’aise pour trouver comment combler la discussion.
— Je peux t’embrasser maintenant ? demanda Luc avec un rictus.
Théo haussa les épaules, le regard fuyant. Oui mais non ?
— Ça va, j’ai compris, soupira Luc. Pas plus.
Il se pencha pour déposer un baiser rapide sur ses lèvres et Théo lui adressa un sourire gêné avant de se tourner vers le mur. Luc grogna dans son oreille et se colla à lui en cuillère.
— Je t’aurai, chuchota-t-il avant de lui mordre la peau sensible du cou en-dessous de l’oreille.
Théo frissonna.
Il dormit peu cette nuit-là, trop occupé à se demander comment gérer la situation, comment tenir le couple. Mais devait-il le tenir ?
Clara lui manquait. Ses potes lui manquaient. Ses parents lui manquaient. Il se sentait seul.
***
— Tu fais quoi à la rentrée ? demanda Théo le lendemain.
— Prépa en éco. Ça m’a toujours passionné le monde de la finance.
— Et où ça ?
— Je reviens sur Montpellier.
— On pourra se voir quand je rentrerai alors.
— Qui sait… répondit Luc.
Théo ne chercha pas à analyser le ton employé.
***
Camélia – 05/08 – 16h19
Je suis contente pour toi mais je mise pas beaucoup sur cette relation…
Annotations