3. Prise de conscience

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L'ivrogne du miroir et la menace d'avertir ma soeur m'ont profondément répugné, si bien que j'ai suivi sans rechigner les conseils et ordres de John.

Le repas m'a fait du bien. J'avais oublié le plaisir qu'on peut éprouver en mangeant, et j'ai retrouvé des saveurs oubliées. Le goût des aliments, le parfum des herbes et des épices, les sucs et le sucre ont remplacé l'acidité piquante qui avait élu domicile dans ma bouche. Même l'eau était agréable à boire, avec ses fines bulles qui éclataient contre ma langue et mon palais.

Le bain a détendu mes muscles, et la musique classique en fond sonore a apaisé les martellements dans ma tête.

Un diffuseur d'arômes parfume la pièce avec délicatesse et balaie l'odeur de renfermé et de tabac froid qui y régnait, tandis que les rayons du soleil profitent des rideaux tirés pour l'illuminer.

Deux cafés chauds nous attendent sur la table basse ; nous nous réinstallons, face à face. Je suis un peu nerveux, car s'il prend tout son temps pour mélanger le sucre, il se montrera intransigeant dès qu'il posera ses yeux perçants sur moi. Il ne lâchera rien et mènera son interrogatoire jusqu'à ce qu'il soit satisfait de mes réponses. Un véritable flic.

Finalement, c'est au moment où il redresse la tête qu'il choisit d'attaquer :

— Il n'y a que toi et moi, ici, tu vas donc pouvoir m'expliquer la raison d'une telle déchéance. Ou les raisons, si tu en as plusieurs.

— Je ne sais pas. Je ne dormais plus, et je me suis aperçu que l'alcool m'y aidait.

Ses deux billes vertes de chat me sondent et la question qu'il me pose ressemble à une affirmation ou une invitation à reformuler :

— Tu te fous de moi ?

— Non, plusieurs verres, tous les soirs, puis un de plus, et encore un... À la fin, ça devient une habitude et il en faut toujours plus.

— N'oublie pas à qui tu parles, Lukas, je te rappelle que nous passons toutes nos soirées ensemble, depuis l'adolescence. Tu t'es isolé une semaine après notre retour de France. Pourquoi ?

Il épie le moindre de mes gestes, le regard réduit à deux fentes presque fluorescentes. Je n'en mène pas large, je ne comprends pas bien ce qu'il attend de moi, ce qu'il espère m'entendre dire. Mes ongles grattent les coutures du canapé. Fumer, je furète de toute part, à la recherche de mon paquet. L'agacement me gagne quand je ne l'aperçois nulle part. Je commence à m'agiter sur les coussins, ce qui provoque un vif intérêt chez mon interlocuteur dont les paupières se relèvent.

— Je viens de t'expliquer que je ne dormais plus et que...

— Stop ! Lukas, pas de baratin, s'il te plait. J'ai bien compris que tu ne dormais plus, et que l'alcool est devenu ton meilleur ami.

Je me lève. L'orage est proche et je veux l'affronter avec mes cigarettes que je n'ai toujours pas repérées. John gigote, se cale contre le dossier et fouille dans la poche de son jean. Le regard étincelant, il jette boitier et briquet sur la table, dans ma direction, pose les mains sur ses genoux, puis reprend :

— La raison de tes insomnies, Lukas.

— Je n'en sais rien ! je m'énerve, la fumée sortant de ma bouche et les bras levés vers le ciel. Le stress, la fatigue, qu'est-ce que j'en sais ! Je ne suis pas médecin.

— Oh si tu le sais ! s'emporte-t-il en se dressant à ma hauteur, l'index pointé dans ma direction. Si c'est enfoui au plus profond de toi-même, on va creuser jusqu'à trouver, fais-moi confiance.

— Tu as l'intention de me harceler pendant des jours, John ? Parce que si c'est bien ça, tu rêves ! laché-je, acerbe.

— Tu préférerais peut-être qu'Angie s'en charge ? Je pourrais aussi faire appel à un psy. À toi de voir, Lukas. Si tu ne te ressaisis pas, tu vas perdre très gros, fry ; les clients se montrent de plus en plus surpris et inquiets par ton absence et des rumeurs ont déjà vu le jour.

— Qu'ils aillent au diable ! C'est ma vie privée, j'en fais ce que je veux, et rien ne m'oblige à l'étaler !

— En effet. Le problème, Lukas, c'est que tu as toujours été un personnage public, que tu y prenais du plaisir et que tu le montrais. Tu ne peux pas changer de profil du jour au lendemain ; les gens ne comprennent pas, tes proches non plus. Il y a forcément des conséquences qu'on ne peut pas assumer à ta place. Rassieds-toi et reprenons.

Il me désigne le divan et s'installe à nouveau sur le sien. Avant de poursuivre, il allume une cigarette, pensif, pendant que je me prépare à sa prochaine attaque.

— Récapitulons : la journée, tu travaillais avec tes conseillers et tes avocats sur ton projet d'agrandissement. Le soir, nous dinions ensemble, avec ta soeur et quelques connaissances, voire de bons clients. Ensuite, nous passions un moment en discothèque et tu finissais la nuit avec une charmante jeune femme, ou d'autres fois, tu accompagnais l'épouse d'un riche habitué autour des tables de jeu, et elle te suivait dans ton lit, avec toute la discrétion qu'il se doit. Sommes-nous bien d'accord ?

— Oui, j'acquiesce avec suspicion.

— Le dernier jour, tu étais déjà dans ton bureau lorsque ta secrétaire est arrivée. Dans la matinée, elle t'a entendu crier et t'a trouvé en plein réveil, derrière ton bureau, avant de te voir déguerpir tel un môme pris en flag.

Je reçois un électrochoc et suis assailli de visions. John ne s'en aperçoit pas :

— Depuis, plus personne ne t'a revu. Lukas ? Tu es avec moi ?

Je me râcle la gorge avec l'espoir de reprendre le contrôle de mon esprit, puis je prends une profonde inspiration :

— Je... C'est... Oui, je suis là. C'est bien ce qu'il s'est passé, je m'en souviens.

— Bien, tu n'es pas amnésique. Pourquoi as-tu quitté ton bureau ?

— J'avais mal à la tête et j'étais crevé, expliqué-je en me grattant le cuir chevelu. Je me suis allongé après avoir pris un comprimé pour la douleur.

— Ensuite, m'encourage mon ami.

— Je ne sais plus, je m'irrite, pris de vertige et de sueur.

— Merde Lukas ! Fais un effort ! s'insurge John qui s'est remis sur ses pieds d'un bond et balance les bras. Ne pousse pas le bouch...

— C'est ce rêve ! C'est à cause de lui ! Tout a commencé avec lui !

Je me tiens la tête des deux mains et j'appuie, comme si le fait de presser les images qui défilent devant mes yeux allait les faire disparaitre. John me contemple, sourcils froncés et me laisse le temps de me calmer avant de récidiver :

— Parle-moi de ce rêve.

Je ne suis pas prêt. C'est mon rêve, je ne veux ni le partager, ni entendre les jugements qu'il provoquerait inévitablement. John prend mon silence pour un nouveau caprice, ce qui n'est pas faut, en définitive, et me rappelle à l'ordre, excédé :

— Arrête de te braquer, Lukas ! C'est moi, John, ton frère ! Ton frère de coeur, mec ! On a fait les quatre cent coups ensemble, tu m'as fait confiance au point de m'accueillir chez toi, de financer mes études, de m'offrir un travail et pas n'importe lequel, tu t'es toujours confié à moi, alors dis-moi, Lukas, lequel d'entre nous a tellement changé que tu ne peux plus me parler ?

— On a évolué tous les deux, John.

Il m'est impossible de continuer, tout se mélange dans ma tête, les fautifs, les raisons ou les torts, les conséquences, les souvenirs et ce putain de rêve !

— En quoi ? Vas au bout de tes idées, Lukas ! Il est là, ton problème, tu es incapable d'exprimer tes sentiments et tu vas plus loin, tu les refoules ! À force d'occulter ce qui nous dérange, ça finit par ressortir et ça nous pourrit la vie ! Voilà pourquoi tu fais ce rêve, quel qu'il soit, et qu'il t'empêche de dormir.

Le silence qui s'installe est pesant. John a tout compris et m'a offert un résumé parfait. Maintenant, il attend que je réagisse, mais je ne sais pas quoi dire. Il se déplace et vient s'assoir à mes côtés, en biais, légèrement tourné pour continuer à m'observer. Quelques secondes de réflexion plus tard, il insiste d'une voix douce :

— Raconte-moi ce rêve ou explique-moi ce qui a changé, Lukas.

— OK, je capitule sans retenir un long soupir. Par où commencer ?

Cette fois, John me laisse réfléchir sans m'interrompre.

— Le casino ; à quoi ça va nous avancer d'agrandir encore. Il est déjà le plus grand, le plus beau... J'y rencontre des femmes, jeunes, extrêmement séduisantes mais sans cervelle. En ce qui concerne les autres, certaines pourraient être ma mère et j'y prends de moins en moins de plaisir. D'ailleurs, je n'arrive plus à faire semblant de rire aux blagues vaseuses de nos connaissances et je ne supporte plus l'attitude dédaigneuse et hautaine d'Angie.

Je me rends alors compte que John retenait sa respiration, quand il la reprend.

— Tu as oublié quelqu'un, me fait-il remarquer, avant de préciser devant mon air faussement ahuri : moi.

Je ne voulais pas en arriver là, mais il me tend une perche que je ne peux refuser. Que je dois saisir, à tout prix, j'en suis inconsciemment conscient. Je me dresse d'un seul coup, en colère contre mon meilleur ami, contre moi, pauvre lâche, contre le monde entier, et je laisse sortir une partie de ma frustration :

— Toi, tu ne penses plus qu'à tes futures vacances en Guadeloupe !

Je le regarde, guettant sa réaction à mon aveu crié, ou plutôt craché, du fond du coeur. Mon frère me fixe, une profonde stupéfaction sur le visage. Il inspire un grand coup, puis souffle longuement, tête baissée. Son regard franc accroche alors le mien et je discerne des pointes de soulagement, voire d'amusement dans le ton qu'il emploie :

— Nous y voilà.

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