10. Surprise !
Janvier 2019
Nos valises enfin récupérées, John et moi patientons derrière quelques passagers d’un vol long courrier pour présenter nos passeports aux officiers. Par chance, notre voyage privé nous permet de bénéficier des mêmes avantages que les VIP des compagnies aériennes et notre attente se fait raisonnablement courte.
Je franchis le sas et cherche un visage familier, celui de Sybille. C’est John qui la repère le premier alors qu’elle clame son prénom et agite les bras. Son sourire me rassure, elle est heureuse. Ils s’enlacent et s’embrassent rapidement, puis échangent des sourires et les banalités d’usage. Le visage de notre amie s’assombrit quand elle me reconnait, alors que je lui adresse un salut amical de la main. En retour, elle me gratifie d’un regard glacial à couper le souffle.
— Que fait-il là ? demande-t-elle à son invité d’un ton sec en me désignant du menton.
John ne sait pas quoi répondre. Son embarras m’ennuie, je n’avais pas pensé que ma présence puisse le mettre en porte à faux.
— Hello ! Ravi de te revoir ! m’exclamé-je en m’approchant d’elle pour la serrer dans mes bras avec un air que j’espère serein.
Elle finit par accepter l’accolade, puis rapidement, nous invite à quitter le hall.
Les portes coulissantes à peine franchies, John et moi subissons un choc thermique. Le pilote nous avait annoncé onze degrés au sol quand nous nous sommes envolés de Las Vegas ! Quelle température peut-il bien faire ici ? Une seule envie m’obsède désormais : ôter mes vêtements d’hiver qui collent déjà à ma peau !
— Rassure-moi Sybille, j’ahane alors que j’essaie en vain d’éponger la transpiration sur mon front avec mon avant-bras dénudé, il y a la clim dans ta voiture ?
Elle ouvre le coffre d’une familiale pas toute jeune et nous engage à y déposer nos valises avant d’inciter John à prendre place à l’avant, près d’elle.
Pas besoin de sauna sur cette île, les véhicules suffisent à prendre une bonne suée ! Relégué sur la banquette arrière peu confortable, j’attends avec impatience que l’air conditionné poussé à plein régime parvienne enfin jusqu’à moi, alors que chaque bosse ou trou sur le bitume m’arrache une grimace ou un cri. Parfois les deux.
J’essuie mon visage et râle encore, indifférent au paysage qui défile.
— Où as-tu prévu de séjourner, s’enquiert la conductrice, aigre, alors qu’elle me lorgne à travers le rétroviseur intérieur.
— Chez toi, pour cette nuit. Le temps que je parle à Carly et…
— Houlà, doucement ! m’interrompe-t-elle avec précipitation, la main droite levée. Nous sommes en pleine saison et mes chambres sont occupées.
— En pleine saison ? répétè-je, incrédule. Nous sommes en janvier, les vacances des français sont encore loin, ou ils vont à la neige !
— C’est tout à fait ça, Lukas, les jeunes vont skier, les retraités viennent passer la période hivernale ici, au chaud.
La moue moqueuse qui accompagne sa révélation m’agace au plus haut point, pourtant, je respire un grand coup et réprime une réponse acerbe.
La stalagmite n’en a pas fini :
— Une dernière chose, reprend-elle, autoritaire. Si j’étais toi, je ne compterais pas trop sur Carly. Après la façon dont tu l’as traitée, je doute fort qu’elle ait envie de te revoir, ni même de te parler.
Mon cœur s’emballe. Plusieurs scénarii défilent devant mes yeux, tous plus terribles les uns que les autres. Et si…
— Est-ce qu’elle va bien ? questionné-je d’une voix suppliante.
— Oui, elle va bien, répond le glaçon, conciliant. Mais pas grâce à toi, termine-t-il, incisif.
Je reprends ma respiration, restée en suspens.
— Merci, je suis rassuré. Je suis venu lui présenter mes excuses.
— Des excuses ? s’étrangle-t-elle encore, furibonde.
Cette femme fait peur, elle écrase par sa vivacité d’esprit. J’en ai rencontré peu, des gens comme elle, mais avec eux, je maitrisais les sujets. Elle, elle porte sur moi un jugement sans appel. Je dois la convaincre de ma sincérité si je veux qu’elle m’apporte un peu d’aide.
— Nous sommes arrivés, prévient-elle. Léandra pourra peut-être t’héberger.
Vu l’inflexion glaciale de sa voix, je préfère ne pas insister. Je prie malgré tout pour que leur copine n’ait pas de place à m’offrir elle non plus.
L’Ourse polaire me propose de me rafraichir et m’indique la salle de bain tandis qu’elle accompagne John dans sa chambre et l’invite à défaire ses bagages.
— J’appelle Léandra, prenez votre temps, nous informe-t-elle en s’éloignant.
La pièce est minuscule, éclairée par une ampoule qui pend du plafond et diffuse une lumière jaunâtre. Le lavabo et le bidet en porcelaine verte datent d’une autre époque, tandis que le carrelage et la faïence ont connu des jours meilleurs. C’est propre. Mais vieux. Je nettoie mes mains moites avec une savonnette aux effluves de coco et passe un peu d’eau sur mon visage. Elle n’est même pas fraîche ! Je transpire toujours autant. Normal, puisque la pièce ne supporte pour seule aération qu’une unique petite fenêtre à clayettes. Obstruée par une épaisse moustiquaire, de surcroît ! L’atmosphère oppressante m’oblige à m’enfuir, à la recherche d’un peu d’air et de lumière. Mes pas m’entrainent précipitamment du salon vers la terrasse que je distingue à travers la baie vitrée.
Mon visage dégouline de sueur mêlée au reste d’eau que je n’ai pas pris le temps de sécher. Une porte latérale s’ouvre vivement pour laisser apparaitre Sybille. Son téléphone en main, elle me rejoint et je suis soulagé par son regard un peu moins animal.
— Léandra affiche complet, elle aussi. Pas étonnant, elle a vue sur mer.
Je jubile. Appelle Carly, aller, n’attends pas que je te supplie. Retour de la bête, ses yeux envoient des gerbes de glaces et m’hypnotisent. Elle prend une profonde inspiration. Elle va exploser.
— Vous me prenez la tête, John et toi ! Il devait être seul ! Qu’est-ce que tu viens foutre ici ???
Elle se détourne, avance de quelques pas puis revient vers moi, encore plus furieuse :
— À quoi tu t’attendais ? À débarquer ici, le visage en cœur et qu’elle t’accueillerait à bras ouverts ? Tu crois vraiment que tu vas pouvoir te jouer encore d’elle ?
— Je ne jou…
— Tu es vraiment un connard ! m’interrompe-t-elle. Avec un grand C, pour entraîner ton pote dans tes cachoteries !
Impossible d’en placer une, elle reprend déjà :
— Merde ! vocifère-t-elle en tapant du poing sur la table en bois.
John refait enfin surface et nous dévisage tour à tour, inquiet, tandis qu’indécis, j’épie chaque mouvement du fauve. Personne ne s’est jamais risqué à s’adresser à moi de cette manière. C’est sans doute pour cette raison que je ne trouve rien à dire, que je ne sais quelle attitude adopter.
Elle explique à mon fry le refus de Léandra.
— Tu n’as plus qu’à prévenir Carly de la présence de Lukas, lui suggère-t-il, amusé, avant de s’assoir autour de la grande table.
Hayway To Hell d’AC/DC nous fait sursauter quand le titre s’échappe du portable de l’animal. L’écran affiche en gros Carly. Mon cœur manque un battement, pourtant, je me jette sur l’appareil. Du bout de la table, je ne suis pas assez rapide et Sybille s’en empare, vive comme l’éclair. Nous nous affrontons du regard et sans me quitter des yeux, elle décroche :
— Salut, ne quitte pas, je mets le haut parleur.
Si son interlocutrice n’a pas saisi, aux intonations de sa voix, que quelque chose ne va pas, l’avertissement de la conversation rendue publique ne permet plus aucun doute.
— Qu’est-ce qui se passe, Sybille, John a changé d’avis ?
Je peine à respirer quand mon cœur s’emballe. Je voudrais lui signifier ma présence, mais l’ourse me toise toujours. Son index me désigne avant de m’exhorter au silence. Pourquoi n’entre-t-elle pas directement dans le vif du sujet ? Ou pourquoi m’empêche-t-elle de lui parler ?
— John est bien arrivé. J’ai besoin que tu loges… un touriste, explique-t-elle en m’accablant de ses iris givrés. Si tu as de la place.
— …
Silence de mort dans l’appareil.
— Dans l’un de tes gites, se croit-elle obligée de préciser, hésitante, le visage toujours braqué sur moi.
— …
Un groupe d’adolescents surgit alors avec rires et cris. Ils détournent l’attention de la bête lorsqu’ils l’embrassent. Mon pote se lève et leur tend la main tandis qu’une gamine me fait la bise.
— Salut, moi c’est John.
Ils se présentent tous. Une autre fille penche sa joue vers moi et l’un des jeunes, le fils de notre hôtesse vu la ressemblance, me regarde avec curiosité avant de se pencher vers le téléphone de sa mère et de saluer Carly.
La daronne invite le groupe d’intrus à se rassembler dans le salon.
— Sybille ! hèle la voix, méfiante, dans le haut-parleur. John, vous êtes là ? Qui dois-je héberger, Sybille.
L’interpellée hésite.
— Moi. Carly…
— …
BIP. BIP. BIP.
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