13. Patience
Soulagé. Je suis soulagé, libéré d'un poids. Je lui ai avoué ce qui me pesait, ce que je refusais depuis le début. Je suis amoureux depuis le premier jour, et je refoulais de toutes mes forces ce sentiment à la fois merveilleux et terrifiant.
Mon cœur bat la chamade tandis qu’elle me dévisage, indécise. Elle garde le silence un long moment. Incapable de la quitter des yeux, j’observe son conflit intérieur en cherchant ce que je pourrais ajouter pour la convaincre de me donner une autre chance.
Le dos callé au dossier de sa chaise, elle ferme les paupières et les dirige vers le plafond avant de frissonner et de s’appuyer, en pleine concentration, au bord de la table. Je ronge mes ongles à peine repoussés et m’aperçois qu’elle joue avec les siens, elle aussi.
Elle se lève soudain, me toise avec rancœur et m’informe de sa décision, d’une voix tranchante :
— J’ai besoin de temps. Tu ne m’as pas convaincue et tu comprendras que je ne t’accorde plus aucune confiance.
— Carly…
— Stop, intime-t-elle en insistant de sa main levée. Toi et moi avons laissé les choses aller trop loin, toute cette comédie n’aurait jamais dû voir le jour, m’assène-t-elle encore.
Ce coup de poignard en plein cœur me fait atrocement mal. Ma gorge nouée m’étrangle. La douleur s’empare de ma mâchoire et grimpe jusqu’à mes tympans. Est-ce dû à la dureté de ses mots ? Ma tête tourne. Le plateau de la table me retient tandis que Carly opère quelques pas vers la cuisine, puis s’arrête et se tourne vers moi :
— L’un de mes gîtes est disponible. Je vais donc t’accueillir, parce que les filles n’ont pas de place et que tu as pris le temps de venir jusqu’ici. Cependant, je ne veux pas te parler. En tout cas, pas tant que tu ne m’as pas prouvé que tu as vraiment changé. À ce moment-là, j’envisagerai, peut-être, de revoir mon jugement.
Elle s’apprête à rejoindre les autres. Réagis, Lukas !
— Tu n’as pas écouté ce que je te disais? Je viens d’ouvrir mon cœur pour la première fois de ma vie et c’est tout ce que tu en penses ?
— Tu as ouvert ton cœur ? Le mien, tu l’as lacéré ! J’ai survécu à cette histoire, Lukas, à toi, à ce que j’ai cru découvrir en toi. Tu m’as laissé espérer un leurre. Crois-moi, je ne renouvellerai pas l’expérience.
— Mon cœur saigne, murmuré-je, pour toi.
Cette boule dans mon cou s’étend au reste de mon visage et mes paupières gonflées me brûlent. Je me rends compte que je retiens mes larmes et baisse la tête.
— Ça suffit, Lukas, les enfants arrivent.
Le repas est un supplice. Mon appétit en a pris un coup, autant que mon moral, et la curiosité des jeunes m’agace. John répond à la plupart de leurs questions, pourtant j’aimerais qu’ils retournent à leur console et nous fiche la paix.
Enfin, tous se lèvent pour débarrasser et je retiens Carly quand elle veut embarquer mon verre :
— Laisse, s’il te plait. La bouteille aussi.
— Ok, mais bouge tes fesses et aide-nous à ranger, ordonne-t-elle, glaciale.
John m’adresse un regard d’avertissement auquel je réponds en le foudroyant des yeux.
Je ne comprends pas d’où vient la froideur qu’ils expriment tous, alors que la chaleur est étouffante sur cette île.
Tout le monde s’embrasse. Je trouve cette habitude inutile et agaçante mais me prête au jeu. L’ourse agite son index sous mon nez pour me rappeler d’éviter tout tracas à sa copine sous peine de subir son courroux, puis John, Sybille et les mômes nous accompagnent jusqu’à la Wolkswagen de Carly, un Ti-Cross, garée devant la clôture. Je m’installe et cale la bouteille de vin entre mes jambes.
Sybille se penche par la vitre ouverte et recommande la prudence à son amie alors que je saisis l’allusion aux deux billes bleu acier qu’elle braque sur moi.
Le silence me pèse, durant le trajet, pourtant, ils semblent tous les trois paisibles. Je devine les bâillements des gamins à l’arrière, et serre les dents quand mes lèvres menacent de les imiter. Ma montre affiche dix-huit heures douze tandis que le tableau de bord indique vingt-et-une heure douze. Une chose est sûre, ce n’est pas le décalage horaire qui me fatigue, mais le manque de sommeil. J’ai passé la nuit à imaginer mes retrouvailles avec Carly. Bah, c’était mieux dans mon rêve. Les ombres qui défilent à travers ma fenêtre ont vite fait de me lasser et je m’en détourne pour observer la conductrice.
Elle semble épuisée, mais détendue. Je n’ai même pas pu la serrer dans mes bras. Je me doutais qu’elle ne m’accueillerait pas à bras ouverts, et j’espérais que notre histoire ne se résumait pas juste au sexe. Elle a raison, elle a beaucoup souffert à cause de ma conduite, mais elle refuse d’accepter toute explication ou excuse de ma part. Elle n’imagine pas ce que toutes ces révélations représentent pour moi. Je me suis mis à nu devant elle. Pour elle, pour nous. Elle veut que je lui prouve, quoi au juste ? Que j’ai changé ? Mes déclarations ? Qu’attend-elle de moi ? Et surtout, comment y arriverais-je si elle refuse de me parler ?
La voiture s’arrête devant un portail blanc et me tire de ma méditation.
— Thomas, nous sommes arrivés, prévient la mère de famille.
Le garçon, l’ainé, ouvre sa portière sans un mot et s’approche du lourd panneau métallique qu’il fait glisser pour nous permettre de pénétrer dans la propriété. Les clés en main, il déverrouille l’entrée d’une maison blanche dont le mur de la terrasse a été peint en vert salade, enjambe une marche sans cacher un bâillement sonore, suivi de près par son frère. J’attends Carly, partie refermer l’accès au jardin, devant le véhicule, garé devant la bâtisse. J’admire sa silhouette, moulée dans une robe droite bleue pastel, à bretelles, qui descend jusqu’aux genoux. Ma Carly, toujours aussi sexy. Je viens à sa rencontre tandis qu’elle se dirige vers l’habitation. À ma hauteur, elle se détourne, non sans m’attribuer un regard lourd de sous-entendus. Oui, je sais, j’avais oublié qu’elle est toujours en colère.
— Attends-moi ici, exige-t-elle, avec fermeté. Les garçons, vous êtes couchés ? Je vous embrasse, puis je conduis Lukas au gîte. À tout à l’heure.
J’en profite pour récupérer ma valise dans le coffre, et la bouteille, abandonnée sur la moquette du SUV.
Ses pas se rapprochent et je perçois le bruit d’un trousseau de clés.
— Viens, ordonne-t-elle en passant devant moi sans me regarder.
Elle me devance et se dirige, rapide, vers une autre petite maison, toute blanche, sans toit.
Nous pénétrons dans un petit salon, doté d’un canapé trois places moutarde et d’un fauteuil en osier garni de coussins où le jaune domine encore. Un buffet deux portes en bois supporte un écran plat manquant de pouces selon moi, et une minuscule table ronde en bambou, sur laquelle je me déleste du litre de vin, repose sur un tapis en roseau. L’ensemble me parait un peu sombre et je remarque un plafond bas, en bois rouge foncé. Une mezzanine ! Le fond de la salle est équipé d'un sofa convertible recouvert d'une housse couleur safran et d'un fauteuil assorti qui font face à deux petites bibliothèques blanches chargées de livres.
Mon hôtesse me décrit ensuite la cuisine, dont les placards aménagés aux tons blanc et turquoise, recèlent toute sorte de vaisselle. Une fenêtre sur le mur, donne accès à la terrasse, que je découvrirai le lendemain, précise-t-elle, puisqu’il fait nuit noire. Elle me montre sommairement l’emplacement des interrupteurs pour le volet roulant et la lumière extérieure, puis branche le réfrigérateur, un appareil classique, sans réservoir d’eau et fabrication de glaçons automatiques ! Au centre de la pièce trône une belle table ronde, sculptée dans le même bois que l’étage, entourée de ses quatre chaises.
Deux portes, sur le mur de droite. La salle de bain, blanche et orange, mignonne, dispose d’un lavabo en porcelaine et d’une douche à l’italienne. Je m’empresse de quitter la pièce exiguë avec l’impression d’étouffer. Et ce n’est rien en comparaison des WC !
Leur issue fait face à un escalier que Carly m’invite à emprunter. Nous débouchons sur un étroit couloir où les murs de chaque côté sont pourvus d’une ouverture.
— Ce sont les chambres, précise-t-elle, tandis que je me penche à la balustrade, au bout du passage, et reconnais la moitié du salon.
— Tu prendras celle de droite, poursuit Carly quand je reporte mon attention sur elle. L’autre est équipée de deux lits, pour les enfants. Les draps sont propres, la clim est réglée, mais si tu veux la modifier, la télécommande se trouve dans le tiroir du chevet. Tu trouveras aussi dans le placard une couette et des oreillers supplémentaires, ainsi que des plaids.
— Tu ne me montres pas ? réclamé-je, déçu.
— Non, Lukas.
Le ton est ferme, pas la peine d’insister.
— Tu as laissé ta valise sur le perron, ne l’oublie pas, me rappelle-t-elle avant d’entamer sa descente.
Je la suis. Elle ne va pas partir comme ça !
Elle marque une pause dans la cuisine :
— Les placards sont vides, mais je laisse toujours une bouteille d’eau dans le frigo. J’avais prévu d’aller faire quelques courses demain soir. Tu nous accompagneras, si tu veux. J’oubliais, poursuit-elle en balayant la pièce du regard, près du lavabo de la salle de bain, tu trouveras les produits pour le corps que je mets à disposition de mes clients en attendant qu’ils se ravitaillent.
Sa voix s’est radoucie, ça fait du bien ! Je suis conscient d’être en présence de la professionnelle, pas de ma Carly, mais je savoure cette accalmie.
— Pour ces raisons, je t’invite à prendre ton petit déjeuner chez moi, et à y déjeuner.
— Merci, …
— Tais-toi. Remercie plutôt mon sens moral. Je ne vais pas te laisser mourir de faim ou de soif.
Elle se rapproche de la porte d’entrée.
— Tu prends un dernier verre avec moi ? proposé-je avec appréhension, main tendue vers la bouteille.
— Non, Lukas. Je me lève très tôt demain. Bonne nuit.
Je la regarde s’éloigner, le cœur en miettes, incertain quant à l’issue de mon séjour. Point positif, elle ne m’a pas quitté en colère. Son timbre était las, mais elle a clôturé cette soirée avec douceur.
Vivement demain. En attendant, je n’ai pas sommeil.
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