19. Susceptibilité
Pendant le trajet de retour, l’ainé raconte rapidement sa journée et, informé de la rencontre prévue le lendemain pour son frère, il prévoie de nous accompagner. Bon, je vais devoir me dépatouiller avec non pas un, mais deux adolescents.
Les garçons et moi déchargeons les courses tandis que Carly ouvre toutes les fenêtres pour créer un infime courant d’air. Je vide les sacs sur la table et elle se charge de les stocker dans les réfrigérateurs et placards. Finalement, son tri a du bon, le rangement est rapide et ensemble, nous sommes efficaces. Je jette les emballages vides dans la poubelle quand Cyril crie à mon intention :
— Lukas, je prépare la console. Tu viens prendre ta taule ? Thomas arrive, il se douche.
— Qu’avez-vous prévu ? s’inquiète leur mère.
— Un défi Fortnite. C’est un jeu sur console et pc.
— Je sais ce qu’est Fortnite, râle ma poupée qui me toise d’un œil ombrageux.
— Je vais les exploser ! Entrainez-vous le temps que je configure mon ordinateur ! Tu as besoin d’aide pour le repas, ma chérie ?
— Ma chérie ? glousse l’interpellée, les doigts devant la bouche. Non, ça va aller, tu peux aller jouer.
À peine me suis-je éclipsé qu’elle laisse éclater son fou rire. Oui, bon, je suis aussi surpris qu’elle. Ça m’a échappé et il est trop tard pour faire marche arrière.
*****
Nous avons fait trois parties. J’ai bien failli en gagner une. À ma décharge, ils étaient deux, j’étais seul. Carly a dû intervenir à plusieurs reprises par crainte que nos cris n’incommodent les vacanciers. Les jeunes me font ensuite découvrir Fifa et me conseillent pour la formation d’une équipe.
En plein match, alors que le meilleur joueur vient de se blesser, je reconnais la voix de mon bro sur la terrasse. Une rapide accolade, deux bises sur les joues de sa nana toujours aussi glaciale, un bref salut à ses enfants et je reprends ma manette pour mettre fin au carnage qui se déroule sur mon terrain de foot à l’écran.
Le fils de l’ourse, Killian,est venu avec sa console et John a apporté son pc. Deux équipes se forment, mon frère et moi d’un côté, les trois garçons de l’autre. Les femmes, dans la cuisine nous hurlent leur souhait de s’entendre parler mais la voix pourtant forte du fauve ne parvient pas à passer au–dessus des nôtres. Alors celle de Carly, n’en parlons pas. Elle est inexistante.
— Yeahhhh ! hurle mon frangin, bras et poings levés, quand il reste l’unique survivant.
Nous nous préparons à un nouvel affrontement quand ma poupée nous convie sur la terrasse pour prendre l’apéritif. Les jeunes avalent leur verre de Coca-cola d’un trait, engloutissent quelques friandises salées et retournent à leurs occupations.
— Alors Lukas, qu’as-tu fait de beau aujourd’hui ? s’intéresse mon bro.
— J’ai tondu la pelouse, confié-je avec fierté.
Sybille et John me dévisagent tandis que Carly les regarde en souriant. Silence total. Leurs joues se gonflent, leurs lèvres se serrent au point de disparaitre et leur menton frémit. La femme pouffe la première, aussitôt imitée par son mec. Ils se tordent de rire, se tiennent les côtes, essuient leurs yeux. Carly se retient, je le vois, malgré tous ses efforts pour me le cacher.
— Ils sont surpris. Ne t’inquiète pas, ça va leur passer, parvient-elle à articuler tant bien que mal.
Mon pote, en face de moi s’adresse à elle, la voix nasillarde, entre deux éclats de rire :
— J’espère que tu l’as filmé !
C’est repartit de plus belle. Il tape du pied sur le carrelage, tandis que les épaules de Sybille sont agitées de rapides soubresauts et que même Carly couine, tête baissée, près de moi. Les jeunes braillent à l’intérieur, en pleine partie, ils veulent savoir ce qu’il se passe.
Humilié, en colère, je me lève et renverse mon verre sur la table basse. Je m’en contrefiche, contourne le canapé et quitte la terrasse, tête haute. Je pars me réfugier dans le gîte. Je ne suis pas venu ici pour me faire ridiculiser de la sorte ! J’ai vraiment été idiot d’espérer que Carly me respecterait juste avec quelques mots ! Pire, de croire qu’elle éprouvait les même sentiments que moi. Elle ne m’a pas accepté la première fois, pourquoi serait-ce différent aujourd’hui ?
Je rassemble le peu de vêtements sortis de ma valise et les remets dedans d’un geste rageur. Merde, mon ordinateur, il est resté chez elle. J’appelle John, dont la voix calmée ne suffit pas à m’apaiser :
— Désolé, mec. Aller, reviens, on va passer à table.
— Je n’ai pas faim. Apporte-moi mon portable.
Je raccroche. Je n’ai aucun compte à leur rendre. Le téléphone collé à l’oreille, je commande un taxi quand mon bro frappe à la porte.
J’ouvre et reconnais, surpris, Carly.
— Je suis désolée, s’excuse-t-elle avec un doux sourire alors que je me détourne pour m’affaler sur le sofa d’un air boudeur et provocateur. Sybille et John aussi, ajoute-t-elle en me suivant. Ils ne s’attendaient pas à ta réponse.
Elle me pousse doucement de la main.
— Tu me fais une petite place, s’il te plait ?
Toujours contrarié par des sentiments contradictoires, j’affiche une grimace agacée quand je me décale.
— Avoue que c’était drôle, reprend-elle, sa paume sur mon épaule. Imagine Angie en train de brosser le plancher, ça te ferait rire, non ?
— Non, Carlyanne ! m’insurgé-je en me relevant pour lui faire face. Tu parles de ma sœur et même si elle et moi ne sommes pas toujours d’accord, elle est ma sœur et ma seule famille. Vous prenez un malin plaisir, ta copine et toi à me provoquer, à me mettre à l’épreuve avec vos saucissons à couper, vos salades à laver ou vos pelouses à tondre ! Vous savez qui je suis, vous connaissez mon statut et vous savez que si c’est habituel pour vous, toutes ces activités sont inédites pour nous ! Non, je n’en éprouve aucune honte, parce que c’est ma vie, je n’en ai pas connu d’autre ! Alors je suis navré, mais je me casse, je rentre chez moi !
Des tremblements nerveux me secouent. Le regard attristé de Carly me fend le cœur, mais elle me rabaisse depuis mon arrivée et je ne suis pas réputé pour ma patience. Elle baisse la tête. J’espère que je n’ai pas provoqué ses larmes.
— Je comprends, déclare-t-elle. C’est dommage. Je commençais à apprécier cette nouvelle relation. Je reprenais confiance en toi. Mais c’est plus fort que toi, le moindre prétexte te permets de t’enfuir. Encore.
Je réalise alors que je n’ai aucune envie de rentrer, que je veux juste m’attarder encore un peu auprès d’elle.
— Demande-moi de rester, Carly. S’il te plaît.
—C’est à toi de décider si tu veux encore essayer ou si tu préfères abandonner, déplore-t-elle après avoir quitté à son tour le canapé pour prendre mes mains dans les siennes.
— Je t’en prie, Carly. Le taxi va arriver.
— Reste.
Elle se rapproche lentement, sans me quitter des yeux. Ses deux mains à plat sur ma poitrine glissent jusqu’à mes épaules. Je savoure ses caresses brûlantes à travers mon polo et reste immobile par crainte de briser la magie. Lorsque ses doigts effleurent mon cou, je rejette la tête en arrière et soupire d’aise. Puis elle se colle à moi tandis que ses ongles survolent les côtés de mon visage avant de se joindre derrière ma nuque et de m’inciter à me pencher vers elle. Nos lèvres se frôlent, s’éloignent. Son souffle chaud chatouille ma peau, sous l’oreille avant de revenir chercher ma bouche. Mes paumes se frayent un passage entre ses cheveux dénoués et écrasent son visage contre le mien. Alors nos langues se mêlent entre soupirs et gémissements.
Elle m’arrache à la douce chaleur qui nous enveloppait quand soudain, elle recule.
— Les autres nous attendent, explique-t-elle, la voix rauque. Ils pourraient nous surprendre. Allons-y.
Je râle mais la suis vers sa maison, conscient de ma demande auprès de John peu de temps auparavant. D’ailleurs, ma voiture s’arrête à l’instant devant le portail. Après avoir déposé un tendre baiser au dessus du menton de ma dulcinée, je retourne au gîte et récupère ma carte bancaire pour payer le chauffeur.
Mon bro et sa douce, ou plutôt son ourse n’ont pas chômé en notre absence. L’entrée est servie et les jeunes remballent manettes et câbles électriques.
Mon frère attend que nous soyons tous attablés pour proposer un jeu.
— Holà ! s’écrient les femmes, en chœur. On va peut-être éviter, renchérit la stalagmite, revenue au galop.
— Ne vous inquiétez pas, sourit l’instigateur de l’idée d’un air malicieux. Merci, Carly pour les papiers, les crayons et le reste. Nous allons tous noter le nom d’une personne, d’un groupe, d’un personnage, qui vous voulez à partir du moment où il est célèbre. Puis nous l’accrocherons sur le front de la personne de notre choix sans lui révéler la réponse. Ensuite, chacun notre tour, nous poserons une question pour essayer de deviner. Les autres ne pourront répondre que par oui ou non. C’est bon pour tout le monde ?
Je participe à peine, le cœur en émoi. J’attends juste que le repas se termine, que les autres s’en aillent et que les enfants de Carly filent se coucher. J’ai des projets pour la nuit.
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