28. Triple idiot
John nous rejoint dans l’eau et nous ramène à la réalité par la même occasion.
— Hey ! Sans vouloir vous déranger, on m’a missionné pour venir vous chercher.
— À table ! gronde l’ourse, debout, les mains sur les hanches, au bord de l’eau.
— On ferait mieux d’y aller, murmure ma poupée tandis qu’elle s’écarte.
Ses doigts se faufilent entre les miens, et elle m’entraine sous les arbres, précédée par un John à l’air affamé.
Chaque espace de la grande table est recouvert de plats. Salades composées, viandes encore fumantes, poissons et crevettes, des cakes salés et quiches, des chips…
Les glacières font office de bancs et supportent les fesses des jeunes. D’autres sont affalés sur des chaises en tissu ou plastique, et John a trouvé refuge sur une belle souche d’arbre.
Carly me tend une assiette en carton et m’invite à me servir. Le récipient tangue dangereusement quand je commence à le garnir de taboulé. La plâtrée stabilisée sur ma paume, je respire, et, la grosse cuillère suspendue en l’air, j’observe les gestes de Carly. Je m’en sors plutôt pas mal. Pour l’instant. Alors que je m’apprête à ajouter un peu de semoule, ma belle chuchote :
— Tu devrais goûter ma composée, elle a du succès à chaque fois.
Un clin d’œil pour détourner mon attention et hop, une louche de sa spécialité vient rejoindre les flocons de grains de blés. Surpris, je la regarde se détourner et s’emparer d’un gros crustacé rose, encore fumant.
— Essaie ça aussi, continue-t-elle en laissant tomber la bestiole dans mon auge.
Panique à bord ! Aucun rince-doigts sur la nappe ! Comment se nettoie-t-on après avoir décortiqué ce machin ? Au restaurant, après un plateau de fruits de mer, on nous propose des serviettes chaudes et humides, citronnées. Je m’en fous, je ne le mangerai pas.
Je m’empresse de piquer une merguez, qui en profite pour gicler, personne n’a rien vu, et la dépose à côté de l’animal rose avec l’espoir que Carly me laisse désormais faire mes propres choix culinaires. Je récupère à sa suite des couverts dressés dans un gros gobelet et la rejoins sur les chaises qu’on nous a réservées.
J’ai l’ourse pour voisine. Qu’elle ne me cherche pas, parce qu’elle va me trouver !
Un autre problème me tourmente et m’empêche de commencer le déjeuner. Médusé, je constate que leurs assiettes reposent sur leurs jambes, qu’ils découpent viandes et poissons tant bien que mal, avec couteaux et fourchettes jetables. Je commence par la salade de ma belle, plus facile à mener jusqu’à ma bouche. Avec le taboulé, quelques grains glissent entre les dents de mon ustensile, mais je ne suis pas plus ridicule que les autres. La merguez enrobée de ketchup et cachée dans un morceau de pain ne devrait pas me porter préjudice.
Bien entendu, ma chérie et sa copine me surveillent.
— Tu as l’intention de gaspiller, Lukas ? m’interpelle l’ourse en désignant le truc à carapace, toujours intact.
Mêle-toi de tes fesses, la commandante. J’attrape la chose par la queue et la lui colle sous le nez avant de lui répondre avec la même animosité :
— On me l’a imposée. Tu la veux ?
La main de Carly se pose sur ma joue avec délicatesse et me pousse à me concentrer sur elle. Son sourire me réchauffe le cœur et sa caresse sur ma peau apaise la tension suscitée par Sybille. Ma femme récupère l’objet de discorde et le décortique tandis qu’elle m’explique qu’il s’agit d’un ouassous, une créature entre la crevette et l’écrevisse, auparavant pêchée en rivière. Elles sont fraîches du matin, Léandra les a achetées sur le marché, très tôt pour leur permettre de mariner avant cuisson.
La chaire est tendre, moelleuse, des saveurs de Rhum, d’épices et de citron envahissent mes papilles, mais aussi quelques notes plus boisées.
Ma belle et Léandra échangent sur les activités des enfants pendant les vacances scolaires et Paulo s’informe sur l’avancement des travaux du fauve. Il lui propose son aide pour monter des meubles dans l’une de ses chambres d’hôte, mais elle use de moquerie pour décliner l’offre. Le gars n’insiste pas, se désintéresse et se penche sur le travail de John et ses nombreuses compétences. Hélas, le grizzly ne peut s’empêcher d’intervenir et répond à la place mon bro ! Je suis ravie quand il tourne lentement la tête vers sa copine, paupières plissées et sourire amusé pour la remettre à sa place.
— Tu te rappelle que je ne suis pas muet, ma poule ?
Les femmes commencent à ranger. Elles jettent la vaisselle, déposent les plats dans les glacières et déposent les desserts sur la table. Je réponds évasivement à l’invitation des jeunes pour un match de foot, et me montre encore plus distrait auprès de John qui me parle :
— Oh mec ! Tu es avec nous ? C’est la troisième fois que tu me fais répéter. Qu’est-ce qui te contrarie ?
— Je suis fatigué, c’est tout.
C’est vrai, le manque de sommeil s’accumule, et ajouté à la chaleur, ainsi qu’à l’alcool, je ferai bien un petit somme. Cependant, m’étaler sur le sable, comme tous ces gens autour de nous, à l’ombre ou sous le soleil, très peu pour moi. Un petit bain me rafraichira et me réveillera.
La température de l’eau ne permet pas d’apporter l’effet escompté. Dépité, je m’étends au bord, où mes coudes me surélèvent face à l’océan.
Quelque chose m’oppresse, me rend nerveux. J’ai déjà éprouvé cette sensation, quand le vide grignote l’intérieur de votre corps, peu à peu. Il m’angoisse encore plus que la dernière fois, en France, quand j’ai quitté Carly, endormie, le dernier soir.
Les questions sans réponses qui nous entourent ont créé un monstre en moi, ce néant qui m’empêche à nouveau d’apprécier sa compagnie, de profiter de chaque instant de bonheur. Je dois repartir demain, et nous n’avons pas réussi à parler d’un avenir. Même pas du séjour que je lui propose, à Las Vegas.
Le soleil chauffe. Je me retourne pour apaiser ma peau brûlante dans le fond d’eau qui m’entoure, mais la douleur provoquée par le sable m’oblige à me redresser. Je sors et m’allonge finalement sur ma serviette.
Qu’est-ce que je fais ici ? Je me sens seul, je m’ennuie. Mon frère roucoule avec l’ourse et Carly me laisse tomber. Je ne lui sers à rien, elle se débrouille très bien toute seule. L’histoire de la foutue tondeuse n’était qu’une humiliation pour me faire payer le mépris avec lequel je l’ai traitée. En plus, je ne suis qu’un triple idiot, pour m’être déplacé sous prétexte d’une invitation, pour avoir espéré que sa vie pourrait me plaire, et parce que je me rends bien compte que je ne sais rien faire !
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