38. Les acteurs
Les accès à la maison verrouillés, les lumières éteintes, nous nous arrêtons devant la porte sculptée, éclairée par les lumières de nos téléphones.
— C’est là que tu veux dormir ? demandé-je avec curiosité, mais également avec un soupçon d’hésitation.
— Oui, pourquoi ? L’œuvre ne te plait pas ? s’inquiète ma belle devant mon air mitigé.
— Si, au contraire. Elle est splendide. On y va ?
Carly enfonce une clé ancestrale dans la serrure, puis pousse les deux épais battants pour dégager l’accès. Deux marches de la largeur de l’ouverture mènent à la pièce, qui n’a, finalement, rien d’extraordinaire. Un placard sur la droite, une fenêtre en face, un lit et deux tables de chevet, surmontées de lampes, à gauche.
— Pourquoi ta copine était-elle si mystérieuse sur cette chambre ? espéré-je encore d’une voix déçue.
— C’était un espace de travail un peu spécial du temps des premiers propriétaires, avoue ma princesse, sur le ton de la confidence.
— Mais encore ?
De plus en plus intrigué, je gamberge encore pendant que ma poupée prend soin de refermer derrière nous.
— À l’origine, cet endroit était ouvert, c’était un salon, explique-t-elle en se dirigeant vers le lit où elle tire le drap avant d’enclencher la lumière. Celui que tu connais n’existait pas et son espace dégagé n’était autre que l’entrée de la maison.
— L’entrée de la maison ? je reprends, surpris qu'une maison aussi modeste puisse s'offrir un vestibule de cette taille.
Carly s’empare d’une télécommande accrochée au mur et démarre la climatisation.
— Oui. Ce sont des acteurs, développe-t-elle en laissant gracieusement tomber ma chemise. Des comédiens qui ne jouent pas des rôles comme The Rock ou choisis par Steven Spielberg, tu vois ?
— Heu…
Elle m’invite à m’allonger sur le lit et précise, devant mon air ahuri.
— Des acteurs pornos ! Ils tournaient leurs scènes ici.
— Dans ce lit ? m’écrié-je, écœuré.
— Mais non ! rit-elle en s’allongeant près de moi. Ils ont emmené leurs meubles quand ils ont vendu la maison.
Je repense au moment où j’ai découvert la porte, et à l’ourse. Quand même, sacrée Sybille ! Bien joué, le faux mystère autour de cette œuvre !
J'espère que les comédiens n'ont pas oublié de caméra. Mes pensées tournent autour d'eux. Prennent-ils du plaisir à ce qu’ils font ? Comme dans les autres films, doivent-ils recommencer si la scène ou la prise de vue n’est pas bonne ?
Ma belle connaissait-elle ces personnes ? Si c’est le cas, a-t-elle passé des nuits ici ? Elle semble familière des lieux. Dans cette chambre ? Était-ce avec son mari ? Je veux en savoir plus avant de m’envoler avec des interrogations supplémentaires. Je m’assure d’une voix douce que ma poupée est toujours avec moi :
— Princesse ?
— Oui ? répond-elle en baillant.
— Il était comment ton mari ?
— Lukas ! grogne-t-elle avant de souffler. Brun, aux yeux bleus, un peu plus petit que toi et mince.
— Quoi d’autre, insisté-je, insatisfait, en fixant un point noir imaginaire sur le plafond blanc.
— Vas droit au but, Lukas et dis-moi ce que tu cherches. À savoir si la tienne est plus grosse ?
Mes questions l’agacent.
— Non ! Raconte-moi des anecdotes, par exemple, pour que je me fasse une idée.
Ma curiosité est légitime, non ? Qui est cet homme que j’ose remplacer dans son cœur ?
— Quel intérêt ? se dérobe l’Indomptable une nouvelle fois.
— Est-ce qu’il était heureux ? Riait-il souvent ? Avait-il de l’humour ? annoncé-je avec précipitation, frustré par son refus de confidences. Que t’offrait-il pour ton anniversaire ? Et pour Noël ? Pratiquait-il un sport ? Était-il quelqu’un de calme, ou au contraire un mec nerveux ? Un bagarreur ?
— C’est bon, j’ai compris, me stoppe-t-elle d’un ton sourd, sourcils froncés. Qu’est-ce que tu feras de toutes ces informations, Lukas ? Tu veux écrire un livre ? raille-t-elle encore.
— Je ne sais pas, Carly. J’ai besoin de savoir si… j’ignore quoi. J’en ai juste besoin. Peut-être que si je le connais mieux, je me ferai une meilleure idée de votre style de vie, de ce que tu aimes.
Elle soupire, tournée vers moi, puis caresse ma joue avec tendresse avant de répondre, le regard et la voix suppliants :
— On en reparlera plus tard, d’accord ? Là, je suis crevée et sincèrement, je n’ai pas envie de ressasser mes souvenirs maintenant. Tu veux bien ?
— Plus tard, je serai dans le Nevada, lui rappelé-je, déçu.
— Et vous aurez plus de temps pour mener votre interrogatoire, Monsieur Poirot*.
À quoi bon m’obstiner puisque j’ai affaire une tête de mule ? Je n’en apprendrai pas plus ce soir. Les identifiant et mot de passe de son compte Facebook sont toujours cachés dans ma table de chevet. Je pourrai toujours fouiner si mon impatience est trop forte ou s’il me manque un élément.
Ma belle ne parle plus, son souffle devient régulier.
— Princesse ?
— Oui, Loup ? répond-elle dans un sursaut.
Je réprime un rire et demande d’une voix étouffée :
— Loup ?
— Tu m’appelles princesse et belle, explique-t-elle en dessinant des cercles autour de mon nombril. Ah et, Indomptable, parfois. Tu t’en es souvenu, j’en suis très touchée. Et amusée, rit-elle gentiment. Tu as droit à un petit nom, toi aussi.
L’attention me touche, me rend joyeux, au point d’en avoir la larme à l’œil. Ce pourrait-il que je sois ému ? Aucune femme n’a mérité la permission de m’appeler autrement que Lukas. Sauf une, la dompteuse. Mais les « bébé » par ci, « bébé » par là, dispensés dans le seul but d’obtenir de moi son caprice du moment, impossible. Les femmes sont sensées penser d’abord à moi, et passer après. Sauf Carly. Pourquoi m’assimile-t-elle à cette bête féroce ?
— D’accord, mais quel rapport entre loup et moi ? questionné-je, incrédule.
— Tu aurais préféré vautour ? pouffe ma louve en se cachant sous mon aisselle.
Le rire qui me secoue me donne envie de prolonger cette instant de connivence et je relève son visage pour l’embrasser avec tendresse.
— S’il te plait, mon trésor, n’attends pas Las Vegas pour m’expliquer ce choix, mendié-je d’une manière implorante.
— Une nouvelle expression, s’exclame-t-elle en me taquinant tandis que son pouce pince mon nez. Loup est le diminutif de Lukas. Car si tu l’écris Lu, ton prénom se prononce Loukas, en anglais.
Cette fois, c’est elle qui dépose un baiser rassurant sur mes lèvres avant de se caller tendrement contre moi.
*****
Je la regarde s’endormir. Une mèche de cheveux balafre sa joue. Je la repousse, délicatement. Sa poitrine remue au rythme de sa respiration, avec lenteur. Un sourire se dessine sur ses lèvres, malgré sa mâchoire crispée. Au dessus de la courbe des cils, la finesse des paupières laisse apercevoir le mouvement de ses yeux encore agités.
J’ai vraiment hâte de la voir découvrir les surprises que je lui réserve, Orlando, Mickey… Pas le temps de réfléchir davantage, les mots franchissent mes lèvres sans mon consentement :
— Carly ? Pourquoi moi ?
— Quoi ? sursaute ma belle. C’est quoi, cette question ?
Trop tard, l’ogive est lancée.
— Pourquoi moi et pas le vendeur de piscine ?
Elle se redresse sur un coude, sourcils froncés, les traits tendus.
— Ne fais pas ça, Lukas, s’il te plait, pas ça, implore-t-elle, la voix sourde, les yeux brillants.
L’angoisse que je lis sur son visage me fait mal, c’est comme un coup de poignard en plein cœur. Je me mets à sa hauteur, et capte son regard.
— Tu ne vois pas à quel point tu m’as fait changer, Carly ? Je ne suis plus la personne que tu as rencontrée en France. Je te demande encore pardon pour n’avoir pas su… pour n’avoir pas vu, non pas voulu… shit, pour m’être interdit de croire en toi, en nous. Et aussi pour mes questions débiles.
Une larme roule sur le côté de sa pommette et s’aventure dans son cou avant de tomber sur l’oreiller. La lame dans ma poitrine effectue des rotations qui me coupent le souffle.
— Viens-là, proposé-je à ma princesse avant de la prendre dans mes bras.
Je la serre, la réconforte, murmure des paroles que j’espère apaisantes à son oreille puis frotte mon front à ses cheveux pour en apprécier toute la douceur.
L’ourse avait raison, il faut vraiment être con pour maltraiter la femme qu’on… la femme qui…
Je bascule délicatement en arrière, sans relâcher mon étreinte. Elle cale sa tête dans le creux de mon épaule, tandis que mes bras la maintiennent toujours collée à moi.
Laisse la se reposer un peu, maintenant.
J’attends que sa respiration se fasse à nouveau régulière, dépose un baiser sur sa tête, puis, tant bien que mal, en me tortillant doucement, je parviens à mettre la main sur mon téléphone.
*Poirot : Hercule Poirot, célèbre détective créé par la non moins célèbre romancière Agatha Christie.
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