Chapitre 01.6
Trois jours plus tard, un grand homme aux larges épaules, légèrement voûtées et engoncé dans son manteau noir, se tenait debout au pied de la vaste habitation.
Le domaine Pellegrin ressemblait à un territoire ravagé par la guerre. Les fenêtres de la demeure étaient désormais descellées. Les rideaux en lambeaux depuis longtemps pendaient lamentablement par les excavations à ciel ouvert. Les murs des façades étaient éventrés. Des parties entières manquaient. À l’intérieur, chacune des pièces semblait avoir implosé.
Quant au parc, il n’en restait guère qu’un grand champ labouré, constellé de fosses profondes et veiné de tranchées boueuses d’où s’échappaient des volutes de fumée. Les végétaux, débités en rondelles, étaient incinérés dans des fourneaux installés au milieu du boulevard.
Au-delà de la rue, le trottoir était noirci d’amateurs de faits divers venus en nombre malgré le temps peu charitable. Quelques-uns, parmi eux, auraient pu être tentés de voler du bois en guise de chauffage. Ils s’en abstinrent. Ils ne tenaient pas à fréquenter le diable de près, encore moins à lui offrir le gîte et le couvert.
— Lafferty ?
L’interpellé sortit de sa méditation en voyant son nouveau lieutenant, Dorcas, un Anglais, approcher.
Vêtus de manière analogue, les deux individus pouvaient être difficilement identifiés de loin. Toutefois, confondre Lafferty avec qui que ce soit était impossible. Il était plus grand que la moyenne des hommes qu’il dirigeait, plus âgé que ses subalternes et plus expérimenté.
Distance, réserve ou pudeur, il n’avait exprimé aucune émotion face aux horreurs, au moment de leur découverte, dans les tunnels qui traversaient le domaine.
Dorcas, avec son visage poupon, aurait pu être son fils, mais ils n’entretenaient ni ressemblance physique, ni affinité psychologique.
À la surface du regard bleu azur de l’anglais brûlaient les feux de la colère et du fanatisme. Il possédait la fougue et la révolte de sa jeunesse et il croyait profondément en sa mission.
Le regard de Lafferty était serein et averti. Il avait vu tant d’atrocités ces dernières années.
— Combien ? demanda-t-il d’une voix profonde et mesurée.
— Nous n’avons pas encore compté les animaux, sûrement des milliers, mais nous avons déjà découvert une centaine de dépouilles humaines… Enfin ce qu’il en reste… Je ne comprends pas… Personne ne s’en est rendu compte…
— Ces disparitions s’étalent sur deux siècles au moins. Poussée par la faim ou l’idée qu’elles pouvaient agir impunément, elles se sont enhardies et ont commis leurs premières erreurs.
— Les seules parties qu’ils ne dévorent pas sont les os de la tête. Elles se contentent de les nettoyer. Allez savoir pourquoi.
— Ils ont gardé les crânes en guise de trophées, j’imagine.
Cette évocation arracha une grimace de dégoût au jeune homme.
— Ils les ont exposés, devina-t-il. Dans leur salle du trône, il y en avait du sol au plafond.
— Ça leur ressemble.
— Saloperies de bestiaux… J’espère qu’on les a tous eus.
— Vous feriez bien de vous en assurer, répondit Lafferty. Nous reste-t-il des leurres ?
— Quatre, Monsieur. L’Indienne… Enfin ce qu’il en reste… Et quatre types ramassés la nuit dernière. Des écorcheurs de bovins.
Lafferty s’accorda un instant de réflexion avant de répondre.
Il répugnait à se servir des femmes. Mais traîtresses ou meurtrières, ou les deux, elles devaient rembourser leur dette à la société.
L’Indienne, en était-elle quitte avec ses infirmités permanentes ou mourrait-elle comme Le Croquemitaine ?
Quant aux voleurs et aux écorcheurs, qui connaissait les raisons de leurs larcins ?
Au sein de cet univers, la faim et la misère poussaient au crime des hommes humbles et honnêtes.
Il n’avait pas choisi les condamnés. Les autorités officielles lui avaient remis ces appâts sur les ordres de la Reine et de son Premier ministre.
Quoi de mieux que des monstres pour piéger d’autres monstres ?
Si ces individus, par leur sacrifice involontaire, sauvaient des millions de vies, leur fin se justifiait plus que leur existence.
Telle était l’opinion de sa souveraine, et donc la sienne.
— Mettez-les dans les cages et vérifiez que les Ke-lings survivants puissent y entrer facilement sans soupçonner qu’il s’agit d’un piège.
— Ce ne sera pas difficile. Nous avons pourchassé les créatures partout et nous les avons effrayées. S’il en reste, elles doivent être en colère et affamées, et elles deviendront imprudentes.
Lafferty ne releva pas et poursuivit sur un ton las.
— Arrangez-vous pour rendre vos pièges irrésistibles. On ne sait jamais.
— Entendu.
— Combien avons-nous tué de bestioles ?
— À peu près quatre mille cinq cents. C’est le nid le plus important que nous ayons détruit jusqu’à présent. Ils avaient construit l’essentiel de leur forteresse sous le domaine. Les rabatteurs et les sentinelles vivaient en surface, à l’intérieur du manoir et dans les arbres.
— Si nous pouvons désigner cela comme un manoir. Il y a longtemps que ce terme lui est inapproprié. Ils se sont servis des pièces de leur vaisseau afin de remplacer les parties de la bâtisse qui n’ont pas résisté à l’usure du temps et des intempéries…
Ou à leurs indélicatesses.
Ces “bestiaux”, ces “créatures” selon les mots, Dorcas, étaient semblables à une meute de ratiers dans une cristallerie. Il m’étonnait que le CENKT ne les ait jamais repérés jusqu’à ces derniers jours.
— J’imagine que les propriétaires des lieux ne sont plus de ce monde, s’enquit-il.
Dorcas jubilait intérieurement. Il ne pouvait pas manquer l’occasion de briller devant cette illustre figure du CENKT.
— Granville s’est renseigné sur le sujet. Le fief était la propriété d’un Français : Rodolphe Pellegrin du Bois-Terreau. Il s’est volatilisé au moment de la Révolution française. Néanmoins, d’après les archives de la police, il y a eu de nombreuses disparitions de domestiques du temps où il vivait ici. Les enquêteurs ne sont jamais parvenus à prouver que des crimes avaient été commis. Le bonhomme avait la réputation de maltraiter son personnel. Certains employés ont pu partir sans demander leur solde.
Il consulta ses notes, minutieusement écrites sur son calepin de cuir rouge, avant de reprendre :
— Les disparitions se sont multipliées dans la région après le départ de Pellegrin pour la France. Par conséquent, elles ne pouvaient être de sa responsabilité. Elles touchaient les humains, de l’enfant en bas âge au vieillard impotent, et les petits animaux.
— Personne n’a fait le rapprochement avec le domaine ou son propriétaire ?
— La rumeur a commencé à évoquer cet endroit comme maudit et démoniaque au début du siècle. Quant à moi, je ne pense pas que le propriétaire ait été victime de la Révolution. Pourquoi risquer sa vie en retournant en France ? Il y a fort à parier que lorsqu’il n’a plus été en mesure de les fournir en viande fraîche, les Ke-lings se sont retournés contre lui. À moins qu’il ait eu plus peur d’eux que de la guillotine. Tout est possible, évidemment, avec ces fichus français.
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