Chapitre 01.3
Le maître des lieux ne se sentit pas seulement horrifié par la présence de ces criminels dans l’une des enceintes de son université, de les savoir si proches de lui. Il s’imaginait de taille à lutter contre eux si cela devait s’avérer nécessaire.
Il n’avait pas une allure athlétique avec son ventre qui dans quelques années l’empêcherait totalement de voir la pointe de ses pieds, il était cependant assez grand et large d’épaule. De plus, il pratiquait régulièrement des exercices en plein air comme la marche et d’autres auxquels il s’empêcha, vivement, de penser.
Il fut surtout stupéfié par le fait qu’ils soient toujours en vie alors que, selon la presse, La Belle Indienne avait été officiellement fusillée à Pondichéry, et lui, pendu à Londres.
Leur présence, celle des cages à fauves entreposées dans la cour, celle d’un bataillon d’infirmières et de médecins et, pour finir, l’arrivé de sept dignitaires religieux (un abbé, un pasteur, un imam, un rabbin, et curiosité, un chaman peau rouge, un sorcier noir et un moine bouddhiste), tous installés dans les chambres d’internat, n’avaient rien de rassurant.
Le doyen y vit un danger auquel le diable ne pouvait être étranger. Il prit peur. Il remplit ses valises en quatrième vitesse et décida sur le vif d’aller passer les prochains jours chez sa sœur. Le temps d’oublier ce qu’il avait vu, ou cru voir.
Il ne resta plus que le maître des clés de l’Université, Vaxent Tenbarts, l’intendant, sourd comme un pot, et à moitié aveugle et qui, ayant participé à plusieurs guerres en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique, se fichait comme du premier trou à ses chaussettes de l’agitation régnant sur son empire.
De son côté, Haviland jugea qu’il avait d’autres affaires en cours, certes mineures, en attendant d’en savoir plus sur le sort de ses supérieurs hiérarchiques. Il préférait se tenir loin de cette agitation qu’il regrettait d’avoir contribué à créer.
*
Loin de cette agitation, Liam Finley, Peter Woodsburry et Tom Roberts se moquaient du diable et de sa cohorte, même s’ils se signaient à leur évocation.
Les gamins, respectivement âgés de treize, douze et neuf ans, remarquèrent effectivement l’apparition de policiers d'un nouveau genre et de militaires patrouillant dans les rues de leur ville. Ces derniers ne s’occupant pas d’eux, ils n’eurent donc, dans l’immédiat, aucune raison de s’alarmer de leur présence.
L’une de leurs préoccupations habituelles consistait à vider les poches de ceux qui possédaient de l’argent. Œuvrant près des tripots, il leur fallait surtout éviter les “gros bras”, les bandes et les barbillons qui n’hésiteraient pas à leur casser les genoux, à leur couper une main, ou pire.
Leur soif d’aventures occupait le deuxième rang de leurs activités.
Enfin, leur ultime obsession était celle de tout être vivant : survivre. Ils devaient dénicher à manger, ou de quoi gagner quelques pièces. Honnêtement.
Peter avait généreusement proposé de ramasser des escargots dans le parc du domaine des Pellegrin et de les vendre ensuite au marché. Avec de la chance, des gargotiers et des marchands de soupe les leur achèteraient.
Les Anglais appréciaient les gluants sous leur forme alimentaire, les touristes du continent en raffolaient. Au pire, ils s’efforceraient de les manger afin de se remplir le ventre. Ils n’auraient pas à en avaler de grosses quantités tant ils étaient charnus.
La bâtisse des Pellegrin, une construction entourée d’un immense parc arboré, s’élevait en bordure de la vieille cité depuis un bon siècle.
La localité s’était étendue à l’ouest et au sud. Les propriétés, et les bâtisses construites à la même époque, ainsi que les terres qui les entouraient, avaient été avalées par les zones industrielles, intégrées aux quartiers résidentiels.
Elles avaient contribué à l’évolution de l’agglomération, contrairement au domaine des Pellegrin.
Aujourd’hui, la cité semblait s’en tenir à distance.
Une avenue vide de vie séparait la ville de la propriété. Les oiseaux avaient déserté les arbres la bordant. Les cochers effectuaient un détour, et rares étaient les promeneurs s’aventurant sur cette artère. Son atmosphère pesante et son silence lugubre les inquiétaient.
Il en fallait beaucoup plus pour effrayer des gamins qui connaissaient la faim, la pauvreté et les aléas de la vie, et qui essayaient mettre du baume sur leur existence en ramassant les magnifiques gastéropodes.
Ils entendaient les coquilles craquer sous les semelles de leurs souliers. Ils n’avaient qu’à se baisser et les ramasser dans la bruine épaisse tombée sur Oxford depuis ces derniers jours.
Les gamins en étaient aux deux tiers de leur récolte lorsqu’ils se rejoignirent au pied de l’immense édifice.
Elle n’était pas si laide comparée à certains constructions massives et hautes de plusieurs étages, construites selon des normes dites modernes, au cœur de la ville.
Elle aurait même pu être rassurante avec ses briques de différents rouges, ses grandes fenêtres, ses arches soutenues par des colonnes de pierre grêlée, ses balcons en fer forgé, sa verrière crasseuse mais en assez bon état, et ses toits tout en rondeurs.
Pourtant, elle leur parut plus qu’impressionnante du haut de leurs jeunes années.
Certains de ses éléments n'étaient pas à leur place, ou n’auraient pas dû exister. Comme cet ajout à l'angle nord de la bâtisse qui ressemblait vaguement à une grosse citerne dont l'acier fondu avait commencé à dévorer les murs et le toit dans lequel il était encastré. Il y avait quelque chose de déconcertant dans l’architecture de la vieille demeure.
Les garçons ne parvenaient pas à définir en quoi, ni pourquoi, en dehors des détails les plus évidents qu'ils attribuaient à l'exentricité des anciens propriétaires.
Était-ce le lierre d’un vert très foncé qui la recouvrait ?
À cette saison, les feuilles auraient dû être tombées. Ici, elles arboraient une couleur chatoyante alors que le cœur de l’hiver battait avec force.
— ’savez c’qu’on raconte sur c’te bicoque ? demanda Peter Woodsburry sur le ton de celui qui en sait beaucoup sur la chose la plus secrète de l’Angleterre.
Peter était un garçon aux cheveux bruns, au teint maladif et au regard d’un bleu délavé. Il était petit et maigrichon. Néanmoins, les gamins de son quartier ne se seraient pas avisés de lui taper dessus, ou simplement de lui chercher des poux.
D’abord, il savait jouer des poings et des pieds.
Ensuite, ceux qui s’y essayaient encouraient la vengeance de Liam Finley, plus grand et plus costaud, que les garçons de son âge, et aussi malin qu’un singe.
Liam haussa les épaules. Il avait les cheveux d’un brun sombre, longs et attachés sur la nuque par une ficelle. Les taches de rousseur qui constellaient sa figure soulignaient ses yeux bleus et vifs.
En dehors d’avoir chacun une flopée de frères et sœurs, Peter et lui étaient cousins.
Habituellement, il était le plus bavard du trio, mais depuis qu’ils se trouvaient à l’intérieur du parc, il n’avait pratiquement pas dit un mot.
Contrairement à Tom Roberts.
Seul et unique enfant, Tom vivait avec son père. Sa mère était morte en lui donnant la vie. Il avait des cheveux blonds presque blancs, une figure ronde et joufflue, preuve de sa bonne santé, et des yeux aux prunelles d’un marron très doux.
Généralement, lorsqu’il s’absentait, des semaines, parfois des mois, son paternel, représentant en matériel agricole, le laissait aux bons soins de la voisine.
Tom ne se plaignait pas de sa vie et Ann Donahue n’était pas une méchante femme. Au contraire, s’il avait eu son mot à dire, il aurait voulu que son père se marie avec elle.
Souvent, il parvenait à échapper à la surveillance de cette brave Donahue, trop occupée à vendre ses fleurs, en vue de rejoindre Liam et Peter. Si elle se fâchait à son retour, il trouvait constamment le moyen de lui ramener une babiole qui adoucissait sa punition.
— ’vas nous dire qu’y a des rev’nants dans c’te baraque ? avertit Liam qui connaissait le goût de son cousin pour les histoires d’êtres fantastiques et mythologiques.
— Non.
Tom s’attendit à ce qu’il y ait une suite.
Peter n’ajouta rien.
Ils restèrent le nez levé à regarder les fenêtres, cherchant à deviner quel genre de fantôme pourrait y apparaître.
Tom eut le sentiment d’être observé depuis la lugubre bâtisse malgré le brouillard.
Plus ils la contemplaient, plus cette impression se renforçait.
— Alors, qu’est-ce qu’on radote ? insista Liam que le silence inhabituel de Peter intriguait.
— Rien. Parce que ceux qui sont entrés dans c’te bicoque en sont jamais ressortis.
— Ah oui ? Dis pas qu’tu veux y entrer pour vérifier ? Parce que moi, j’croyais qu’on était là pour rafler des cagouilles, et si on veut les écouler avant la fin du marché, faudrait pas qu’on lambine trop.
— Moi, je ne rentre pas dans c’te baraque, lâcha Tom en baissant la tête. On finit ce qu’on a à faire et on s’tire d’ici, fissa.
Peter haussa les épaules.
— ’ai dit qu’on allait s’faire les meilleures cagouilles d’Oxford, rien d’plus.
— De toute l’Angleterre.
— Quoi de toute l’Angleterre ?
Liam sourit.
— T’as dit : “on va s’faire les meilleures cagouilles de toute l’Angleterre”.
— Et que si on en ramasse assez, et qu’on les vend tous, avant la fin du marché on fera du bénéfice, ajouta Tom.
— Sûr que j’l’ai dit, acquiesça Peter. Et il est pas né c’ui qui m’fera mentir. Et si on fait ça souvent, on sera riche à Noël.
Il ponctua sa phrase d’un clin d’œil et d’un éclat de rire.
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