Chapitre 01.2
Les dirigeants, la dizaine d’hommes en costume noir, n’accomplissaient pas les tâches habituelles et n’expédiaient pas celles qui paraissaient ingrates à un homme tel que Cyrus Haviland.
Ils étudiaient, dans le détail, les dossiers des enquêtes en cours comme les anciennes, et ils menaient de nombreuses vérifications dans les endroits où les enlèvements s’étaient produits. Ils s’y rendaient, procédaient à des échantillonnages qu’ils confiaient, à des fins d’analyses, aux chimistes les accompagnant.
Selon Haviland, à part les six disparitions le touchant de près, il n’existait pas de cas plus récents, quant aux anciens…
Sans ressentir la moindre culpabilité, il se disait qu’il ne pouvait rien pour les morts. Il était certain du sort funeste des autres victimes. Seuls les vivants importaient.
Cependant, il avait eu beau ordonner, distribuer des consignes, puis tenter de simples suggestions, à chacun de ses efforts, un officier l’écoutait poliment sans donner suite à ses demandes, sans même les rapporter à ses supérieurs hiérarchiques.
À force de les observer, il se rendit compte que les nouveaux venus n’obéissaient finalement qu’aux ordres d’une seule personne : un dénommé Lafferty.
Cyrus Haviland ne connaissait ni son prénom, ni son grade, s’il en avait un. Mais à n’en pas douter, c’était lui qui se trouvait au sommet de la pyramide.
Il avait remarqué cet homme dès son entrée dans le poste, sans se douter, à cet instant, de son importance.
Lafferty était un homme de grande stature, au physique et à l’attitude charismatique. Il dirigeait le curieux régiment et ses lieutenants sans paraître leur donner des ordres ou leur imposer la moindre contrainte. Il ne semblait pas avoir de théorie sur les disparitions.
Selon les brèves discussions que l’inspecteur d’Oxford capta entre les hommes en costume sombre et les militaires, ils devaient garder l’esprit ouvert.
Mais sur quoi ?
Une question qu’il se posait sans en trouver la réponse. Et les jours passant, l’inspecteur se demandait s’il désirait vraiment la connaître.
Charismatique, mais taciturne, le responsable de cette unité lui donnait des sueurs froides. Pas franchement le genre de personne avec laquelle il appréciait de passer des moments intimes.
Ce Lafferty ne ressemblait ni à un policier, ni à un gangster repenti, encore moins à l’un de ces détectives grassement payés de Londres. Ses dépenses semblaient autant limitées que sa garde-robe. Il lisait beaucoup, dormait rarement et mangeait peu.
L’inspecteur se demandait comment un corps aussi grand et athlétique pouvait supporter un tel régime. Il tenait plus de l'archiviste perdu au milieu de ses livres et parchemins, vivant en ascète qu’à un homme de loi. Ou bien, il devait s’agir de l’un de ces calvinistes purs et durs.
Les yeux gris de Lafferty ne recelaient ni méchanceté, ni cruauté. Cela dit, son regard d’acier semblait aiguisé et pénétrant, pareil à la lame du surprenant sabre courbe qui l’accompagnait, même lorsqu’il lisait ou écrivait, installé à sa table de travail. Il s’exprimait rarement en dehors de son cercle de connaissances.
L’inspecteur parvint à lui parler, une fois, brièvement. Il fut marqué par sa voix basse et profonde teintée d’un accent irlandais. Il choisissait chacun de ses mots comme s’il voulait s’en obliger l’économie.
Saisi par une crainte instinctive, l’Oxfordien évita de croiser son regard. Le seul moment où il n’avait pu le détourner, il eut l’impression que cet homme était parvenu à pénétrer au cœur des abysses de sa conscience pour y déchiffrer ses pensées inavouées.
Cyrus Haviland savait s’adapter en fonction de ses interlocuteurs. Il leur disait toujours ce qu’ils souhaitaient entendre, et ce qui servait ses propres intérêts personnels ou politiques. Aussi, n’était-il pas rare qu’il certifie un fait aux uns et le nuance aux autres, ou le conteste carrément. Cela sans en éprouver le moindre scrupule. S’il devait être mis en face de ses contradictions, en bon avocat qu’il aurait pu être, il niait farouchement allant jusqu’à trouver une satisfaction certaine à déstabiliser le contestataire, voire à le discréditer.
Mais face à ce Lafferty, il lui était étrangement impossible de dire quoi que ce soit, car il semblait déjà tout savoir. Il s’abstint dès lors de méditer sur ses autres secrets en sa présence.
Ils en disaient encore plus long sur sa véritable nature.
Il frémit intérieurement.
Lafferty prononça la fermeture de la Bod, la bibliothèque Bodléienne, au grand dam des étudiants, des enseignants et du personnel. Il ordonna le rapatriement de tous les ouvrages d’histoire, de géographie, de littérature concernant Oxford et ses environs, se trouvant dans les bureaux des professeurs, les salles de cours ou dans de petites bibliothèques annexes que quelques vieux maîtres s’étaient appropriés.
Ces derniers ne comptèrent pas obéir à cet homme, étranger à leur petit univers jusqu’alors tranquille. Aussi ne s’inquiétèrent-ils de ces ordres qu’au moment où les policiers vinrent fouiller leurs annexes, ainsi que leurs bureaux et leurs logements personnels.
Ils n’eurent pas le temps de substituer le moindre des précieux ouvrages.
Lorsqu’ils se plaignirent auprès de lui, le doyen les renvoya chez eux sans discussion possible avant de s’isoler dans ses appartements.
Il n’était plus le maître de son Université, juste un locataire dont les nouveaux occupants ne souhaitaient visiblement pas la présence.
Malgré le renvoi de ses occupants habituels, le campus ne resta pas désert. L’officier de police et le directeur ne furent pas invités à partager les mystères que protégeaient jalousement les coloniaux.
Toutefois, l’inspecteur remarqua que ces hommes ne s’occupaient pas de poursuivre les pickpockets, ou de régler les querelles de beuveries, les violences conjugales, de mettre fin aux paris illégaux et de fermer les tripots clandestins. Ils les arrêtaient, sans tenir compte de l’importance de leurs délits ou de leurs crimes, les conduisaient dans l’une des salles de Christ Church, les interrogeaient à l’abri des regards, avant de les relâcher en ville.
Pour la plupart, du moins.
Durant quelques jours, ce fut un incessant va-et-vient de brigands de tous genres, mais aussi d’honnêtes gens, au sein de la prestigieuse institution.
Le doyen parvint à une conclusion équivalente, avec une immense conviction, parce que cela lui convenait parfaitement. Il ne souhaitait pas adresser la parole à l’un de ces sauvages venus des profondeurs de l’Asie, des déserts d’orient, des savanes africaines, des jungles sud-américaines.
Puis il vit débarquer et s’installer à l’intérieur de la cour d’All-Souls-College, les convois de chariots, anciennes propriétés d’un cirque ambulant.
Au lieu de fauves, ils retenaient des prisonniers humains, pieds et poings liés par de lourdes chaînes. Ils furent rejoints dans leur prison par les bandits que n’avaient pas libérés les hommes de Lafferty.
D’abord offusqué qu’un tel traitement soit appliqué à des êtres humains, le directeur se ravisa en reconnaissant des criminels notoires parmi les prisonniers : une espionne et un incendiaire, tous deux assassins notoires.
À l’époque de leur “gloire”, la presse les surnommait “La Belle Indienne Sans Pitié” et “Le Croquemitaine aux allumettes”.
La première sévissait aux Indes, sa patrie de naissance. De parents anglais, elle avait acquis, très jeune, les coutumes et certaines idées politiques de son pays d’adoption. Les journaux rapportèrent qu’elle avait secrètement épousé l’un des chefs d’une obscure tribu qui s’était ouvertement déclarée contre la couronne et prônait l’indépendance.
Initialement arrêtée en tant qu’espionne, elle avait été accusée du meurtre par exsanguination d’une famille de colons, et de cinq soldats. Le Croquemitaine, lui, avait commis ses méfaits en Écosse. Les victimes étaient des enfants enlevés pendant leur sommeil, dans leur foyer. Il y mettait le feu avant d’emporter sa victime. Lors de son procès, il s’était cruellement vanté de les avoir cuisinés et mangés.
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