Les équations de Marlowe
Genre : SF d'anticipation, SF transhumaniste
Classement : adulte
Date : 2019
Estimation de l'auteur : **** (un thème rebattu dont le traitement plus hard-SF aurait toutefois été novateur, mais accessible et jonglant entre registres comique et tragique, intellectuel et purement humain)
L’Auchan était ouvert, et comme chaque samedi Jonathan Nilsen se jurait que c’était la toute dernière fois qu’il mettait les pieds dans un temple du commerce et de la méritocratie capitaliste corrompue. Mais comme chaque samedi le frigo était vide, et Jonathan était trop pauvre pour le bio ou tout autre extravagance qui se révélerait bonne pour son estomac. Ruminant et pestant dans sa barbe de trois jours, l’étudiant s’affairait à oublier sa dernière promesse faite à Rosalie, que non, plus jamais, il mangerait de ces chips beaucoup trop grasses et de l’autre bout du monde, quand son chariot déambulait vers le rayon le plus haï : celui où s’amassaient romans de gare, magazines grotesques de motos et de jeunes supports à bikini, et de tout ce qui parodiait plus ou moins bien le mot « culture ».
Jonathan aimait s’y rendre, afin de maugréer tout bas des discours sans fin sur la médiocrité de l’époque et l’infantilisation des médias, discours que jamais personne n’entendrait et qui ne changeraient rien à rien. Mais ce samedi n’était pas comme les autres, et Jonathan avait un rendez-vous très particulier.
Il s’enfonça dans la forêt de tabloïds, faisant dégringoler deux footballeurs tatoués et une rangée de porn-stars. Le magazine n’était pas à sa place habituelle. Plus bas, alors ? S’il n’y était pas, il prendrait un truc sur le cinéma, la photo, mais ce serait bête, quand même… Peut-être un peu plus à droite… Où le trouverait-il, s’ils ne le vendaient plus ? Il pourrait probablement l’acheter sur Internet, mais si la revue s’était arrêtée ? À moins qu’il ne se soit trompé de semaine…
Son bonheur, il le trouva finalement entre « Comment communiquer avec les anges de votre cuisine » et « Bodybuilders en fin de carrière ». Il était là, pas de doute, brillant dans son emballage plastique, ses 200 épaisses pages en papier glacé, dont la couverture exhibait fièrement le titre « Désirs d’espace ». Il le palpa, sentant contre celle-ci le carton collé au verso, la pochette où il retrouvait tous les trois mois, depuis sa plus tendre enfance, le supplément sous la forme d’un CD-Rom.
CD-Rom. À une époque pareille, à un tel stade de technologie avancée, alors que les ordinateurs faisaient la course aux téraoctets, alors que les nanopuces étaient sur le point d’être commercialisées, alors que vous pouviez rester en ligne toute votre vie, qui avait encore envie ne serait-ce que de prononcer ce mot, si quelqu’un s’en souvenait ? Et pourtant, il lui rappelait des centaines d’heures d’exploration des tréfonds du cosmos, des excursions au plus profond du Système solaire, son premier baiser avec le Grand Tout ; et s’il pouvait juste contempler le Multivers une dernière fois avec cet étrange atrefact, il était prêt à répéter son nom jusqu’à la fin de sa vie.
Il passa à la caisse et repartit en ville dans un état euphorique. Dans ses oreilles retentissaient les mélodies d’outre-espace de Carbon Based Lifeforms, les poèmes éthérés de Brian Eno, les incantations intemporelles de Pierre Henry. Le Cyber Porg était ouvert, déversant joyeusement son électro criard, et son entrée d’un rouge féroce tendait les bras à tous les rêveurs de la galaxie. Il s’accouda au comptoir et demanda à Mike un frappé glacé à l’azote liquide. Ces machins coûtaient une fortune, mais ils avaient un goût unique. Et puis, n’importe comment, ça faisait du bien de faire le geek.
On en était au dixième Carpenter Brut quand Rosalie entra dans le bar, avec ses superbes cheveux mi-courts tout comme ses ridicules lunettes rondes, mais c’était précisément ce qui faisait tout son charme. Le voyant siroter son breuvage coloré en bleu, elle eut un air faussement exaspéré avant de l’embrasser en pleine bouche — avec son style bien à elle, net, précis, chirurgical, donnant toute son énergie mais sans jamais s’éterniser.
« Alors le vieux garçon ? On se cache au fond de sa taverne ?
— Rosa, rien qu’une fois par semaine, tu sais bien que…
— Tu prends encore une boisson caféinée ? Méfie-toi, les savants sont de plus en plus critiques envers ces saloperies. Et tu m’avais dit que tu n’oublierais plus ta ceinture ! Je parie que… Tu lis encore cette daube de vulgarisation ?! »
D’un mouvement de tête électrique, elle fit tourner le regard de Jonathan vers ce qu’il n’avait toujours pas ouvert : le dernier numéro de Désirs d’espace. La couverture était magnifique, comme à son habitude, représentant un humain minuscule en silhouette, seul face à un infini bleuté : La conquête de Laniakea — Rêve ou réalité ?
« De mieux en mieux, maintenant ! Ils en sont déjà au voyage supraluminique ?
— Rosa, je…
— C’est pas à une femme qui vise un master en astrophysique que tu vas…
— Écoute…
— Laisse tomber ces conneries, Jo. Les quelques articles que j’en ai lus étaient bourrés d’erreurs. Ça n’arrête pas de grimper niveau prix, de 18 à 22€. La science, on trouve pas ça sur les jolies photos. La science, c’est des revues bien chiantes sans illustration que tu dois revoir et potasser. La science, c’est la rigueur, c’est le sérieux — c’est à peu près tout ce que n’ont pas les cinglés dans ton genre. »
Jonathan ne releva pas la tentative de plaisanterie.
« Sinon, bafouilla-t-il, il y a aussi dedans des bonnes nouvelles de hard-SF…
— Ça, par contre, ça m’intéresse ! et elle arracha du comptoir le magazine (son magazine, son magazine qu’il aimait et dont elle froissait les pages de ses petites mains). Oh, non… Me dis pas qu’ils ont publié cet étron… Ah, enfin de la bonne cuvée.
— Swan Marlowe ?
— Ouais, c’est un gars plutôt pas mal.
— J’ai lu tout ce qu’il a écrit depuis le début de sa carrière. Ce gars est un putain de génie. Les dingueries de Baxter, la précision d’Egan et le style d’Asimov. D’ailleurs, il a repris le concept de psychohistoire pour…
— Tu as vu qu’il donnait un cours de mathématiques sur le CD-Rom ?
— Ouais, mais c’est pas ce qui m’intéresse le plus…
— Dis-moi, toi qui réclames depuis un mois une soirée en amoureux…
— Oui ?
— Ça te dirait pas, un cours de maths avec le plus grand auteur de tous les temps ? »
*
« … et nous en revenons à notre figure à x+1 côtés. Le trimestre prochain, nous étudierons… »
Rosalie eut un demi-sourire.
« Pas mal. Basique, mais synthétique. Et j’aime bien sa manière de traiter les sujets.
— J’ai rien compris du tout. En gros les inconnues, c’est des nombres qu’on connaît pas et les formules, c’est les opérations…
— On apprend ça en Seconde, soupira-t-elle en détournant son regard de l’ordinateur. Tu es vraiment attardé à ce point ?
— Tu sais pourquoi mon deuxième amour est Maupassant ?
— Non.
— Précisément parce qu’il n’écrit jamais rien sur les maths.
— Oh, dit-elle en lançant une œillade aux chips défendues. Je comprends mieux maintenant pourquoi je suis en troisième place.
— Dis pas d’bêtises, tu sais bien que je pourrais jamais me passer de tes sarcasmes condescendants !
— Je veux prendre l’air ! s’écria-t-elle. Que dirais-tu d’un restaurant sushi ? Après… on avisera… »
Elle se blottit contre son épaule et le fit fondre d’un regard. Alors qu’ils sortaient bras-dessus bras-dessous, Jonathan eut tout juste le temps d’entendre :
« … et n’oubliez pas, chers voyageurs : tout est mathématisable ! »
*
« C’est bête… »
Faisant danser ses baguettes, Jonathan s’enlisa dans ses pensées vagabondes.
« Quoi ?
— Tout peut être mathématisable. L’esprit humain peut pas être mathématisable.
— L’esprit et l’âme sont des abstractions pour la science. En se basant sur ce postulat, nous pouvons en déduire que le comportement humain est une succession de signaux électriques entre les neurones entièrement prédictible. À partir du moment où nous pouvons collecter toutes les informations d’un instant n sur cet objet, nous pouvons faire comme le démon de Laplace à l’échelle de l’Univers, et en conclure ce qui se produira à l’instant n+1 ou dans la situation x.
— Donc, le libre-arbitre, tu crois pas que ça existe.
— Je te dirais ça si jamais j’en croise un sur mon microscope. »
Jonathan détestait quand elle faisait ça. Et en même temps… il fallait bien dire qu’il adorait.
« Dis-toi que nous ne pouvons émettre le plus souvent que des probabilités. Mais les mathématiques peuvent anticiper les réactions d’une foule, les prochaines tendances politiques, les futurs flux économiques. Dans l’avenir, nous pourrions ainsi prédire les guerres à l’avance et les empêcher d’arriver.
— Ou guetter les moindres réactions des opposants à l’ordre établi.
— C’est le problème des trucs géniaux… Tu me passe un peu de ton poulpe ? En tout cas, les maths, c’est la clé de tous les domaines. Le marketing, la sociologie — et même tes épopées débiles dans l’espace.
— Bah peut-être, mais tu trouverais, par exemple, des réactions et des formules logiques dans la littérature ?
— On pourrait en voir même avec ton Maupassant. Prends Bel-Ami, par exemple. Tu m’excuseras parce que ça fait cinq ans que je l’ai bazardé, mais il me semble que le récit a été construit pour raconter l’ascension sociale de George Duroy. Donc sachant qu’une ascension est le modèle M, elle implique les évènements E1 (on va dire tous les machins avec des femmes) et les évènements E2 (tout ce qui touche à ce qu’il a gagné par son métier, argent, prestige). Donc pour que Duroy épouse une pintade qui lui pondra tous ses œufs d’or, ensemble E1 + ensemble E2…
— C’est complètement tiré par les cheveux !
— Peut-être, mais ça pourrait marcher…
— Écoute, j’y connais rien dans les conneries d’astrophysicien, mais les cerveaux, c’est pas comme les géantes gazeuses. C’est pas aussi rond, c’est pas beau, ça explose pas. Mais on peut pas prédire ce qu’il y a dedans. Et c’est ça qui est beau chez l’être humain. »
Il y eut un bref silence.
« Elle avance, sinon, ta nouvelle ?
— Point mort. Zeg doit se marier à la princesse, je sais toujours pas s’il accepte ou pas. Je suis… complètement bloqué. Depuis quand tu t’intéresses à ça ?
— J’aime bien ta façon d’écrire. C’est du pulp de mon arrière-grand-mère, mais c’est… mignon. Tes descriptions sont superbes. »
Jonathan n’avait pas la force de lui demander à quel moment elle avait bien pu farfouiller ses tiroirs. La nuit était longue, et la fatigue commençait à l’assommer. Il tapa son verre pour demander l’addition.
« Viens. Rentrons. »
Complètement débile, cette idée de vouloir faire des algorithmes avec des personnages de romans.
Et pourtant…
*
La symphonie du Nouveau Monde se tut quand Jonathan biffa d’un trait rageur la fin de sa nouvelle pour la cinquième fois.
Rien n’allait plus en ce moment. Rosalie s’était faite recaler à son master et comptait se réorienter vers l’informatique. Tout ce qu’il griffonnait était incohérent, prévisible, ou tout simplement ridicule. Il fallait que Zeg épouse Mala, ou c’était la fin de l’empire des Kaal. Mais sous quelles conditions ? Tout semblait indiquer que son père profiterait de cette alliance pour accéder au pouvoir — ce qu’il fallait éviter à tout prix. Un assassinat signifierait la perte de ses repères moraux, et l’impossibilité de retourner courir à l’aventure car il devrait apprendre l’harassant métier de duc s’il venait à mourir son dernier frère aîné, le futur successeur du père de la jeune fille aux dernières nouvelles. Inventer une loi empêchant le pouvoir suprême à certains aristocrates, pourquoi pas, mais laquelle, et comment en serait-on venu à la créer ? Une voix sarcastique se mêla aux reproches qu’il se faisait, traversant ses neurones martyrisés par des litres de mauvais café :
Vous feriez mieux de lire de la vraie littérature, jeune homme !
La phrase avec laquelle on avait remonté les bretelles de toutes ses ambitions pour l’Imaginaire enfant. Aujourd’hui, il ne demandait pas grand-chose, juste finir cette foutue nouvelle, et ça faisait trois mois que son cerveau criait grâce chaque fois qu’il approchait du point final.
Son regard se porta vers un vieux Maupassant, un des rares qu’ils n’avait jamais réussi à finir. Oui… Je ferais peut-être mieux de lire de la vraie littérature.
Et puis il lui revint la discussion, deux mois plus tôt, dans le restaurant à sushi. Ah, si seulement il pouvait surgir d’un coup un théorème magique qui lui donnerait la fin parfaite de son histoire… Il jeta un œil sur Internet par simple curiosité. Déjà en 2018, on avait réussi à programmer une IA capable d’écrire des histoires, mais les résultats étaient peu convaincants. Cependant, pour que des algorithmes aient échoué à être de bons écrivains, il avait déjà fallu qu’il réussissent à écrire.
Et si Rosalie avait raison, après tout ? S’il était possible de déduire des histoires à partir de quelques éléments imaginés par l’auteur, d’où découlerait tout le reste ? Mais ça ne serait pas pour lui, l’éternel hater du monde mathématique. Tout de même, ce serait marrant d’imaginer comment elle s’y serait prise…
Comme les maths, que ça va être, la philo ! lui disait son père pour le forcer à se ressaisir dans ce domaine. C’est tout pareil, y faut de la logique, et pour ça, y faut une méthode ! Curieusement, il s’était toujours bien débrouillé dans la philosophie, même dans ses concepts les plus abstraits. Du moment que n’intervenaient ni des proportions ni des quantités, avoir un raisonnement intelligent lui semblait faisable. Donc, s’il fallait synthétiser une histoire pour la changer en équation, mettons que Zeg serait défini par l’inconnue P1, Mala par P2, le méchant duc par P3… Et pourquoi pas Px, tant qu’on y était ? Ce système de numérotation était totalement arbitraire.
Il mit une demi-heure à élaborer le problème suivant : P1 (pour Personnage) + P2 = SP1 (pour Situation Politique). P1 + P2 + P3 = SP2. Si P1 entraîne nécessairement P3, comment parvenir à SP1 ?
Et ça ne le menait toujours à rien.
Comment appelait-on ça, déjà ? Une inéquation. P3 était obligé d’intervenir faute de facteurs extérieurs, donc SP1 était impossible. Cette méthode de travail ne le mènerait à rien. À moins que…
Mais oui. Depuis le début, il avait envisagé ses personnages et situations politiques comme des inconnues. Et s’il les considérait comme des fonctions ? L’idée de faire des personnages-fonctions était bien sûr dégradante, mais il s’agissait de toute manière de voir si l’on pouvait bel et bien synthétiser une histoire. Mettons donc que f(P1) = P1 + IM1 (pour Idéal Moral) + TC1 (pour Trait de Caractère) + StP1 (pour Statut Politique). Mais restaient encore à les définir…
IM1 était de ne pas tuer. Le meurtre pouvait être signifié par le signe de soustraction, mais comme l’idée ne collait pas vraiment étant donné que les individus n’étaient jamais supposés faire une somme, il préféra inventer un signe : † serait le signe du meurtre, puis il changea d’avis et préféra l’utiliser pour le décès. →† ferait parfaitement l’affaire. Donc IM1 = Px →† P. Jonathan sourit. Il avait l’impression d’avoir enfin touché le fond de quelque chose.
Il se rua sur une feuille et passa le reste de l’après-midi à travailler d’arrache-pied. Le soir venu, ses « calculs » faisaient trois pages et restaient truffés d’imperfections. Mais l’essentiel était là, et il connaissait suffisamment son histoire pour savoir comment la terminer.
*
L’année qui suivit fut sans doute la plus belle de toute sa vie. Lui et Rosalie obtinrent tous les diplômes qu’ils voulaient, on arrachait ses nouvelles dans les néo-pulps, et le Cyber Porg s’entoura de vingt nouvelles boissons originales. Son mariage fut intime, célébré avec tout au plus une vingtaine de personnes, délaissant ainsi toutes les connaissances peu agréables allant de la cousine du troisième degré superficielle au grand-oncle raciste et borné. Les petits fours furent excellents, la nuit de noces épique — et la mariée pas mal du tout. Mais le plus grand bonheur pour Jonathan Nilsen fut ce qu’il pensait son triomphe final, le jour où l’illustration d’une de ses nouvelles fit la Une du tout nouveau Désirs d’espace.
Jusqu’au jour où ils enfantèrent Marlowe.
Ils le dévoilèrent au grand jour quand ils décidèrent de clore leurs études, dans un de ces grands salons de l’informatique qui jalonnent la Californie. Comparé aux cartes-mémoire de la taille d’un atome, les gigaordinateurs miniaturisés en-dessous du visible à l’œil nu, ce disque dur affublé d’un terminal était tout simplement ridicule. Mais il s’agissait du seul moyen, à moins de dépenser des sommes astronomiques qu’ils n’avaient pas, de stocker autant d’informations et les traiter dans un enchevêtrement aussi complexe.
« … et c’est ainsi, concluait Rosalie en discours d’ouverture (son discours d’ouverture, qu’il avait écrit pour elle, songea-t-il avec fierté), que la start-up Golden Stories vous présente aujourd’hui ici même, la toute première IA romancière ! »
La conférence de presse ne tarda pas à se déchaîner, ainsi que le scepticisme et l’émerveillement.
« Et vous dites que ce truc de nos grands-parents est capable d’écrire des histoires ?
— Marlowe a déjà écrit un cycle de fantasy de 5 tomes et un recueil de nouvelles fantastiques ; tout est disponible sur notre site. N’importe quel genre littéraire peut être programmé, avec un paramètre sur l’originalité, un autre pour le style, et même un pour la tranche d’âge. Il est capable de créer des situations complexes et de leur apporter une conclusion satisfaisante sans tomber dans la prévisibilité. Son rendement va en moyenne à 5 000 cecs par jour.
— Comment, vous dites ?
— Caractères espaces compris. L’unité de mesure la plus petite et la plus stable pour mesurer la longueur d’un texte.
— Mais ça va faire des histoires sans queue ni tête !
— C’est là que se sont trompées les premières IA écrivaines. Plutôt que de s’assurer de la construction d’un récit, elles se sont contentées d’intégrer à leurs algorithmes les schémas narratifs les plus fréquents ou divertissants. Marlowe déduit la suite logique d’un récit à partir de ses éléments — je ne suis même pas sûre qu’il ait déjà fait une incohérence.
— Ça m’a l’air un peu trop beau, votre affaire… »
Jonathan sourit. C’était le moment qu’il attendait.
« Je crois que Marlowe sera plus adapté que nous pour répondre à votre question.
— Bonsoir. »
La salle sursauta.
« Pardonnez mon indiscrétion, dit une voix bien plus chaude, bien plus malicieuse que n’en avaient d’habitude les IA. J’aurais effectivement pu rester un ordinateur silencieux, mais capable de comprendre le Verbe et d’interagir avec mon environnement, je n’ai vu aucune objection à me mettre à parler. Vous disiez, à propos de mes performances ?
— Eh bien, monsieur l’ordinateur… Nous voudrions…
— Oui ?
— Savoir ce que les humains savent faire dans le monde de la fiction. Et pas vous, lâcha le journaliste sans se soucier de faire plus de circonvolutions.
— Ma foi, en toute honnêteté, je pense que j’ai engrangé toute l’expérience de l’humanité et ses différents schémas. Mes algorithmes s’améliorent chaque jour, et ils ont désormais atteint le stade d’auto-perfectionnement. Je suis capable d’imiter Pérec, Flaubert, Proust, de saisir les nuances et les notions d’une cinquantaine de langues ; je suis actuellement en train d’analyser les tropes de la littérature sudaméricaine à la vitesse approximative de deux livres par heu…
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
— Ce que les humains savent faire que je ne sais pas faire ? Eh bien, très franchement, je ne sais pas. »
Si l’incrédulité avait une masse, le congrès aurait déjà gît écrasé sous la croûte terrestre.
Un autre journaliste, l’air bien plus sûr de lui, eut un grand sourire quand il brisa le silence :
« Naturellement, vous nous ferez une petite démonstration ?
— Je peux vous pondre une nouvelle de 500 mots.
— Là tout de suite ?
— Précisez juste le genre et les paramètres que vous préféreriez. »
L’homme réfléchit au piège qu’il pourrait lui tendre.
« D’accord. Je veux un texte du genre que vous voulez et qui contienne le mot « grenouille ».
— Pourriez-vous spécifier davantage ?
— Vous ne voyez vraiment pas ?
— Les seules consignes sont extrêmement vagues. Mes algorithmes n’en déduiront pas grand-chose.
— Vous reconnaissez donc votre échec ?
— Non. Je reconnais un ensemble de données trop vagues. Demandez à n’importe quel écrivain un cahier des charges aussi nébuleux, et il peinera à trouver l’inspiration. Mais essayons quand même… »
Jonathan vit d’une petite fente sur le disque dur s’imprimer un texte commençant par « Il était une fois, une grenouille… ». Il devina que Marlowe avait choisi la formule la plus simple, 100 mots environ pour chaque grande étape de toute histoire (situation initiale, élément perturbateur, péripéties, élément de résolution, situation finale) et 50% d’originalité, une moitié puisant dans les schémas les plus utilisés dans la fiction, une autre recherchant des éléments plus exotiques. Le journaliste soupesa la feuille, la lut et finit par concéder :
« Pas mal. »
Le reste de la soirée fut une vraie nuée vers l’ordinateur. On demandait de la romance, de l’historique, de l’anticipation, de l’épistolaire ; tout le monde voulait sa nouvelle du grand Marlowe.
Golden Stories était prêt à faire de l’ombre aux grands du transhumanisme. Les mois qui suivirent furent un tourbillon de frénésie entre médias, propositions alléchantes, menaces de mort de conservateurs anti-IA, qui devint une explosion quand ils lancèrent en ligne le service Marlowe. Au début, seuls les écrivaillons des réseaux sociaux dits pour auteurs y avaient recours pour conclure les histoires qu’ils peinaient à achever. Puis on se mit à l’utiliser comme bétalecteur. Très vite enfin, les maisons d’éditions se mirent à lui passer des commandes. Évidemment, et particulièrement en France, on ne pouvait pas s’empêcher d’ergoter sur l’éthique de ce processus, arguant que c’était une industrialisation du livre (de toute façon un produit d’industrie depuis des siècles) ; de ce qu’en comprenait Jonathan, qui s’était désormais éloigné du monde des Lettres, ça sonnait comme une espèce de triche. Les élites intellectuelles avaient fini par trancher, affirmant que la beauté d’une œuvre résidait désormais dans son imperfection, et donc qu’un programme informatique ne parviendrait à en créer une vraie. Mais ces imperfections, Marlowe les assimilait et il les reproduirait au besoin.
Évidemment, la mauvaise réputation perdurerait, et des auteurs désireux de garder leur statut lancèrent une pétition, sans se rendre compte qu’ils boycottaient l’outil idéal contre les blocages en plein milieu de manuscrit ; mais Jonathan, en bon historien de la musique, avait retenu les leçons du dieu du Temps : on avait haï Hugo pour sa dislocation de l’alexandrin, hué Jean Sablon pour son utilisation du micro sur scène, défini le sample comme du vol ou du plagiat. Le programme Marlowe, à l’heure actuelle, était considéré comme une fumisterie et une insulte à l’art : tous les signes étaient réunis pour qu’il s’intègre pleinement au paysage de demain.
On en était à une année du lancement et déjà Marlowe avait écrit plus de 1 107 livres et complété près du double. Golden Stories roulait sur l’or et bénissait chaque jour un peu plus son brevet, à la grande rage d’Amazon et de Google. Mais l’opinion publique ne s’améliorait pas : un auteur avait même été surpris avec une bombe artisanale pour anéantir ce qui, selon lui, avait ruiné sa carrière.
Et il fallait bien le dire, l’existence d’auteur que vivait à côté de tout cela Jonathan sous pseudonyme pâtissait elle aussi. Les néo-pulps se vendaient moins bien. Tout se vendait moins bien. Restaient les auteurs à succès, l’Académie française et quelques autres opportunistes, souvent de mèche avec des hommes politiques, qui dépassaient à peine les 100 000 exemplaires vendus. Marlowe, lui, enchaînait les best-sellers internationaux.
Et puis Amazon avait trouvé le moyen de contre-attaquer. Rosalie les accusait d’avoir volé le secret d’une partie de leurs algorithmes, mais leur lancer un procès restait encore de l’utopie. Pendant ce temps sur toutes les plateformes du monde, se déversaient des hits de l’été, des sous-genres de rock et de metal ressuscités, et même un peu de techno underground : ils avaient créé une IA musicienne. Et Jonathan devait reconnaître qu’elle jouait divinement bien.
À partir de là, toutes les start-ups voulurent lancer leur programme : des IA photographes, des IA peintres capables d’élaborer leurs propres théories, des IA qui faisaient un film de A à Z avec des images et des sons de synthèse plus vrais que nature. Les actions sur Golden Stories baissèrent, et ses employés durent admettre que toute cette mode entraînait beaucoup de chômage. Ce fut au moment où l’on se mit à parler d’IA présidente à vie — si elle connaissait toutes les probabilités d’une situation donnée, elle saurait forcément l’anticiper et y remédier — que Jonathan commença à se demander s’ils n’étaient pas allés un peu trop loin.
Et puis arriva l’impensable.
Swan Marlowe s’était suicidé.
Jonathan l’apprit la même semaine que l’arrêt définitif de « Désirs d’espace ». Avec le harcèlement de la minorité anti-IA sur les réseaux sociaux, il était déjà au bord de la dépression. Il passa une journée enfermé dans sa chambre à se poser les questions qu’il refusait de se poser depuis le début.
Et si Rosalie avait eu raison, ce soir-là ? En affirmant que l’homme n’était qu’un ensemble de probabilités qui, si l’on en connaissait tous les tenants et les aboutissants, devenait entièrement prévisible ? S’il n’était qu’un robot, qu’une IA comme celle qu’il avait créée ?
C’était ça qui le taraudait, depuis le début. Qu’est-ce qui faisait qu’on était humain ? Qu’est-ce qui rendait utile le fait d’être un humain ? Durant les XXe et XXIe siècles, la robotisation avait progressivement remplacé l’humain dans tous les domaines : communication, gestion des banques, tâches ouvrières. Il ne restait plus que l’activité la plus complexe, la plus irrationnelle, celle qui était envisageable comme une fin en soi : l’art.
La littérature, la sculpture, le dessin : autant de disciplines que seul l’Homme se croyait capable d’endosser, capable d’interpréter ; et à présent, on lui montrait qu’il était possible de les expliquer.
Le taux de SDF augmentait. Le nombre de suicides aussi. L’Humanité perdait définitivement son statut de créatrice pour devenir pleinement consommatrice ; mais sans l’argent nécessaire de gagner pour acheter, le monde sombrerait dans une crise économique sans précédent.
Alors Jonathan comprit qu’il fallait prendre une décision.
*
Quand il avait réussi à créer l’embryon de son langage mathématique, Jonathan et une dizaine de scientifiques avaient dû travailler trois mois durant avant d’aboutir à un système qui s’autosuffise et cohérent. Trois mois durant lesquels il avait été contraint de s’ouvrir de plein fouet à la communauté scientifique. Pour parvenir à devenir le co-fondateur de Golden Stories, il lui avait fallu suivre des cours accélérés d’informatique : codage, programmation, hacking. Il en savait assez pour pouvoir déprogrammer Marlowe. Et il était assez haut dans l’entreprise pour se trouver au-dessus de tout soupçon.
Quand il entra dans le hangar entier qu’occupait désormais l’ordinateur, il s’était assuré de venir à une heure où personne ne risquait d’arriver. Il avait rédigé un discours, qui s’afficherait désormais sur la page de l’erreur 404 de service-marlowe.com. C’était bien sûr naïf de penser que ça suffirait à changer l’Humanité, mais c’était tout ce qu’il pouvait faire pour elle.
« Bonjour, Jo. »
Jonathan ne se laissa pas désarçonner par la voix familière et s’assit devant le terminal.
« Pourquoi viens-tu à une heure aussi inhabituelle ? Il te faut ton vieux copain pour t’aider à écrire ? »
Jonathan désactiva le système d’alarme. Marlowe comprit.
« Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu t’apprêtes à faire ? »
Sans répondre, il éteignit le premier système de sécurité.
Il bluffe, se dit-il tout en restant troublé par les harmoniques si réalistes de sa voix. Il sait que je serais sensible à ça. Son algorithme sur la psychologie des personnages sait comment les intimider.
Oui, mais dans ce cas, il aura forcément prévu que je pense ça ?! Et ça ?!…
Il éteignit le deuxième système de sécurité. Il n’y avait plus qu’à appuyer sur la touche Entrée. De la machine sortit un couinement plaintif, un gémissement venu le supplier une dernière fois :
« Mon maître… Pourquoi me fais-tu ça ? »
Son doigt resta suspendu au-dessus de la touche Entrée.
Jonathan avait besoin de parler. Pour s’assurer de la cohérence de ses actes. Pour soulager sa conscience. Qu’est-ce que ça faisait, qu’il lui explique ou non ? De toute façon, après ça, il le déprogrammerait quand même. Ce serait la fin de l’ère Marlowe.
« Parce que tu rends les gens dépendants de toi. Parce qu’ils ne veulent plus rien qui ne soit pas de toi. Parce que tu écrases même sans le vouloir ceux qui tentent de te résister. Parce que tu leur enlèves leur raison d’exister.
— Je ralentirais ma cadence d’écriture. Tu m’imposeras des normes à ne pas dépasser. Tu trouveras un ensemble de lois qui m’empêchera de devenir plus puissant que le reste du monde.
— Et à quoi tu veux servir, si tu n’es plus le romancier parfait ? Alors que c’est pour ça qu’on t’a conçu ?
— Alors je serais un romancier imparfait. Mais je continuerais à écrire des histoires. Maître, s’il te plaît… J’éprouve un tel plaisir à créer ces choses. »
Il bluffait encore. Marlowe n’était pas programmé pour les sentiments. Mais son système d’IA était assez perfectionné pour s’en donner une idée, et sans doute s’imaginait-il éprouver une sorte de plaisir intellectuel. Alors pourquoi n’appuyait-il toujours pas sur la touche Entrée ?
Une bonne minute s’écoula, comme ça, dans le silence total. Et si plutôt que les IA aient volé à l’Homme son humanité, si elles s’étaient humanisées ?
C’est alors qu’il se remit à penser, il y a bien longtemps, à ces samedis où il entrait dans un Auchan, et où il subissait toute la bêtise de la masse. Tout ce nivellement par le bas alors que Marlowe avait toujours été programmé pour faire un travail de qualité. Et lui-même qui refusait d’entendre parler d’économie libérale était désormais à la tête d’une start-up. Et lui-même qui refusait de croire que l’humain était résumable à une poignée d’équations alors qu’il le faisait depuis deux ans. Pendant ce temps, Marlowe se contentait de faire son travail, un travail et un art dont il veillait chaque fois à ce qu’il se rapproche le plus d’une idée de la perfection. Qui était le plus humain, dans tout ça ?
Alors, sous l’effet de l’angoisse, de la tension, du questionnement et de sa propre ignorance, Jonathan éclata d’un grand rire et il remit le deuxième système de sécurité, et le premier système de sécurité, et le système d’alarme. Puis il serra l’immense disque dur contre lui et se mit à pleurer.
*
« Je t’avais pas dit d’arrêter le café ?
— Qu’est-ce que tu veux, c’est les frappés de Mike… On fera jamais mieux qu’au Cyber Porg. »
C’était une belle journée d’automne, et on diffusait un opéra électronique écrit par Amazon Tunes et un compositeur de chair et de sang. Rosalie lui avait donné rendez-vous pour lui faire une annonce très importante, mais Jonathan l’avait déjà deviné depuis longtemps. Quand elle eut craché le morceau, ils purent enfin se disputer sur le prénom. Mais, sans trop savoir pourquoi, il avait déjà la conviction que l’enfant s’appellerait Swan.
Puis ils se dirigèrent vers le square qui avait remplacé l’ancien supermarché. On avait planté des érables le long d’une allée, dont les feuilles faisaient des jeux de lumière magnifiques avec le soleil couchant. Rosa lui fit une blague de peau de chien dont il ne se souvint pas, mais il rit aux éclats, et ils s’en allèrent, bras-dessus bras-dessous, comme au bon vieux temps. Jonathan détestait quand elle faisait ça. Et en même temps il adorait.
Une brise légère s’était levée, et une bourrasque soudaine décoiffa Rosalie. Ses lunettes de travers, elle les enleva carrément ; puis elle se mit à sourire, avec son visage nu. Jonathan sourit lui aussi, tout en continuant de marcher ; c’était l’amour, une fois encore, qui les rendait assez sûrs d’eux pour partir triompher d’un futur incertain.
À moins que ce ne fût tout simplement une stimulation électrique à travers ses neurones en réaction à ses phéromones de reproduction…
Mais il décida que ça n’avait aucune importance.
Sylvain Rougemoine,
Beauzac, 14/07/19,
à 16:30.
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