Cape Rouge

41 minutes de lecture

Genre : SF post-apo, utopie, "zadpunk"

Classement : adulte

Date : 2019

Estimation de l'auteur : *** (un univers riche et des thématiques l'étant tout autant, mais un récit qui change brusquement de direction et semble par moments ne pas savoir complètement ce qu'il fait)

AVERTISSEMENT : Le texte qui suit comporte des éléments politiques, éthiques ou moraux qui peuvent heurter des sensibilités. L’auteur ne cherche en aucun cas à dénigrer ou dévoyer chacun des courants de pensée qui y sont exposés, et fait le choix de la neutralité face aux différentes idées qui y seront présentées. Il appartient au lecteur de choisir dedans lesquelles lui semblent à appliquer ou à débattre.

Je ne sais pas ce qui m’a motivé en premier pour faire ce métier. Le goût du voyage, sûrement : je n’ai jamais supporté l’idée de passer ma vie dans 5 km2 dont 2 de forêt. Celui des rencontres aussi, chose qui a vite tendance à se raréfier dans une communauté de 150 habitants. L’encouragement des parents parce que j’avais des bonnes appréciations à l’école ; et puis bon, comme tous les gamins, je fantasmais l’image du cavalier écarlate partant au galop sous un soleil crépusculaire.

Gérer une utopie. Une belle idée de merde.

Les gens d’avant l’Implosion me font bien rire, avec l’idée qu’une société parfaite doit forcément être ennuyeuse. Ils ne se rendaient pas compte de tout le sang et la sueur à cause des compromis, des arrangements, des magouilles quand ça va vraiment pas, des discussions sans fin pour que cette société reste parfaite. Et je préfère vous dire que je préférerais de loin un ennui éternel.

Et ça ça a commencé à empirer depuis le dernier meeting de l’Hécape, quand moi, les collègues, et tous les citoyens qui voulaient venir, on a discuté de l’organisation actuelle de la région et des décisions venues d’en haut. À ce qu’il paraissait, le leader de la Gigacape avait bien validé le projet d’élévation. J’en ai très vite eu la confirmation et su que ma communauté allait encore partir dans une dispute mémorable qui prendrait la moitié de la nuit pour aboutir à quelque chose. J’ai pas été déçu.

Dès que je suis rentré, les gamins m’ont bombardé de questions avant d’accepter enfin de conduire mon cheval à l’écurie. Ils se sont mis à se crier dessus, comme quoi l’idée était débile ou trop bien, et ce serait ce soir au tour des adultes. Moi, je ne sais pas trop quoi en penser. Ce sera juste un débat en plus qui se conclura par une issue heureuse pour les uns, agacée pour les autres. On finira enfin par entendre parler d’une autre communauté, quelque part dans la région, où un type aura viré brindezingue et zigouillé un autre. C’est peut-être parce que je suis toujours neutre qu’on m’a élu.

Bon, la fête à mon retour reste toujours chaleureuse, et j’en ai profité pour aller voir le petiot qui est né pendant mon absence. Mais après qu’on les ait envoyés au lit, il fallait bien qu’on fasse l’Assemblée. J’ai regardé brièvement les têtes autour de moi. Il y a des maoïstes, des anarchistes, des marxistes, des socialistes et des non-alignés. Il reste toujours un ou deux religieux depuis l’Implosion, mais plus vraiment d’Église ; en tous cas, ils ont compris que leur dieu préférait qu’on aide son prochain plutôt que massacrer sa création.

J’ai fermé les yeux le plus solennellement possible et débité le laïus que je connaissais par cœur depuis voilà bien sept années :

« Par les vertus que cette communauté m’a consacré, au nom de la Justice, de la Raison et de la Liberté, moi Luís, fils de Kenji et Ambre, déclare ouverte la 71e séance de meeting du village de Grazac. Il y sera question du compte-rendu du 71e meeting de l’Hécape, ainsi que les délibérations que celui-ci a suscité, afin de savoir si la communauté les approuve ou non afin de pouvoir faire remonter notre vote, ainsi que des propositions internes à la communauté. Nous commençons par les demandes faites pour le 71e meeting de l’Hécape. La proposition de Jérémie fils d’Arielle et de Bertrand pour une nouvelle éolienne est accordé ! »

Première salve d’acclamations et de protestations de la soirée.

« Des mécaniciens des communautés d’Yssingeaux et de Saint-Maurice-de-Lignon viendront dans le mois apporter de nouveaux circuits électriques. Nous faisons signaler, comme le désirent les opposants de Jérémie sur ce débat, que cette mesure se doit de rester exceptionnelle en raison de la pénurie de métaux et de l’irrecyclabilité des machines de fabrication d’énergie. Le vote s’est effectué à 52 mains favorables contre 40 mains défavorables et 8 mains neutres. »

Nouveaux grommellements et acclamations. Des fois, je me dis qu’une loi interdisant toute manifestation émotionnelle lors d’une Assemblée ne ferait de mal à personne.

Mais personne dans toutes les Gigacapes que vous voudrez n’aime donner des lois. Ce sont les lois qui ont conduit à l’Implosion. Les lois et trop d’oligarchies corrompues. Quand les États se sont effondrés comme des dominos et qu’on a réussi à ramener un peu d’ordre dans la multitude de petits clans qui s’étaient formés, les anarchistes, les communistes et les holacrates ont fait front commun et réussi à prendre le dessus et organiser une société pour ainsi dire sans dirigeants ni dirigés. Donc sans argent et avec des leaders possédant le moins de pouvoir possible, voire pas de leader du tout. Ça n’aurait jamais marché à l’échelle d’un pays, ni même d’une région. Mais dans des communautés locales au seuil de population scrupuleusement contrôlé, ça pouvait fonctionner.

Simplement tout le monde savait que ça durerait pas éternellement. Au bout d’une ou deux générations, les communautés finiraient par se refermer sur elles-même ou fusionner en tribus pour aller conquérir les autres. Les connaissances d’avant l’Implosion ne feraient pas long feu dans ce cas-là. Les quelques restes de technologie, à la trappe. Le savoir pour guérir les blessures et les épidémies, à la trappe. Et de nouveau les dominants, les dominés, le sang, les larmes et la destruction.

C’est pour ça qu’on nous a créés.

L’ordre des Capes Rouges est la structure politique encore admise. Il est hiérarchisé afin de surveiller toute zone au cas où une guerre éclaterait et supervise toutes les décisions technologiques et démographiques, mais reste soumis à des lois contrebalançant leur pouvoir. Notre rôle reste la plupart du temps de faire juste circuler les nouvelles entre chaque communauté, nous assurer qu’elles suivent toutes un modèle de démocratie directe ; en aucun cas nous n’avons le droit d’influer sur les décisions prises par le groupe. N’importe qui peut y accéder, quelles que soient sa lignée, ses origines, son physique, du moment qu’il est élu par son village. Une Cape Rouge qui trahit ses fonctions se fait condamner à l’exil loin de toute forme de civilisation. Et on ne survit pas longtemps dans les bois ; il n’y a plus beaucoup de bêtes, mais elles sont affamées.

Nous chevauchons tous les six mois vers le lieu de meeting de notre Hécape ; l’occasion de voir comment vont les autres communautés. Dernièrement, j’ai discuté avec une femme dont le village entier avait été construit comme des cabanes dans la forêt. Apparemment là-bas, tous les habitants étaient des ébénistes de génie. Un peu plus loin, vous avez les Frères de la Plaine, des panthéistes à moitié nus obsédés par les plumes multicolores ; ailleurs, il y a les Villes de Province, d’anciennes ruines ouvrières réaménagées en communautés parodiant les tenues vestimentaires de la Révolution industrielle. Après chaque meeting, le leader de l’Hécape obtient le privilège de rouler en bus jusqu’au meeting de sa Kilocape, puis le leader de la Kilocape part à son tour chaque année pour les Gigacapes. Le tout est de s’assurer que la machine reste bien rodée : on demande de l’aide aux autres villages que le notre en cas de besoin, on fait voter les rares mesures technologiques, monter des idées émises par les citoyens. On ne décide pas de les admettre ou non : on fait passer le message dans les autres communautés, qui votent toutes, après quoi au bout de six mois on fait le décompte ; si oui, on applique la loi à l’Hécape et on la propose à l’ensemble de la Kilocape ; et ainsi de suite jusqu’à la Gigacape ; et si la majorité des Gigacapes dans le monde, qui se réunissent tous les deux ans dans les plus grands meetings que j’aie jamais vus, dit oui, alors la loi entre carrément dans la Constitution.

Bien sûr, heureusement ou malheureusement, il n’y en a que très peu.

« Du gaspillage inutile ! a clamé Farid, écologiste radical qui a pris la cote auprès des jeunes en ce moment.

— On en a besoin pour produire des batteries ! a rappelé Claire, la socialiste la plus active du village. Ça nous facilitera la vie pour qui vous s’éclairer si on n’a plus de cire pour les bougies, se déplacer alors qu’il est trop vieux pour le vélo non-électrique, utiliser le vieux synthé pour les performances artistiques…

— Le débat est clos et les Capes Rouges ont tranché, dis-je en élevant la voix. La demande de Kenzo d’aller vivre à Yssingeaux-Sud a été acceptée. La demande de Luc et Martha pour un troisième enfant a été autorisée dès qu’un vieillard mourra afin de conserver le seuil de la population locale. Des questions ?

— La grande foire aura lieu entre les communautés comme chaque année ?

— Chizeneuve sera la seule absente en raison de l’épidémie qui a décimé leurs cultures. Nous prélèverons cependant une part de nos récoltes afin de les aider à passer l’hiver. Si personne n’a rien d’autre à demander, nous allons donc passer à la problématique principale du meeting de l’Hécape, à savoir le vote pour ou contre… »

J’ai marqué mon inspiration avant de lâcher la bombe :

« … l’Élévation animalière. »

Après l’Implosion, il n’était pas question de se faire du mouron pour les bestioles à se demander si elles souffraient ou pas. Si on trouvait rien à la chasse, on allait becqueter le cadavre le plus proche ; mon père aimait me faire peur avec ça quand je voulais pas dormir. Après quoi les militants véganistes étaient revenus toquer à la porte et renverser tous les raisonnements éthiques. Il avait été admis que les bêtes ne seraient plus mangées en-dehors des insectes et des autres animaux jugés trop petits pour développer une conscience ; restait qu’il fallait bien se nourrir, la vitamine B13 n’étant trouvable nulle part ailleurs que dans les produits animaliers, se vêtir, la laine étant la principale source de tissu depuis l’incapacité de traiter du synthétique, se laver, la graisse et le lait étant des ingrédients essentiels pour le savon. Ils ont crié à l’exploitation animalière, sauf que les éleveurs nourrissaient et hébergeaient des bêtes qui sans ça seraient mortes depuis longtemps. Leur « exploitation » était considérée comme une contrepartie à la société qui les maintenait en vie.

Là où le bât blessait, c’était que les bêtes n’étaient pas conscientes, et donc pas consentantes, au rôle qu’elles occupaient dans la communauté. La faute à leur intelligence insuffisante qui nous empêche de communiquer avec elles. Les animaux se faisaient donc considérer comme des sortes d’handicapés mentaux intégrés dans la société. Sauf que chacun s’efforçait que les handicapés mentaux en comprennent au moins les rudiments. Qu’eux pourraient voter, parler, et comprendre ce qu’on demandait d’eux.

Les choses sont restées comme ça en statu quo jusqu’au jour où les hôpitaux ont rouvert, et certains des laboratoires de médecine. Tout était évidemment très lent à se développer, avec le manque d’appareils ayant survécu au chaos, la peine à saisir leur fonctionnement, les quotas stricts d’électricité à ne pas dépasser ; mais les savants avaient réussi à rallier à leur cause les socialistes et les communistes, faisant passer avant tout le bien commun de chacun, et les anarchistes ont fini par accepter de leur concéder plus de moyens. Petit à petit, l’homéopathie avait resurgi épurée de tout lobby pharmaceutique ; puis ç’avait été le tour de tentatives de vaccin contre le cancer, encore très présent avec toutes les radiations des centrales parfois laissées à l’abandon. Et en tout dernier, le plus grand tabou de la société pré-effondrement : la manipulation génétique.

C’était l’idéal pour tous, les coqueluche de plusieurs années : on pourrait avoir un enfant programmé pour ne pas avoir de trisomie ni aucune maladie de ce genre, pour développer un QI généreux et ne plus prendre le risque d’accoucher d’un enfant atteint de déficience mentale ; il n’y avait plus de handicap, plus d’anomalie génétique, et peut-être même qu’on pourrait améliorer les générations suivantes. L’idée de créer des utérus artificiels pour que plus aucune femme n’ait à subir d’accouchement par exemple, mais anarchistes avaient mis le holà : hors de question que la race humaine devienne dépendante d’une machine, même biotechnologique, pour survivre. Le jour où elle ne fonctionnerait plus, il y aurait une nouvelle Implosion.

Alors forcément, un jour ou l’autre, il fallait bien que quelqu’un se demande : Et si on modifiait les animaux pour qu’ils puissent raisonner comme nous ?

Techniquement, politiquement et financièrement, c’était irréalisable. Bien sûr, les petites sociétés basées sur le troc permettaient que l’argent n’existe plus, mais l’investissement restait considérable car il fallait des mineurs pour obtenir les matériaux nécessaires à toutes sortes d’instruments électriques, des produits chimiques devenus rarissimes pour les expériences, sans parler que chaque communauté devrait donner une partie de son bétail pour les tests, et donc de ses récoltes pour les nourrir ; l’expérience prendrait des générations ; enfin on ne savait pas si les bêtes n’iraient pas se révolter contre les humains.

Éthiquement, c’était impensable de dire non.

Les débats ont continué toute la nuit. Oui, nous avions le devoir d’aider nos frères d’une espèce différente à atteindre la sapience ; non, car nous ne savions même pas si l’espèce humaine elle-même pouvait encore survivre à long terme. Non, parce que l’Homme était la seule créature que Dieu ait créée à son image ; oui, parce que l’idée d’appliquer des pensées dogmatiques dans une société raisonnable était inconcevable.

« Pourquoi un projet aussi ambitieux et coûteux en énergie ? Est-ce que vous oubliez déjà l’état catastrophique de notre climat ?

— Ce sera dans des labos isolés ! Les bêtes se reproduiront avec d’autres n’ayant pas subi d’expériences de manière à ce que l’Élévation se propage sur toute la surface du globe !

— Mais une fois qu’ils auront atteint la même intelligence que la notre, est-ce qu’il pourrait se produire une sorte de… zoosexualité ?

— Tant mieux si l’amour peut encore franchir une frontière !

— Arrêtez de raisonner en termes poétiques sur cette notion abstraite ! Nous ne savons pas dans quoi nous nous embarquons ! On ne peut pas manipuler le vivant comme ça !

— Si je puis me permettre… »

Le silence est tombé d’un coup. Tous les regards se sont tournés vers l’homme dont on savait, depuis le début, que ce serait lui qui exprimerait à voix haute ce que personne n’osait dire. Ce que personne n’osait penser. Avec une grâce et une intelligence que j’ai apprise à détester au fil des années, s’est levé le seul libéral de la communauté.

« Si je puis me permettre, les animaux tels qu’ils sont actuellement ont été domestiqués de nos mains, entretenus de nos mains, soignés de nos mains ; si nous les considérons comme objets, nous pouvons ainsi — nous devons — déclarer que toute production issue de ceux-ci est légitime de nous appartenir.

— Les animaux ne sont pas des objets, Eddie. Ils sont pourvus d’une sensibilité.

— Et cette sensibilité, cette intelligence, cette conscience, ne pourrait-on pas la réduire à néant au lieu de l’amplifier ? »

Huée de cris scandalisés.

« Silence ! Laissez-le parler.

— Réfléchissez une seconde. Toute société repose sur des travailleurs corvéables à merci : il y a les mains et le cerveau, ceux qui décident et ceux qui accomplissent. L’un trouve les idées sans lesquelles la civilisation stagnerait ou s’effondrerait tandis que les autres se contentent d’accomplir leur existence matérielle, c’est pourquoi les premiers ont toujours été les plus rémunérés.

Avec la société actuelle, nous avons accompli des idéaux socialistes : chacun peut considérer l’autre comme son égal, devenir tour à tour cerveau ou mains. Mais il reste et restera toujours une couche sociale d’esclaves, car ceux-ci assurent les besoins les plus vitaux : la production des richesses. Le lait est une richesse. La laine est une richesse. Avec ces richesses, nous possédons un capital de survie, de troc, voire de confort ; mais aucun d’entre nous n’est apte à les produire. Que se passerait-il si ceux qui les produisaient devenaient citoyens ? Ne seraient-ils pas plus légitimes que nous, pauvres humains si pauvres en ressources physiques ? Nous serions alors condamnés à disparaître, parasites de la société que nous avions forgée.

Cependant, notre société a su réduire cette caste à son expression la plus restreinte : celle des animaux domestiques. Nous pouvons nous apitoyer sur leur sort, lancer des meetings afin de leur faire gagner un hypothétique libre-arbitre. Mais leur servitude reste indispensable à notre société.

Le système de pensée socialiste semble ici toucher à son terme, incapable d’aider les plus miséreux. Or paradoxalement, ce qu’elle a bâti remplit également les clauses principales de son idéologie opposée : celle libertarienne, dont je suis issu. Nous pouvons à tout moment entreprendre le projet que nous désirons, et ne sommes que peu freinés par la minarchie des lois — oui, je maintiens minarchie, envers et contre les anarchistes qui clament que notre société ne possède plus de réelle loi, car il subsiste la Constitution, réduite à son expression la plus essentielle. La philosophie libertarienne nous dit que nous pouvons disposer de toute production de notre corps, et notre corps ayant contribué au maintien des bêtes susmentionnées, nous pourrions les considérer comme totalement nôtres…

— … si et seulement si elles étaient des objets !

— Or si nous en venions à les considérer comme non plus des objets mais en faire des sujets à part entière, des personnes, des êtres comme vous et moi, alors il suffirait de leur refus de collaborer pour que s’effondre toute trace de civilisation et toute liberté d’entreprendre.

Reste cet encombrant problème de conscience. Les animaux en ont une, infime, d’où le fait qu’il soit éthiquement condamnable de les asservir. Mais si par la génétique, nous supprimions cette conscience — qui n’apporte à la bête que souffrance ou désir de servitude —, alors nos travailleurs seraient entièrement des objets ; ainsi toutes les personnes — et je dis bien toutes, car cette fois-ci, il n’y aurait plus d’entités pouvant être considérées comme telles — pourraient accéder aux bienfaits de la civilisation. Nous pourrions même nous remettre à manger de la viande : ce ne serait pas plus grave que de cueillir une pomme ou de manger un pissenlit.

— Eddie, fils de Raphaël et Véronique, j’ai dit d’un air faisant à peine semblant d’être outré, nous tolérons votre présence parmi nous (et j’ai insisté sur le vouvoiement alors que le tutoiement est de mise) pour conserver une pluralité des opinions en démocratie, aussi éloignées soient-elles de notre système sociétal. Mais vous êtes conscient que vous nous proposez ainsi ce qui dans d’autres circonstances pourrait être qualifié de crime contre l’Humanité.

— Non. D’euthanasie d’une forme d’Humanité par pitié envers elle et nécessaire à la survie du reste de celle-ci. Un avortement est-il encore considéré parmi vous comme le meurtre d’un enfant qui aurait pu exister ? Que change sinon l’échelle si nous empêchons la naissance d’un peuple qui n’existe pas encore ? »

Murmures, cris scandalisés. Des animaux sans âme, sans lueur dans le regard, des machines biologiques juste faites pour servir ? Et le lien du petit éleveur avec les bêtes ? Et le lien avec les animaux de compagnie ? J’ai repensé au chien que j’avais eu ado ; jamais je ne voudrais que mes gosses aient un robot à la place.

Au bout de dix minutes, j’ai décidé d’en finir.

« Silence ! Eddie, votre proposition sera portée à l’Hécape quand bien même notre éthique actuelle la désapprouve fortement. En attendant, qui est pourl’Élévation des animaux ? »

Trente mains sur soixante-quinze se sont levées. Des mains favorables.

« Qui est contre ? »

Encore trente bras. Des mains défavorables. Ce qui nous a laissé cinq mains neutres, dont la mienne, comme d’habitude.

« Nous sommes donc à égalité. Mais il est peu probable que cela arrive à l’échelle de toutes les communautés ; nous additionnerons leurs voix au prochain meeting de l’Hécape, et ainsi de suite jusqu’à la Gigacape qui tranchera en fonction de la majorité. Nous continuons sur… »

Je pouvais presque encore toucher la tension autour de moi. Eddie nous avait retourné la cervelle avec ses raisonnements tordus. Pourtant, ce coup-ci, j’ai eu l’impression que c’était plus grave que d’habitude. Que le village allait se scinder dans une dispute sans précédent.

Je me suis recalé sur mon banc en louchant sur son petit rictus complaisant. C’était quand même pas comme si une guerre allait nous tomber dessus.

*

« Tu veux reprendre un verre ?

— Merci, Agathe, mais je crois que je vais avoir besoin de me garder une réserve de pinard.

— L’hibernation approche ?

— Plutôt le gros réveil, je dirais. Des sangliers vont se rendre compte qu’ils étaient dans la même tanière que les loups. Ça va se finir en charpie.

— Eddie, c’est ça ?

— Tête-à-claques, c’est ça ? Non mais tu l’as vu, avec son idée de vider le cerveau aux bestioles ? Bon, après, sûr qu’il a du bon… Évidemment, c’est pas un projet très sympa, mais son analyse… c’était plutôt cohérent.

— Ah ouais ?! Et si je portais un gosse, tu voudrais qu’on lui vide le cerveau ? »

Je sursaute de l’autre côté du comptoir, surpris par son ton.

« Tu voudrais que ça soit une plante verte ? Qu’il passe sa vie à ratisser un champ de coton comme un zombie vaudou ? Mais bon, ce serait pas grave, puisqu’il aurait jamais été conscient !

— Agathe, il a jamais été question de ça…

— Tôt ou tard, ça leur passera par la tête ! Au bout d’un moment on finira par en créer dans des utérus artificiels, tu pourras faire des robots organiques à volonté tant qu’il reste un peu de sperme sur Terre ! Sauf que ces machines-là, ça doit être entretenu avec de la bouffe, qu’il faudra créer encore plus de machines pour les enfanter, et qu’un esclave humain reste moins rentable qu’un esclave mécanique ! Ce que veut ce type, c’est créer une civilisation comme celle avant l’Implosion, mais ça pillera encore plus vite les richesses et ça fera un effondrement encore plus dégueulasse ! C’est ça que tu veux comme monde ?! »

Le silence retentit dans la salle déserte.

« D’accord, Agathe. Finalement, je veux bien encore un verre. »

Elle me sert sans un mot quand j’entends le bruit d’un cheval au galop.

« Tu entends, ça ?

— Pour l’éolienne, sans doute…

— Non, ils viendraient pas aussi vite. »

D’autant plus que je connais ces sabots.

« Maya ! Je m’écrie en lui ouvrant la porte.

— Luís ! Ma parole, t’es encore moins bien rasé que la dernière fois !

— Quel mauvais vent t’amène ici ?

— Oh, j’ai une communauté désespérément calme, alors je me demandais si je ne pouvais pas mettre un peu le zbeul ici ! »

La tâche de Cape Rouge est lourde et pénible. Mais on trouve des récompenses tout au long du chemin. Des fois, c’est un cheval qui ne passe pas son temps à renâcler son mors. Des fois, c’est une vieille qui a fait des petits fours pour un meeting. Et des fois, c’est des filles comme Maya.

« Dis-moi ma vieille, c’est pas trop dur, les chevauchées en cette saison ? Les nuits doivent être froides.

— Je peux me réchauffer toute seule.

— Au crottin de cheval ?

— Ça ne fait pas une grosse différence. »

Elle enlève son manteau et s’accoude devant Agathe.

« Alors ma grande, c’est quoi les cocktails de la saison ? Pinard Peinard, Marron Coquin, Rusto-Citrouille…

— Pour toi, c’est tout gratuit, ma belle.

— Forcément : ça fait 35 ans qu’on a aboli l’argent ! »

On passe l’après-midi à rire et se chamailler. Les premiers clients de la soirée arrivent ; on a une fête ce soir, avec Yohav qui a enfin réparé son téléscope. Et vu que le synthé marche à nouveau lui aussi, Maya a accepté de nous jouer un air.

Je marche un peu pour me dessaouler et croise Karine, une gamine dont je connais bien les parents. Elle s’est faite une cape, sans doute avec un nappe trop vieille pour encore servir.

« Salut, Karine ! Qu’est-ce que tu fais ?

— Maintenant je suis une Cape Rouge, moi aussi !

— Mais elle est pas rouge, ta cape.

— C’est pas grave ! »

Brave petite. Je la prendrais bien en apprentie si elle poursuit son rêve jusqu’à ce qu’elle soit en âge de se faire élire.

La plupart des gens sont soit en terrasse, soit sur la colline. Les enfants sont couchés dans l’herbe tandis qu’un citoyen leur fait un cours sur la nuit dans la littérature. Les ados se rassemblent davantage vers la forêt, autour d’un feu à part — sous le regard en coin d’une mère inquisitrice qui se demande ce qu’ils y ont mis à brûler. Joshua, un fêtard boute-en-train, beugle la parodie d’une ancienne chanson capitaliste. Vers minuit, Yohav a fini de monter le télescope et c’est la grande ruée : tout le monde fait la queue pour voir Mars, Jupiter ou Neptune.

Moi, les étoiles, je préfère les contempler sans rien. J’imagine les superamas de galaxies, les nébuleuses géantes, les gigantesques murailles de matière exotique et de plasma originel. Et je me demande combien de civilisations ont pu arriver à notre stade.

Alors je m’assieds en tailleur et j’écoute le chant des grillons. Quelque part au-dessus du brouhaha, s’élève une mélodie vieille et grise, les soupirs ancestraux du synthé de Maya.

Voilà mon utopie. Comme il y a beaucoup de démocratie, on s’engueule beaucoup, et les gens ont parfois des idées de malade psychiatrique. Le monde rustique est jamais simple, les meetings toujours compliqués, le gens me reprochent tout le temps d’en faire trop ou pas assez.

Mais j’aime bien cette vie.

*

« Luís fils de Kenji ! Luís fils de Kenji ! »

Un abruti s’amuse à tambouriner à ma porte en pleine gueule de bois. J’ai les oreilles qui vrillent et mes intestins veulent prendre l’air. Il faut que je fasse passer une loi pour interdire le trop bon Pinard.

« Qu’est-ce que tu veux en premier, gamin ? Ma mort ou le retour légal du martinet ?!

— S’agit pas de ça ! Eddie a disparu !

— Eddie a disparu ? Merveilleux ! Je pourrais faire de beaux rêves, si j’arrive à me rendormir !

— Tu comprends pas, Luís, bon sang ! (Il ouvre la porte sans mon autorisation. Ça fait longtemps qu’on ne fait plus de serrures ; on repère vite les cambrioleurs dans les petits villages et chaque chose étant à la disposition de tous, il leur suffit de dire S’il vous plaît.) Il s’est fait des copains durant la dernière Assemblée, et ils sont pas contents du tout ! Tout le village a la flippe ! »

Je maugrée quelques obscénités et consens à passer une manche de pantalon. Le jeune m’aide à enfiler l’autre.

« Il pouvait pas se faire enlever par les Martiens un autre jour, celui-là ? C’est Yohav qui a maté une ET sous la douche pour qu’y décident de nous chercher les noises ? Mets mon bras sur ton épaule, petit. En priant tous les dieux qui n’existent probablement pas, on a peut-être une chance je je passe la porte vivant. »

Mais je vois qu’il ne sourit pas. Et sur la place du village personne ne sourit. Même Maya me regarde avec une tête d’enterrement. Par les bouclettes de Karl Marx, qu’est-ce qui s’est passé, tout d’un coup ? Hier, on faisait tous la fête, maintenant tout le monde a pris vingt ans dans l’aile !

« Bon, camarades et citoyens. Heu… À ce que j’ai compris, y’a Eddie qu’a disparu. Des idées pour les recherches ?

— Ça sera pas la peine, » me dit Maya.

Alors je me fraye un chemin à travers la foule de visages gris. Et quand je vois le visage du mec par terre défoncé à coups de pioche, j’ai d’abord du mal à comprendre qui c’est.

*

Avec l’Implosion, des tas d’idéologies bonnes ou mauvaises, progressistes ou conservatrices ont resurgi d’un coup. Quand les leaders anarchistes ont commencé à se faire entendre, ils ont notamment noyé dans le sang les leaders d’extrême-droite. Officiellement, il n’y a eu que ces gens-là qu’on a buté salement. Officieusement, de grosses épurations sauvages éclataient un peu partout où on brûlait, tuait ou violait tout ce qui ressemblait à un droitiste.

Au bout d’un moment, la génération de mon père a fini par comprendre qu’elle ne pourrait pas tuer tout le monde si elle voulait bâtir une société faite pour durer. Il y a eu des procès, des mises à mort, des amnisties ; mais les mouvements de jeunes pacifistes et universalistes ont empêché qu’on devienne un système brutal comme l’URSS. Du coup, on a gardé la liberté d’expression et même celle de croyance, y compris quand elle remettait en question le système en place. Pour la première fois, l’Humanité comprenait qu’une utopie n’était pas un but inaccessible, ni une illusion pour justifier des massacres, mais bien un idéal toujours en construction.

Ce qui amène forcément à des débats sans fin. Prenez le mariage. On a longuement disserté sur comment devaient être régis le couple et la sexualité, ce qui a scindé le monde en deux positions.

La première, principalement soutenue par les croyants et les non-alignés, est que puisqu’un groupe ou un ensemble de groupes se fragilise à mesure qu’il subit des modifications inattendues, la stabilité de la société repose sur son immuabilité. De sorte que les relations entre les différents membres la composant se doivent de rester fixées, mettant ainsi la fidélité comme vertu cardinale pour la vie en couple. Exit la draguouille, les divorces tant qu’on pouvait s’en passer, l’acte charnel avant une cérémonie nuptiale qu’on attend des années : il faut que deux êtres soient sûrs d’aller ensemble pour s’unir, et on évite ainsi les peines d’amour, les déceptions et les histoires de coucherie.

La deuxième, principalement défendue par les anarchistes et les communistes, est justement que puisque le moins de composants établis à un système lui permet davantage de se rapprocher de l’universellement applicable, une société stable se définit justement par sa muabilité. Un couple s’évalue donc par le plaisir qu’en retirent ses différents membres. Parce que oui, en suivant ce système de pensée il peut y en avoir deux, trois, quatre ou même dix ensemble, masculins, féminins ou non-genrés, pourvu que tout le monde soit consentant. Le gros problème, c’est que l’idée de baser un couple sur le plaisir uniquement renvoie à l’utilitarisme, une philosophie visant non plus la justice ou la clémence au sein d’une société, mais à ce que le plus de monde possible s’y déclare heureux. Une autre philosophie que le libertarisme pouvant soutenir le libéralisme.

Vous vous en doutez, ça donne des sacrés dîners de famille. Mais on a toujours préféré philosopher là-dessus que se balancer des propos haineux, convaincus que la raison nous mènera à la conclusion universelle démontrant quel camp avait raison, et que ceux qui auraient tort reconnaîtraient leur erreur et accepteraient pleinement la philosophie de l’autre camp. Oui, on était naïfs à ce point.

Le jour où un trouple s’est déclaré dans le village, aussitôt on lui a envoyé une lettre d’injures. Et encore une. Et des menaces de mort. On a tous cherché qui était le coupable, mais personne ne voyait qui ça pouvait être. C’est au bout d’un mois qu’on a fini par avoir l’idée.

Vers la forêt, il y avait un vieux qui participait jamais aux Assemblées. Tête de cinglé, jamais voulu s’intégrer, on avait fini par le laisser se débrouiller tout seul. Un peu le sorcier du village, quoi. On est allés toquer à sa maison ; personne a répondu. Fermé à clef ; le gars possédait encore une serrure. Quand on a réussi à l’enfoncer, alors seulement on a vu les tas de bouteilles vides par terre ; toutes les clopes, le chite et les machins que ça faisait des mois qu’on se demandait d’où en prenaient les jeunes. On a fini par le retrouver pendu, sec comme un clou, dans sa chambre, et sur son bureau… sur son bureau…

Le mec était vraiment un cinglé. Des restes de rongeurs qu’il découpait en morceaux pour se passer les nerfs dessus, une Bible avec des pages à moitié arrachées, et des centaines de pages à demander à Dieu pourquoi il l’avait abandonné, à insulter chaque membre de la communauté, à cracher sur nos idéaux, juste parce qu’il avait toujours eu l’impression qu’on les lui imposait. Et tout le temps, le doute, les obsessions qui resurgissaient, et de nouveau le doute. Les lettres les plus déchirantes du monde.

On pouvait pas laisser quelqu’un d’autre virer brindezingue comme ça. Alors on a fait une loi qui est remontée jusqu’à la Kilocape qui disait qu’aussi dégueulasse soit l’opinion d’un individu, on devait toujours le raisonner et pas le laisser seul. Toujours essayer de lui venir en aide. Jamais le laisser tout seul.

On vient de laisser Eddie tout seul.

« Qui est le fumier qui a fait ça… », je m’entends dire à voix basse.

Je répète plus fort, pour que tout le monde entende :

« QUI EST LE FUMIER ?!… »

Silence. La fatigue et la gueule de bois me passent d’un coup. Je suis dans une sorte de transe où chaque truc m’apparaît comme un flash, comme si j’avais pris trop de café.

« Je veux qu’un gars se dénonce ! Trente-cinq ans d’idéaux quasi sans verser une goutte de sang, et vous trouvez malin de liquider un mec juste pasque c’était un abruti ? Non mais vous avez quoi dans l’crâne ? Des noms ! »

Silence. Regards lourds de reproche.

Maya saisit ma main et plonge ses yeux d’acier dans les miens. « Luís, nous sommes les Capes Rouges de cette société, et pas des chefs leur demandant des comptes. Tu es en train d’abuser de l’autorité que ces gens t’ont conférée.

— Maya…

— Luís, va leur présenter tes excuses tout de suite ou je te promets qu’il y aura un deuxième mort dans la journée. »

Elle lâche mon bras et me file un coup de coude.

« Et je plaisante pas ! »

Je regarde la foule. Toujours le même silence.

« Bon… Écoutez, je sais qu’on a une grosse crise, là, du coup je me suis un peu emporté… Désolé, est-ce qu’on pourrait ouvrir l’enquête ? »

Silence. Le même silence qui s’éternise, et tout d’un coup, très distinctement, on entend quelqu’un cracher.

« Il nous ment ! hurle une vieille dame. Tout ce que veulent ces salauds de Capes Rouges, c’est nous prendre notre liberté ! »

Une demi-dizaine de types veut se ruer vers moi mais se fait retenir par le reste de la foule. D’un coup, tout l’univers éclate en hurlements. Les marxistes se battent contre les partisans d’Eddie, les socialistes tentent de s’interposer. On frappe quelqu’un par erreur, il riposte aussitôt. La pluie commence à tomber et tout le monde s’apprête à se battre dans la boue.

« Maya, juste sous mon lit, il y a un vieux fusil que je sors qu’en cas extrême. Va me le chercher, » je dis tout en distribuant une gauche.

Elle hoche la tête et déguerpit.

Maya revient en courant et me jette la pétoire presque dans la figure. Je tire à blanc, une fois, deux fois, trois fois dans le ciel. Je crie jusqu’à ce que tout le monde s’arrête et m’écoute.

« Les gars, vous me connaissez tous, c’est vous qui m’avez choisi ! Est-ce que je suis du genre à abuser de mon pouvoir ? Est-ce que je suis le genre de mecs qui vous influence quand faut faire voter un truc ? J’ai un avis sur rien ! C’est pour ça que vous m’avez choisi ! »

J’entends de-ci de-là quelques approbations.

« Alors arrêtez vos conneries cinq minutes, on a un bûcher funéraire à préparer. Sans oublier qu’un meurtrier rôde. Surveillez tous vos enfants et vous promenez jamais tous seuls. Qui va couper du bois avec moi ?

— On en a déjà d’coupé !

— Merd… OK. Qui c’est qui l’assemble avec moi ? »

On travaille le reste de la matinée à préparer l’incinérateur. La cérémonie se fait après le déjeuner. Les quelques-uns qui veulent font leurs oraisons. Certains prient dans leur cœur. Après quoi on allume le feu et on se dit qu’un jour on finira tous sur ce tas de bois.

« Pas naturel, ça, j’ai toujours trouvé, de brûler des morts, » dit Odette près de moi. Odette, c’est la seule femme ouvertement croyante du village. Mais un cœur d’or et c’est une petite vieille, alors on tolère.

« Savez que c’était les nazis les premiers à faire de l’engrais avec des cendres comme on le fait maintenant ? Les nazis ! C’est pas rien, quand même !

— L'Allemagne nazie a aussi été la première nation à se revendiquer écologiste ; est-ce qu'on ne doit pas l'être pour autant ? Les dictatures communistes, elles, avaient les mêmes idéaux que nous mais elles lavaient le cerveau des gens au lieu de vouloir les faire se questionner par la communauté. Est-ce que nous avons tort pour autant de tenter de les appliquer pour le bien de tous ? Nous nous différencions d'un régime totalitaire parce qu'au lieu d'imposer une politique aux gens, nous cherchons à nous mettre à leur service et nous n'appliquons les mesures que s'ils sont consentants. Jamais on ne fera de l'engrais de quelqu'un qui le désapprouvera. »

La vieille acquiesce. Je lui tapote le dos.

« Vous savez, Odette… Pardon, j’arriverais jamais à vous tutoyer… (J’esquisse un petit rire pitoyable.) Mais je trouve ça très bien de donner notre corps à la communauté une fois qu’on est morts. Notre corps, on en a plus besoin. Qu’on ait une âme ou pas, il reste plus qu’un morceau de chair qu’on a sacralisé pendant des siècles, sans jamais se dire qu’il pourrait être utile. Plutôt que le laisser pourrir par les vers, on lui offre un dernier rôle à jouer. C’est comme un dernier don de soi de la part du mort. Comme un dernier cadeau. »

La vieille sourit à son tour.

« Vous savez, Luís, j’vous ai toujours bien aimé, alors j’vais vous donner un conseil : faites-vous discret dans les jours qui viennent.

— Pourquoi ?

— Les gens ont l’air de penser tous la même chose, c’est qu’un chef leur apporte que du malheur. Vous laissez pas leur donner des raisons. »

*

« C’est bien raisonnable de reprendre un verre après tout ce que tu t’es torché hier ?

— Écoute, Agathe, laisse-moi tranquillement croupir dans mon coma éthylique et me réveille pas avant la prochaine ère glaciaire, tu veux ? J’ai juste envie de crever.

— Prends ça et tu vas ressusciter. »

Elle me tend une chope que je vide d’une traite sans regarder dedans.

Je mets quinze secondes à me rendre compte que je hurle.

« Putain c’était quoi ce truc ?

— Vieille gnôle, vieux roquefort, moutarde et gros sel. T’es dispos à m’écouter, maintenant ? »

Je hoche la tête, tout en tremblant.

« Écoute-moi bien, Luís fils de Kenji et Ambre. Il y a eu des gens pour te dire de filer discret, dans les jours à venir ?

— Bah, Odette, mais…

— Et tu t’es jamais dit que c’est peut-être parce que t’es suspect number one ? »

Je le dévisage sans comprendre.

« T’es pas n’importe qui, Luís. T’es une Cape Rouge. Un type qu’on élit. Une élite. La dernière.

— Agathe, c’est complètement débile ! Je suis représentant, pas chef. Chaque citoyen peut assister à un meeting s’il veut. Je n’ai aucun privilè…

— Dans la tête des gens, c’est tout pareil. Et t’as quasi tous les droits sur la technologie. Qu’est-ce qui leur dit que c’est pas toi et les autres Capes Rouges qui ont décidé d’assassiner un gêneur comme Eddie ?

— Ils ont aucune preuve !

— Toi non plus ! Et tu sais pas le pire ? C’est que s’il est mort en martyr, alors il va avoir encore plus de partisans.

— Si on avait de nouveau la police scientifique…

— Pour quoi faire, Luís ? Prélever les empreintes digitales de tout le monde ? Répertorier les moindres faits et gestes sur un fichier privé ? C’est typiquement le genre de trucs qu’il faut plus que tu dises si tu veux rester en vie.

— Agathe, Agathe, on est un peu bagarreurs, mais personne penserait quand même à me…

— Ouvre un peu les yeux, mon gars. Notre utopie part en saucisse. Les gens en ont marre des Capes Rouges toujours gentils et consensuels, les gens en ont marre que les opinions politiques soient systématiquement orientées vers l’extrême-gauche. Les gens en ont marre de tout donner aux autres et voudraient bien un peu en garder pour leur pomme. Les gens trouvent que l’herbe est plus verte dans la communauté d’à côté. Les gens veulent qu’on leur promette que l’hiver sera moins rude, d’avoir un peu plus de technologies et un peu moins de questions éthiques. Et toi, tu débarques avec quoi ? L’Élévation animalière ! Un truc qui va prendre des siècles et des siècles, et pour quel résultat ? Tu te vois jouer au poker avec une vache ?

— On peut toujours essayer de leur greffer des mains…

— Luís, Luís. Personne peut se projeter aussi loin quand personne est sûr qu’il en aura assez dans les greniers pour l’année prochaine. Même avec le soutien des autres communautés, on est jamais sûrs qu’elles crèvent pas elles aussi la dalle. Toi, tu penses, eux, ils font. Les mains et le cerveau. Depuis combien de temps t’as aidé personne à labourer les champs ?

— Tu comprends bien que je dois superviser ce que je dois raconter pour le meeting prochain, les comptes-rendus des dernières assemblées, et puis…

— Regarde ce que j’ai trouvé en astiquant une table l’autre jour. »

Elle me sort un morceau de bois qu’elle a elle-même dû arracher à une latte. Il y a un truc gravé dessus, une saloperie que je pensais jamais revoir de mon vivant. Une croix gammée.

« Les gens veulent plus les solutions, Luís. Les gens ont jamais voulu de solutions. Ce qu’ils veulent, c’est un leader charismatique, pas les gars dans ton genre. Ce qu’ils veulent, c’est un winner. »

*

« Par les vertus que cette communauté m’a consacré, au nom de la Justice, de la Raison et de la Liberté… »

Justice. Raison. Liberté. Des mots qui ont plus aucun sens si on les prononce trop souvent.

« … déclare ouvert la 72e séance du meeting du village de Grazac. Il y sera question du compte-rendu du 71e meeting de l’Hécape, ainsi que les délibérations que celui-ci a suscité… »

Je balaye l’Assemblée du regard. On n’a toujours pas retrouvé l’assassin d’Eddie. Six mois de méfiance dont trois dans un hiver sans précédent. On a trouvé des boucs émissaires : les Juifs, les Noirs, les Arabes — tout le monde sait comme ils étaient capitalistes et donc forcément maléfiques avant l’Implosion —, les non-alignés s’étant déclarés libéraux après la mort de Eddie — ils ont tué leur leader pour faire de lui un martyr —, et moi, bien entendu. Il y a de nouveaux mouvements : les unionistes — voulant abolir le système de Capes et de communautés —, les communaux-socialistes — voulant faire entrer le village en compétition avec les autres et/ou cesser de les secourir à leur demande. Niveau Élévation, c’est encore pire : les courants de pensée traversent les communautés en se scindant à chaque fois qu’ils pénètrent dans une nouvelle — je crois en fait qu’il y en a un par personne. Les greniers sont vides et ça ne fait que les exciter comme des poux. Notre communauté s’est scindée lentement mais sûrement en petits clans d’une vingtaine de personnes. On est passés de communistes à communautaristes.

« Nous avons fait le décompte des votes des communautés, et l’Hécape se voit favorable à 50% contre 46% défavorables et 4% neutres à l’Élévation animale. Rappelons que la mesure sera appliquée si la majorité de la Gigacape se montre favorable au projet. »

Hurlements de joie et de protestations. Plus que jamais.

« Tu leur as dit notre idée ? » demande Matt, le premier gars à avoir rejoint Eddie. Matt, c’est un des chefs de file de l’anti-animalisme, à présent, Dix partisans dans le village, une cinquantaine dans l’Hécape. Des gars plutôt réservés face à la communauté, mais qui avaient jamais causé de problème à personne. Maintenant, ils ont toujours rien fait officiellement, mais certains d’entre eux font froid dans le dos.

« Elle a été entendue, mais nous ne la voterons que si la Gigacape se montre favorable ! Des questions ?

— Oui, moi ! me lance un petit jeune venant de recevoir sa citoyenneté — un anar pur et dur, pour l’abolition de tout ordre politique et unioniste jusqu’au bout des ongles. Qu’est-ce qui nous dit que tu rapportes bien la vérité sur le meeting ?

— Eh bien, si tu voulais la vérité, tu n’avais qu’à demander à y aller avec moi ! je réponds d’un ton un peu trop sec.

— Bah justement, j’avais fait la proposition !

— Tu n’étais pas encore majeur et ton père avait besoin de toi pour creuser le pu…

— Qu’est-ce qui me dit que tu prends pas des excuses juste pour emmener ceux qui sont dans ton camp ? Juste ceux qui sont d’accord avec les Capes Rouges?!…

— Très bien ! Messieurs, mesdames, et toutes les personnes non genrées ici présente, je déclare devant vous tous que ce jeune m’accompagne au prochain meeting de l’Hécape ! Et j’invite tous les unionistes à faire de même ! »

Quelques acclamations, quelques marmonnements.

« Et qu’est-ce qui me dit que vous essayerez pas de nous y convaincre d’abandonner nos positions politiques ?

— Comment vous acheter ? L’argent est aboli, et on se rendrait vite compte si vous disposiez davantage de technologie ou de nourriture !

— Oh ! Pardon, je reformule ma question, dit-il sur un ton nasillard pour parodier les débats politiques du passé : qu’est-ce qui nous dit que vous forcerezpas à y adhérer ? »

Plusieurs personnes se mettent à le huer. D’autres à l’applaudir.

Quand la température redescend un peu, il se met à singer ce que j’avais fait pour éviter que le village explose :

« J’ai des avis sur rien, c’est pour ça que vous m’avez élu ! Mais si tu t’es fait candidat, c’est que t’en avais un pour les Capes Rouges ! Je me trompe ?

— Écoute, petit, j’ai rien contre les unionistes ; mais si tout le monde peut aller où il veut, sans communautés ni rien, comment tu veux qu’il puisse voter ? Comment tu veux qu’un gars de passage dans un village puisse juger un de ses habitants dans un procès, ou prendre des mesures sur un territoire qu’il connaît mal ? Qu’est-ce qui te dit qu’il se formera pas des îlots réfractaires au reste du monde, si y’a personne pour contrôler ça ? Ou si des clans se formeront pas, avec des dominants et des dominés ?!

— Personne le fera, personne se soumettra à personne !

— Et si un type qui veut en menacer un autre décide de le tabasser jusqu’à ce qu’il accepte ? S’il menace ses enfants ? Ou s’il lui promet tout ce qu’il veut, s’il obéit ?

— Pardon, mais qu’est-ce que vous faites, vous qui détenez la technologie ? C’est vous qui avez les Glock, les fusils à pompe, les obus du temps de l’Implosion !

— On les a tous enterrés, sauf ceux pour les musées !

— Ah ouais, on a vu ça à la mort d’Eddie !

— Je tirais à blanc !

— Toute façon, vous vous trompez tous les deux, lance un communal-socialiste. Ce qu’il faut, c’est plus de Cape Rouge ni d’union. Que les autres communautés s’occupent d’elles-même plutôt qu’on doive leur apporter des béquilles ! Nous, on se coupe d’elles… et on marche enfin sur nos deux jambes ! »

Des tas de gens se mettent à l’acclamer. Un hiver où les autres villages n’ont pas arrêté de leur demander de l’aide alors qu’eux-même cherchaient comment se nourrir a coupé tout désir d’altruisme ou de générosité.

Je racle ma gorge et dis d’un ton glacial :

« Naturellement. Et après vous irez partir à la conquête des communautés voisines ?

— Ah, mais j’ai jamais dit ça. Par contre, toi tu disais que tu essayais jamais d’influencer personne…

— RÉPONDS À MA QUESTION !

— Ah bah oui, la menace, maintenant ! C’est marrant, ça, les animaux, on leur fait les yeux doux, les humains, par contre ils ont pas le droit de l’ouvrir quand ils sont pas d’accord. Est-ce que ce serait pas une petite… préférence ? »

Je sors de la tribune et empoigne ce petit abruti. Pas le frapper, pas le frapper. Sinon plus personne me fera jamais confiance.

« Écoute-moi bien, gamin, je tolère qu’on ait pas les mêmes opinions politiques. Foutre le dawa et insulter les gens, ça par contre je pardonne pas. Donc ou bien tu t’excuses maintenant et je fais comme si j’avais rien entendu, ou bien je… »

Un poing que j’avais pas vu venir m’envoie à la renverse. Le type qui vient de me caresser éclate d’un gros rire gros. Je lui envoie un coup dans l’aine.

L’Assemblée devient un champ de bataille. Tous les adultes du village se ruent les uns sur les autres pour enfin se mettre sur la gueule. Quelqu’un m’arrache ma cape en lambeaux. On me prend à la gorge et on m’envoie buter mon visage contre le granit de l’hémicycle. Une fois. Deux fois. J’attends la troisième qui ne vient jamais. Je me relève, essayant de tenir mon nez qui pisse le sang. Tout le monde a arrêté de se battre.

On a tué quelqu’un en en venant aux mains. Un corps raide mort au centre de l’hémicycle. Qui a dégringolé les marches, trop faible pour se battre, qui a sans doute voulu s’interposer. Pas encore un cadavre, pas elle, merde !

« O… Odette ! »

Je secoue le corps de la vieille désarticulé. Une innocente, qui aurait jamais expédié de pain à personne, pourquoi elle, elle qui voulait pas qu’on la brûle, elle qui était gentille avec tout le monde quel que soit le bord politique, merde, sous mes yeux, comment on a laissé faire ça, pourquoi, POURQUOI ?!

D’un coup on comprend qu’on est allés trop loin. D’un coup on comprend que toutes les opinions possibles valaient pas ça. Les différents petits clans se retirent, marmonnant entre eux ou essayant de fuir les regards. Moi, je reste devant Odette comme un con.

Le meeting est terminé.

*

Quinze jours qu’on fait plus de fêtes. Quinze jours que personne se parle plus.

Les enfants ont plus d’école et restent avec leurs parents. Les petits clans restent fermés entre eux, les plus hostiles ont quitté le village pour construire leur hameau. J’ai rien tenté pour les en empêcher. Pas moi, sinon on m’aurait traité de chef. Pas moi, qui ai jamais été un winner.

Reste une poignée d’irréductibles, à la taverne d’Agathe.

« Sale ambiance chez Maya aussi, à ce qu’il paraît, je dis en buvant contre le comptoir.

— M’étonne pas.

— Paraît que ces connards d’anti-animalistes s’amusent à torturer des bestioles pour se faire entendre, maintenant. J’ai vu deux écureuils les tripes à l’air sur le chemin, l’autre jour.

— Je sers plus Matt, répond Agathe. Ni ses salauds de copains. » Elle parle presque plus, pour ainsi dire jamais à moi. Je sais pas pourquoi elle m’en voudrait.

« Plus personne va chez toi, hein ?

— Et toi, Nez-Rouge, tu penses que tu vaux mieux niveau social ? »

Un silence glacial de quelques secondes. J’essaye de rigoler. Aucune réaction.

« Tu me veux quoi, à la fin ?

— Tu t’es comporté comme un gamin, à la dernière Assemblée. On te demande de rester discret, crac, monsieur fait quoi six mois plus tard ? Une baston en plein meeting !

— Alors y faudrait que je laisse des blancs-becs déchirer notre communauté les bras croisés, c’est ça ?

— J’ai jamais dit un truc pareil.

— Parce que selon toi, je dois faire quoi ? Faire comprendre aux gens discrètement qu’ils ont tort ?! Déclarer mes idées et mes opinions discrètement ?! Rabaisser discrètement des menaces pour notre société ?! Dans une Assemblée de 75 personnes ?!…

— Ah bah fallait peut-être y penser avant qu’on vote pour toi ! »

Je finis ma chope d’un trait et me lève de la chaise.

« Et toi, t’as foutu quelque chose pour éviter que notre communauté subisse une Implosion ?

— Ah pardon, mais c’était pas moi qui avait le rôle politique ! Moi, j’étais juste la barwoman slash tavernière, mais je remettais les gens dans leurs pompes quand il fallait ! Moi, j’allais aider aux champs. Moi, je me contentais pas de faire mon boulot. Moi, je parlais avec les gens, et je les aiguillonnais vers mes idéaux. Ils y adhéraient ou ils y adhéraient pas, mais ça les aidait à réfléchir. Vous, à part proposer des lois, faire des comptes-rendus, vous leur avez dit quoi ?!

— Si on disait ça, on se faisait passer pour des chefs !

— Non ! C’est pas une question d’imposer son point de vue, c’est une question de proposer. Et me dis pas que t’as pas d’opinions politiques, Luís, t’en as comme tout le monde. Peut-être pas sur l’Élévation animale, peut-être pas sur ta position face au communisme et à l’anarchisme. Mais tu veux que tout le monde vive en paix, tu veux que ta communauté marche comme il faut, tu veux faire muter le système plutôt que le supprimer radicalement. Et c’est pas grand-chose, mais ce pas grand-chose, si tu essayes pas de l’expliquer aux gens, alors tu les fais pas réfléchir. Et les seuls avec qui ils réfléchissent, c’est tes ennemis. Eddie. Matt. Les communaux-socialistes. C’est ça que t’as envie ? »

Je lui réponds pas.

« On a pas tous la même part de responsabilités, Luís. Toi, t’étais messager, t’as écouté les ordres de ceux d’en haut avant ceux de ceux d’en bas. Moi, j’étais juste la nana de derrière le comptoir à discuter avec les gens. Mais on en a tous une. Pas chercher la merde, vaut mieux. Éviter de faire parler de soi après un drame, vaut mieux. Mais se taire par rapport aux autres, non. On peut pas les laisser parler. Pas les laisser gagner. »

On se regarde pendant un long moment. Puis on entend des cris dehors.

On court vers la place. Je vois Matt avec tous les communaux-socialistes, les anti-animalistes, et des types venant d’autres villages. Ils sont montés sur des chevaux, des ânes, des biques, ou à pied. Mais ils tiennent tous des torches ou des arcs enflammés.

« OK les gens, on va être très clairs, il dit — et je me rends compte à ce moment qu’il se tient sur mon cheval. On est la Ligue Verte et on veut se débarrasser des Capes Rouges et toutes leurs saloperies de communistes. Les morales d’entraide, de gentillesse envers les animaux, de bisounoursisme bobo-gauchiasse hippie, vous laissez tomber maintenant ou on crame tout. Tout le monde a compris ?! »

La foule reste silencieuse.

« Toi, là, Luís, enlève ta cape si tu veux une chance de rester en vie. »

Ma cape est toujours en lambeaux. Sale, ternie, mal rapiécée. Mais je l’enlève pas.

« Luís, t’es une bonne pomme, alors je vais être patient. Tu m’enlèves cette cape et on t’arrache juste les orteils. »

Je l’enlève pas et je le regarde droit dans les yeux. Je serre la main d’Agathe contre moi.

« LUÍS, TU M’ENTENDS ?! ENLÈVE CETTE PUTAIN DE CAPE ! »

Je suis calme. Plus calme que je l’ai jamais été. Pourtant, j’ai peur.

Du bout des lèvres, plissant les yeux, je réponds.

« Non. »

La flèche siffle et me traverse le poumon. Je hurle pendant qu’elle me brûle ma peau, que le feu met mes entrailles à vif. Le sang jaillit tellement fort qu’il l’éteint presque aussitôt. Le sang jaillit tellement fort que je m’écroule presque aussitôt.

« Camarades ! j’entends résonner quelque part pendant qu’une main traîne mon corps à l’écart. Vous avez vu le courage de notre Cape Rouge ? Et nous, on va se laisser faire ?! On est des marxistes, des socialistes ou des non-alignés, mais on est des utopistes et ils viennent nous voler ce en quoi on croit ! Avec moi pour leur rentrer dans le lard ! »

Je vois des flèches qui fusent à travers mes yeux brouillés de larmes. Je vois des gens qui ramassent des pierres pour les lancer alors qu’ils sont sur le point de se faire piétiner par des chevaux. Je vois des amis mourir les uns après les autres, des gars que je croisais dans la vie de tous les jours hurler pendant qu’ils crèvent, je vois Matt qui bat mon cheval pour l’empêcher de se cabrer. Et la main m’entraîne loin de ça, toujours plus loin de ça.

La main s’arrête, me jette sur un cheval, m’arrache la flèche d’un coup. Je hurle comme un castrat, mais le sang remplit ma gorge et je perds connaissance.

*

J’ouvre les yeux en voyant le village flamber au loin.

La main est là, caresse mon corps meurtri. Un énorme bandage me recouvre le haut du ventre. Chaque respiration me fait mal. Je lève les yeux pour voir qui c’est.

« A… gathe ?

— Chhht… T’as deux côtes éclatées et au moins trois de brisées. On va t’emmener à l’hôpital et si tu survis, je te jure que t’auras tout le pinard que tu veux.

— On ? »

C’est alors que je vois Maya à côté d’elle, l’air sombre.

« T’es à l’abri, mon vieux. Ce hameau fait encore partie des communautés. On va prévenir les autres Capes Rouges. Les fidèles à notre cause vont aller voir ces salauds et leur dire ce qu’ils pensent de leurs méthodes. »

Karine est là aussi, avec sa cape recouverte de sang.

« Ça y est… Toi aussi, t’es une Cape Rouge… »

Elle ne rit pas. D’ailleurs ça n’a rien d’une plaisanterie.

« L’Hécape… Elle est va subir une guerre, hein ? Une Implosion…

— Juste une petite révolte. Qu’on va mater.

— On était pas des chefs.

— Eh bien s’ils continuent, on va en devenir. »

Je regarde mon village qui s’embrase. Je regarde la fumée qui monte vers le ciel, le ciel qui n’a jamais rien demandé. J’essaye d’imaginer les autres villages qui vont flamber. J’essaye d’imaginer le nombre de morts que les deux camps auront sur le dos.

Et je me demande dans quoi l’Humanité est encore allée se fourrer.

Sylvain Rougemoine,

Beauzac, le 14/12/19,

à 14:05

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Sylvain Laurent ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0