JE HAIS LE CINÉMA [Scénario]

6 minutes de lecture

Genre : comédie expérimentale

Classement : adulte

Date : 2020

Estimation de l'auteur : **** (pour la petite histoire, j'ai écrit ce scénario pour un gars dont la dépression nerveuse le paralysait à l'idée de rendre un truc pour son bac de CAV ; celui-ci l'ayant finalement refusé, j'ai décidé de ne pas le réaliser étant donné qu'il ressemblait beaucoup trop sur certains points à celui que j'avais moi-même fait pour mon propre bac. Il est donc disponible pour qui aurait envie de parler un peu des problèmes du cinéma actuel en rigolant, quitte à enfoncer une ou deux portes ouvertes, mais dans la joie et la mauvaise humeur ; à bon entendeur...)

Note : Tous les raccords sont des cuts, sauf indication.


Une pancarte de texte style cinéma muet. Titre : JE HAIS LE CINÉMA.


NARRATEUR (off)


Je hais le cinéma.


Titre : Un film de [narrateur] / Scénario : Sylvain Laurent


NARRATEUR (off)


Me demandez pas pourquoi j’en fais, c’est qu’on m’y a forcé.


Plans de film : un homme écrit à son bureau ; plan du buisson clôturant Silent Hill dès qu’on prononce le mot « buisson » ; image d’une maîtresse d’école (de South Park ?) dès qu’on prononce le mot « maîtresse ».


NARRATEUR (off)


Je ne sais pas le problème que j’ai avec cet art. Gamin, j’adorais le théâtre. J’ai eu une liste de rôles impressionnants, du buisson d’orties à la statue en équilibre sur une jambe. La maîtresse disait que j’avais un grand don pour l’expressivité dramatique.


Photo : un boudin de pâte à modeler dans lequel on a planté plusieurs stylos mâchouillés.


NARRATEUR (off)


L’art moderne, aussi. Voici un de mes chefs-d’œuvre de maternelle, Escalade de pics chaotiques se pointant à des directions variables du cosmos, ce qui se traduisait à mon âge par Areuweuwa.


Photos : plats répugnants trouvés sur le Web.


NARRATEUR (off)


Même la gastronomie. Vous avez sous les yeux quelques-uns de mes chefs-d’œuvre. La pizza à la semoule, la tarte au Nutella… Les proportions, c’est pas important. Évitez juste le cocktail pepsi-menthos, le café à la moutarde, le yaourt à la viande ; et assurez-vous d’avoir un petit frère à portée de main pour tester à votre place.


Succession d’images ou de courts extraits de films : une muse grecque court-vêtue, un panneau de stop, un film muet saccadé, une frise temporelle, l’affiche d’Eraserhead, la jaquette de Get Ready de New Order, la scène d’American Beauty où une femme nue nage dans un océan de roses… ici recouvertes de pellicules de film, un homme triste qui se morfond, un extrait de la bande-annonce de Gods of Egypt, un squelette de cours d’anatomie, le loup de Tex Avery, un très gros plan sur un œil rougi (ou un plan de Shelley Duvall dans Shinnig où on voit bien sa maigreur et ses cernes), l’affiche d’Alien Crystal Palace, un aveugle.


NARRATEUR (off)


Je fus donc un enfant béni par les muses. Alors pourquoi ce blocage ? Pourquoi est-ce que je déteste à ce point l’image animée ? Ça doit être à cause de mon passé. Entre mon père cinéphile obsessionnel qui voulait absolument que je voie Eraserhead à quatre ans à peine, ma mère à l’œil vissé sur le caméscope qui m’espionnait tout le long des grandes vacances, ma grande sœur monteuse dont le plus grand fantasme était d’embrasser son mec sur un matelas constitué de pellicules de films. J’ai fait des choix malheureux : pour préparer mon oral sur l’Antiquité, j’ai regardé Gods of Egypt ; pour mon exposé sur l’anatomie, j’avais illustré mes propos par un Tex Avery. Un jour de conjonctivite, j’ai maté Alien Crystal Palace, j’ai failli perdre la vue.


Succession d’images floues façon générique de Hokku ; les couleurs sont apaisantes, les formes aussi. Une musique ambient s’élève. Tout doit sembler particulièrement doux.


NARRATEUR (off)


Mais plus généralement je ne supporte plus la manière dont on traite le cinéma. Le cinéma, qu’est-ce que c’est, finalement ? Un monde que tu peux créer comme pour de vrai. Tu appuies sur Rec et tu peux faire tout ce que tu veux. Alors bien sûr tu écris en amont, tu montes en aval. Y’a tout un tas de métiers. Mais t’as une créativité presque absolue dans tous ces niveaux. Tu peux inventer des tas de règles ou les briser. Tu peux y aller tout seul derrière ta caméra ou tu peux y aller avec des centaines de gens. Avec des milliers. Tu peux raconter n’importe quelle histoire, même quand t’as pas de budget et que tu bricoles des effets spéciaux foireux dans ton garage, parce que t’as ce rêve de faire quelque chose d’unique, quelque chose de grand. Sauf que c’est plus possible.


Succession d’images saturées, pleines de grain, passées sous différents effets de filtre au point qu’elle en deviennent méconnaissables. La caméra est instable, tout ce qui est montré semble abstrait, de sorte que le spectateur finit par se perdre dans cet océan de formes et de couleurs agressives. La musique ambient fait place à quelque chose de plus bruitiste, de préférence indus.


NARRATEUR (off)


Parce que de plus en plus, les gens veulent des trucs cleans. Si tu veux faire du grand cinéma, tu dois faire comme les frères Dardenne, si tu veux avoir un public, tu dois faire comme le MCU. Les critiques laminent tous ceux qui veulent faire quelque chose entre. Le public passe sa vie à s’écharper sur Internet. Les studios s’adaptent ou mettent la clé sous la porte. Une fois, j’ai entendu dire sur Internet que les producteurs étrangers achetaient les films français pas parce qu’ils les avaient vus mais juste parce qu’on pouvait voir la tour Eiffel et une paire de seins. Au festival de Cannes, les gens viennent pour le foie gras et mater les actrices. Il paraît qu’il y a des films, aussi.

Au cinéma, tout le monde te dit de bosser sans que tu saches comment. Le groupe de camarades durant les cours de CAV qui dessinent des teubs sur les fiches techniques, les profs qui passent te dire d’aller filmer ailleurs parce qu’ils reçoivent les parents d’élèves, les acteurs qui partent se bourrer la gueule et qui te disent après qu’ils sont pas trop photogéniques, ton premier producteur qui te donne le budget d’un étudiant SDF de Seine-Saint-Denis après un crash boursier, ton premier critique qui fait une demi-page de style avec une seule phrase d’argument, les gens d’Allociné qui t’insultent et qui te frappent de stérilité jusqu’à la douzième génération, y’a tout le monde pour te dire fais ça, comment qu’elle marche la photocopieuse, on te pompe ta liberté, on te suce la moelle jusqu’à ce qu’il y ait plus rien, rien qu’un grand vide en toi, rien qu’une coquille vide à la place des idées, rien que des larmes à la place de ton ambition.


Le dernier plan est une image blanche encore salie par le grain. La musique indus s’est changée en bruit blanc. Écran noir.


Ouverture au noir.


Succession des images de films préférées du réalisateur. Musique triomphale.


NARRATEUR (off)


Alors oui, je hais le cinéma. Je le hais et en même temps je l’adore. Pour tous les mondes qu’il nous murmure. Pour tous les univers qu’on a pas encore explorés. Pour tous ces plans iconiques cachés autour de nous, pour ces fictions à un cheveu du réel, pour ces muses invisibles dansant dans les jeux de lumières, les génies noirs faisant des taches sur la pellicule, les aliens multicolores qui s’incrustent dans les glitchs du numérique. J’aime le visage des actrices dérivant dans le clair-obscur, j’aime le noir et blanc et la caresse de la grisaille, j’aime les masques des monstres et leurs excroissances baroques. J’aime le cinéma quand il n’est pas mort, mais bien vivant, autour de moi, et qu’il me promet que la réalité sera encore meilleure une fois que je verrais s’afficher sur l’écran :


Fondu enchaîné.


Retour à la pancarte de texte style cinéma muet. Titre : THE END

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