Un moment de faiblesse
Santa Ana Boulevard, Watts, Los Angeles
Big Joe gara son vieux pick-up GMC Sierra sur le parking du diner[1]. Maggy, la serveuse lui fit signe de s’installer où il voulait. On était encore dans les heures creuses et la salle était presque vide. Il s’installa à sa table préférée, au fond, près du vieux juke-box qui était débranché depuis longtemps. Dans sa jeunesse, Big Joe aimait bien mettre une pièce dans la machine et regarder le disque aller se poser sur la platine. Maintenant, il n’y avait plus qu’une radio qui diffusait du gangsta rap à longueur de journée.
« Comment tu peux supporter cette saloperie de musique ? demanda-t-il à Maggy. Il n’y a personne, tu pourrais changer de station.
— C’est l’patron qui décide. Moi je suis qu’l’employée. J’te sers quoi ?
— Comme d’habitude !
— Double burger, bacon, cheddar, sans salade. Grande portion de frites et une Michelob[2], récita la serveuse.
— C’est ça ma belle.
— Te fout pas de ma gueule, Joe ! C’est rare de t’voir à c’t’heure.
— J’ai eu une journée compliquée hier, je bosse pas aujourd’hui.
— Ton pote n’est pas avec toi ?
— Comme tu vois, répondit Big Joe d’un ton cassant. »
La serveuse préféra s’éloigner et fila vers la cuisine pour transmettre la commande. Ce n’était pas dans les habitudes de Joe de lui parler comme ça.
L’homme avait bu la moitié de sa bière quand Maggie lui apporta son assiette. Le burger ne devait son équilibre précaire qu’à la pique en bois plantée en son centre. Il était à moitié caché sous une montagne de frites dégoulinantes de graisse.
« Bon appétit, annonça la serveuse. Tu veux une autre bière ? »
Joe fit un signe d’approbation et la femme retourna derrière le bar. C’est à ce moment-là que Jack Russo entra dans la salle. Il ne le reconnut pas tout de suite. D’habitude, Jack ne portait pas de lunettes, et il ne l’avait jamais vu avec une moustache. Le nouveau venu se dirigea tout droit vers la table de Joe et fit signe à la serveuse qui tira une deuxième bière. Lorsque la fille eut posé les boissons sur la table, il lui fit signe de s’éloigner.
« Tu n’es pas venu bosser ce matin, entama Jack. Tu as eu une mauvaise nuit ?
— Je ne me sentais pas bien, bredouilla Joe.
— Tu te nourris mal, répliqua Jack en désignant la nourriture dans l’assiette. Et tu ne fais pas assez de sport. Tu risques l’accident cardio-vasculaire.
— Tu es venu pour me parler de ma santé ? Qu’est-ce que ça peut te foutre.
— À propos de santé, je voulais te parler des médocs.
— Les médocs ? demanda Joe. Quels médocs ?
— Ceux qui étaient dans le camion. Tu te souviens ? le camion que tu as abandonné sur l’autoroute.
— J’en sais rien, je n’étais pas au courant de ce qui y avait dans ce camion. Moi, je fais que conduire.
— Ton copain Moose nous a raconté. Il dit que t’a fait dans ton froc quand t’as vu les motos. Il t’a dit d’accélérer et toi, tu t’es arrêté, comme une fiotte.
— Ils avaient un flingue braqué sur moi ! C’est pas un camion blindé que je conduisais.
— Tu sais pour combien y en avait de marchandise dans ce camion ? Un demi-million au prix de gros.
— J’y peux rien, Léonardo ne nous avait rien dit. Il aurait dû prévoir une escorte dans ce cas.
— Pour rendre le transport encore plus visible ?
— Mon boulot, c’est de conduire, rien d’autre, je suis pas un soldat, j’ai même pas de flingue.
— Avec Léo, on s’est posé une question. Qui a rencardé les bikers ?
— Mais vous êtes dingues, comment vous pouvez imaginer… je savais même pas où je devais aller une demi-heure avant de partir de l’entrepôt.
— C’est peut-être Moose alors ?
— Qu’est-ce que j’en sais ! T’as qu’à lui demander.
— Ne t’inquiète pas, Lino s’en occupe en ce moment, répondit Jack. Au fait, c’était qui ces motards ?
— Qu’est-ce que j’en sais moi, c’est tous les mêmes, ils avaient des Harley.
— Allons, tu as bien remarqué leurs blousons, y en avait qui roulaient devant toi, non ?
— C’étaient des Hells, je crois.
— Tu vois, quand tu veux ! »
Jack Russo sortit un flacon de sa poche et le posa sur la table.
« Tu as mauvaise mine, Joe, et comme je te l’ai dit, tu dois avoir les artères dans un sale état. Prends donc une pilule.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le gros homme.
— Ce que tu transportais hier, de l’oxy. Ça va t’aider à te détendre.
— Non, je ne touche pas à ça moi.
— Allons, ne fais pas l’idiot dit Jack en écartant sa veste. On ne va pas se la faire à la Tarentino. »
Jack ouvrit le flacon et en tira deux pilules bleues qu’il poussa vers Joe.
« Tu peux les faire passer avec une gorgée de bière, si tu veux ! »
Quand Joe eut avalé les deux premières, il en poussa deux autres, puis encore deux.
« Arrête, c’est dangereux ces trucs là.
— Tu crois ? Et ça, fit Jack en montrant la crosse de son arme. Encore deux, on est presque au bout.
— On va te retrouver Jack, la serveuse va te reconnaitre !
— Elle se souviendra d’un grand type avec une moustache et des lunettes. Quoi d’autre ? Allez, il en reste encore deux et c’est fini. »
Joe avala les derniers cachets, livide.
« P’tain ! balbutia-t-il, vous n’aviez pas besoin de faire ça…
— Un demi-million, Jack, c’est plus de vingt ans de ton salaire. Tu comptais rembourser comment ? On peut pas laisser les chauffeurs se faire piquer la marchandise si facilement.
— Faut que j’aille pisser, implora Joe.
— Tu déconnes, pour aller vomir aux chiottes ? Finis plutôt ton assiette. J’ai tout mon temps. »
Un quart d’heure plus tard, Big Joe commença à dodeliner de la tête puis à être pris de convulsions. Jack appela la serveuse.
« Mademoiselle, je crois que mon ami fait un malaise, pouvez-vous appeler une ambulance ? »
Maggie se retourna pour aller téléphoner. Jack en profita pour filer.
« Monsieur ! Monsieur ! fit la serveuse… »
Quand les urgentistes arrivèrent, Joe avait perdu connaissance.
[1] Diner : Restaurant populaire aux USA
[2] Michelob : marque de bière américaine
Annotations
Versions