Les yeux revolver (Lucas)

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Rickie parti, mes mains se mirent de nouveau à trembler, impossible de les contrôler. Le visage lumineux d’Alexandre m’apparaissait aussi clair que l’eau de la roche des cascades que nous avions gravies quatre années auparavant. Cet été inoubliable surgissant, triomphant, comme pour me narguer et me faire comprendre que je n'étais peut-être pas tout à fait guéri de mon premier amour. La preuve en images dans mon esprit : la fraîcheur de l’ombre des arbres bordant la rivière, la douceur de sa peau, nos excursions nocturnes. Tout me revenait à la figure, en mode émotionnel version montagnes russes. Ascension fulgurante de plaisir, descente vertigineuse, colère au terminus. Non, Alexandre ne pouvait plus débarquer comme bon lui semblait. Il l’avait assez fait dans mes rêves. J’étais bien naïf. Pourtant, je devais reprendre ma liberté. J'avais le droit d’aimer de nouveau et d’être heureux, non ?

Pour le moment, ma priorité numéro un était de tenir sur mes jambes et de faire comme si de rien n’était. Concentré, je tins ainsi fermement mon plateau sur lequel les tasses à café et les verres étaient invités à ne pas vibrer et encore moins à s’entrechoquer. Telle était l’ultime épreuve de mon examen imaginaire pour rester serveur trois-étoiles. J'arrivai devant une table autour de laquelle trois étudiants avaient pris place. Heureusement des habitués. C’était la première fois (et j’espérais la dernière) que Nadia, Laure et Gaël découvraient, en supplément de la carte des boissons, ma tête ahurie. Je remerciai intérieurement Gaël d’avoir compris qu’exceptionnellement, il était préférable pour lui de se la fermer, lui qui avait l’habitude d’avoir une répartie facile (à ce jeu-là, il me talonnait de près). Il sentit que le risque de se prendre une balle entre les deux yeux était élevé. Ce matin, j’avais les yeux revolver. J’avais le regard qui tue. Heureusement, je n’étais pas et ne serai jamais ce prétentieux dandy de Marc, vulgaire chanteur à midinettes (n’en déplaise à Nadia et Laure qui lui vouaient un culte farouche et obsessionnel). J’étais à l’inverse, Lucas, simple serveur au Petit Marcel et ce n'était déjà pas si mal. La magie opéra, Gaël me dicta la commande sans commentaire superflu, hormis un merci beaucoup, Lucas.

Ma priorité numéro deux fut de reprendre définitivement mes esprits. Ce qui s’avéra mission impossible, pour la simple et bonne raison qu’un malheur n’arrive jamais seul, comme on dit. Alors que j’apportais la commande au trio d’étudiants qui ne put s’empêcher de me regarder d’un air attendri (traduction : ça va aller Lucas, on a bien réfléchi et on est tombés d’accord : Marc ne t’arrive pas à la cheville, si c’est ça qui t’inquiète, il peut aller se recoiffer les cheveux en arrière, il aime ça), un mec venait de franchir la porte du café.

Il était seul. Il aurait pu débarquer avec d'autres amis (ou avec une armée de cent mille hommes), une chose était sûre, on aurait vu entrer que lui. Il détonnait parmi la clientèle habituelle et pas qu'un peu. Ses atouts ? Sa jeunesse (vingt et un ou vingt-deux ans maximum), un visage criblé de piercings (lèvres, nez et oreilles), des cheveux bouclés teints d’un violet sombre improbable, une taille avoisinant le mètre quatre-vingt-dix, un style vestimentaire soigné, une silhouette svelte et enfin une prestance qui en imposait. Il n’allait pas passer inaperçu longtemps. Inconnu, original, magnétique et surtout très beau : les commentaires sur lui seraient légion. Une source inépuisable de jalousie et de rumeurs.

Ce mec avait-il conscience de son entrée fracassante ? Il deviendrait (s’il osait revenir) la coqueluche du café ou à l'inverse, l’ennemi à abattre. Un aimant à confidences ou à emmerdes. Mon intuition penchait pour la deuxième option. Son pouvoir de rendre heureux une personne (fille ou garçon) égalait sans doute, celui de la faire souffrir. Mon instinct m’ordonna de m’éloigner rapidement. Mais comment faire ?

Évidemment, il m’était impossible de fuir précipitamment par la porte de la réserve située dans mon dos. Mon état émotionnel ne me permettant pas d’encaisser un nouveau choc (un seul suffisait largement), ma seule alternative fut donc de me réfugier derrière le comptoir, ce qui ne fut bien entendu d’aucun secours. Le mec prit place sur un tabouret, pile en face de moi, tel un oiseau venant se poser naturellement sur sa branche. Il n’était pas fier, ni conquérant. Non. Il avait tout simplement la tête dans le cul, ce qui me fit sourire intérieurement et me rassura légèrement. Malgré les efforts qu’il avait dû faire pour cacher sa nuit agitée, des cernes récalcitrants soulignaient des yeux fatigués. Il les avait baissés, cherchant manifestement quelque chose dans son grand sac noir, en vain. Il fit claquer sa langue contre son palais, signe d’une frustration évidente. Je devinais aussitôt pourquoi. Tout le monde le savait : un café était meilleur avec une bonne clope. Mon sourire intérieur se transforma en compassion. Je devançais sa demande en glissant sous le nez une tasse fumante.

— En direct de Colombie. Ça devrait finir de vous réveiller, dis-je en terminant ma phrase par un clin d'œil, certain de faire effet.

Ses yeux s’agrandirent de satisfaction. Il bredouilla un merci que j’hésitais à qualifier de poli ou de “Si tu savais comment tu me sauves la vie”. Si j’avais cru induire un semblant de sympathie à mon égard avec un simple café, je n’en étais pas certain pour autant. En revanche, lui avait réussi, en ne faisant absolument rien, à éveiller chez moi un truc inexpliqué et immédiat. Un sentiment chaud, profond et revigorant d'une grande intensité en direction du cœur. Ce qui était, je l’avoue, complètement disproportionné. Je décidais de revenir à la charge en lui offrant mon paquet de cigarettes. Aussitôt, son bras se souleva mécaniquement, laissant deviner un début de tatouage, au niveau de son poignet, caché par un pull noir. Mon cerveau s’emballa à imaginer un dessin raffiné courant le long de son bras, rejoignant son épaule pour se déployer sur tout son dos que j’espérais fort et musclé. Mon regard remonta de la cigarette qu’il avait déjà enveloppée de ses doigts, jusqu’à son visage. Nos yeux se rencontrèrent pleinement. Il les avait marron et sans expression particulière. Je compris alors que je me fourvoyais complètement. Ce mec ne me calculait absolument pas. J’aurais dû arrêter là mon cinéma à deux balles. Mais non, je préférais m’enfoncer. Mon cœur en avait décidé autrement. Il manqua un battement sans que je ne puisse contrôler une fois de plus, quoi que ce soit. Ma résistance mentale avoisinait le zéro. Ma stupidité me conduisit à lui offrir mon plus beau sourire (que j’espérais ravageur comme me l’avait souvent confirmé Rickie sur qui je fondais alors mes derniers espoirs). Aucune réaction de sa part. Cette fois-ci, les choses étaient claires. Je venais de me prendre une sorte de pré-gros râteau. Fin du spectacle, messieurs-dames, baissez le rideau. Pour couronner le tout, je refusais d’entendre la sirène de pompier qui hurlait dans ma tête : danger imminent Lucas, fuis ! Heureusement, j’avais une excuse toute trouvée qui s’appelait Alexandre. Je n’étais pas dans mon état normal. Ma tête ressemblait à cet instant à une boule à neige que l’on ne cessait de secouer. Tels de lourds flocons, mes idées fusaient et virevoltaient dans tous les sens, et ce n’était sûrement pas ce nouveau client qui allait y mettre de l'ordre et encore moins les apaiser.

Il fallait tenter autre chose, une dernière fois avant qu’il m’échappe.

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