4. Judith, J+0
D’un geste rapide, j’attrape mon appareil photo pour immortaliser le lever de soleil de cette journée. Après la pluie de la semaine dernière, était venue la neige qui elle-même a laissé sa place à un soleil resplendissant faisant briller le sol blanc. Cette succession de différentes météos rend chaque jour plus intéressant à capturer que le précédent.
Lorsque je presse le bouton de mon appareil, que durant une fraction de seconde le paysage disparaît, les souvenirs de cette nuit me reviennent en mémoire. Je lâche mon outil heureusement accroché autour de mon cou. Il rebondit sur mon ventre mais je ne réagis pas. Le soleil m’éblouit et je détourne le regard. Il tombe sur le petit miroir de mon bureau et croise celui d’un monstre, d’un enfant du diable. Le mien.
Je le sens, ce rêve n’est pas qu’un banal songe issu de mon imagination. Je le sais en réalité, tout ce qui a été dit durant ma nuit, durant notre nuit, n’est pas qu’un mélange de bêtises sorties de mon cerveau.
Ma tête tourne, mes jambes tremblent et je m’assieds un moment sur mon lit. Un moment qui s’éternise jusqu’à ce que ma mère toque à ma porte.
« Coucou ma chérie, comment ça va ce matin ? chantonne-t-elle en passant sa tête par l'entrebâillement de la porte.
- Bien, bien, je réponds en souriant de manière à masquer mes doutes et ma peur.
- Je crois qu’aujourd’hui est un peu spécial...
- Joyeux anniversaire Judith ! Joyeux anniversaire Judith ! » braille Bazile dans le couloir.
Ma mère soupire mais garde ce même visage amusé qu’elle montre quand mon frère fait des siennes.
« Bon je pense que tu as compris le message, et je sais que tu n’aimes pas les longs discours ni les câlins alors je t’ai préparé un petit déjeuner comme tu les aimes. Descends quand tu es prête, on file à ton rendez-vous et on revient le manger. Tu es sûre que tout va bien ? ajoute-t-elle en fronçant les sourcils. Tu es palote.
- Une nuit compliquée…
- Je t’accompagnerai pour aujourd’hui, ne t’inquiètes pas. Le petit déjeuner est là pour notre retour.
- Aujourd’hui ? » j’interroge.
Puis aussitôt, me revient en mémoire le rendez-vous que j’ai au laboratoire d’à côté et je sens ma poitrine s’abaisser brutalement. La prise de sang. Mes mains se crispent sur mon pyjama et mon coeur palpite, battant comme s’il voulait sortir de mon corps.
« Ha oui… C’est vrai. Je me prépare, j’arrive dans quelques minutes. »
Sans attendre sa réponse, je lui fais signe de fermer la porte derrière elle. Elle n’essaie pas d’insister et s’en va.
Une fois seule et enfermée dans ma chambre, j’attrape un papier pour noter tout ce que j’ai retenu du rêve. C’est à dire chaque élément en réalité. Je me souviens de chaque parole de l’homme, de son visage, sa voix, sa prestance… Alors que je commence à griffonner quelques notes, je réalise que c’est inutile, voire dangereux. “S’il vous vient à l’idée de parler de votre succession à qui que ce soit, vous verrez vos alliés disparaître subitement”. Ces paroles sont inscrites dans ma mémoire comme l’est un signe au fer rouge sur la peau. Mais je dois vérifier les mots que cet être a prononcés après. Alors je me lance et écris ces quelques mots: “Je suis une fille du diable. Celui-ci a lancé une compétition entre ses enfants pour trouver un successeur…”
Je lâche mon stylo quand je découvre l’effroyable réalité. Celle que je refoule mais qui est incontestable. En effet, tandis que la pointe de mon stylo grattait le papier, les mots précédents ont disparu comme effacés par une main invisible.
Je me retourne d’un bond, persuadée de le voir derrière moi avec une gomme en main et un parapluie dans l’autre. Mon souffle s’accélère, et je crois que c’est de la peur, peut-être même une panique hystérique. Je réalise que ce n’est qu‘une excitation presque malsaine.
Je suis une fille du diable, et je peux lui succéder. “Immortalité”, a-t-il dit. Le pouvoir d’assister à l’Histoire de l’Humanité et bien plus. La possibilité de percer les secrets de l’avenir et d’y jouer un rôle plus grand. Une chance qui dépasse mes attentes les plus folles!
“Droit de vie ou de mort”... Mon entrain disparaît comme il était venu, subitement. Cette responsabilité-là est bien trop lourde. Et pourtant… bien qu’horrible perspective, mon esprit n’arrive pas à en faire fi et reste entièrement focalisé sur ce don d’immortalité promis. Je sais que ce genre de pensée peut paraître tordue, dérangée. Que n’importe qui face à moi trouverait mon raisonnement mauvais, semblable à celui d’un monstre. Cependant je sais aussi avec certitude que n’importe qui à ma place hésiterait. Du moins, j’essaie de m’en convaincre, ce qui me rend encore plus abominable.
« Judith ! »
L’appel de ma mère interrompt le fil de mes pensées.
J’enfile rapidement une tenue décente pour aller dehors par ce froid et descends à toute allure les escaliers. Je suis terrorisée mais je suis une fille du diable, et me voilà prête à affronter mes peurs et mes démons. Après tout, si je gagne, j’en ferai la connaissance de bien pires.
***
J’attrape un toast et souris tandis que son odeur vient me chatouiller agréablement les narines. Au final, ça n’a pas été si compliqué que ça. Je n’ai eu qu’à fermer les yeux et les rouvrir une fois la confirmation de l’infirmière comme quoi la fiole était rangée à l’abri de mon regard.
Les senteurs délicates de mon pain grillé me paraissent tout de suite moins alléchantes. La honte d’un tel stratagème pour éviter d’affronter ma peur m’envahit. Une sorte de fierté un peu hautaine, presque une arrogance exaspérante, naît en moi. Je n’adresse pas un mot à mon petit frère qui m’assaille de questions et tente en vain d’attirer mon attention.
Sans lui prêter la moindre attention, je monte dans ma chambre et abaisse le verrou pour plus de tranquillité. Il faut que je me penche sur ce qu’a dit le diable cette nuit. Cette capacité spécifique dont il a parlé... je n’ai pas besoin de chercher quelle est la mienne. Instinctivement, je me dirige vers la fenêtre et l’ouvre. L’air frais et revigorant se faufile jusqu’à mes poumons et une étrange impression traverse mon corps comme un coup électrique. Je ferme les yeux et prend une grande inspiration. Je connais ce langage, je n’ai jamais eu besoin de l’apprendre ou des les dresser. Il est comme le français pour moi, une langue sans aucun secret.
Lorsque j’ouvre les yeux, il y en a des dizaines. Des dizaines d’oiseaux qui sont perchés sur les toits voisins. Je les ai appelés, ils sont venus. Sur le rebord de la fenêtre, des fourmis s’alignent lentement, et des abeilles volent en statique autour de moi. Mon chat me caresse les mollets.
Soudain j’entends un chien aboyer en bas de notre immeuble et son maître pester contre le pauvre animal. Alors je demande à mes amis de s’éclipser. Le chien devient silencieux, les fourmis se dispersent en râlant contre moi, les oiseaux prennent leur envol, frustrés de s’être déplacés pour rien et grommelant qu’on ne les y reprendraient pas deux fois et les abeilles disparaissent dans un léger bourdonnement d’agacement. Même mon chat sort de la pièce. Je jurerais l’avoir entendu m'insulter.
Un sourire confiant s'étale sur mon visage jusqu’à ce que je réalise que je pars de rien. Je n’ai rien. Ni visage, ni prénom, ni adresse… Rien. Enfin ce n’est pas entièrement exact. J’ai ce signe distinct qui nous différencie des autres humains. Ces deux yeux lumineux qui sont ma meilleure chance de les trouver, mais aussi qui risquent de me trahir.
Une idée germe dans mon esprit et je me rue dans la salle de bain, à la recherche de ces lentilles rouges que mon frère a acheté pour Halloween. La couleur est embêtante mais je dois m’assurer de quelque chose avant de me lancer dans l’achat de lentilles bleues ou marrons. Avec maladresse, je les pose sur mes yeux et observe le résultat dans le miroir. Le sourire mesquin que j’abordais s’efface en une moue de déception. L’ancien pourpre est désormais aussi brillant et lumineux qu’un rubis exposé aux rayons du soleil. Très vite, l’éclat jaune traverse même le fin film rouge et les mélanges de couleurs et de lumières rendent un résultat encore plus étrange que la teinte initiale.
Dépitée, je me précipite dans le hall d’entrée tandis que mon petit frère me court après, réclamant une partie de cartes ou sûrement juste un peu d’attention. Je trouve une paire de lunettes de soleil et l’enfile. le résultat est concluant, mais la technique, loin d’être aussi efficace et discrète que les lentilles.
Un plan se forme dans mon esprit et, comme une vague particulièrement puissante qui abattrait le plus grand des remparts, envahit tout sur son passage. Plus rien n’a d’importance à l’instant et je sens le sang battre à mes tempes.
… Il est temps de passer aux choses sérieuses.
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