5. Kamil, J+0
Depuis que je me suis levé, je me sens engourdi, comme si je n’avais pas dormi de la nuit. Et ce rêve qui me hante… Je n’en avais jamais fait de tel. Et pourtant, je les compte en dizaines, mes rêves étranges. Mais dans celui-là, il y avait une ambiance étrange, dérangeante, comme si quelqu’un m’observait et attendait de voir ma réaction.
J’ai décidé de ne plus y penser. Aujourd’hui risque bien d’être la journée la plus heureuse que j’ai vécue depuis un long moment. Dehors, les professeurs et éducateurs courent dans tous les sens pour parfaire les derniers préparatifs de la course d’orientation. C’est drôle à voir, on dirait des insectes affolés.
Quelqu’un frappe à la porte de ma chambre. Personne ne fait jamais ça. Je me retourne et aperçoit le visage pâle de Clara, n’osant mettre un pied dans la pièce sombre. Pourtant, un sourire radieux illumine son visage. Quand je lui rends son sourire, en espérant que ça ne ressemble pas trop à une grimace, elle pousse la porte et me saute dans les bras. Je suis si surpris que je n’ai pas le temps de la rattraper, mais je n’en ai pas besoin, puisqu’elle m’entoure de ses jambes trop petites pour faire le tour de ma taille, et ses mains agrippent mon cou.
« Bonjour Kamil ! » crie-t-elle de sa voix stridente.
Je ne peux lui répondre que par un rire. Un sincère, pour une fois. J’ai beau éviter au maximum les contacts humains, cette petite fille parvient à faire fondre mon cœur en un clin d’œil. Ayant finalement relâché son emprise, elle se laisse glisser jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol. Elle m'agrippe la main et me traîne tout le long du couloir en direction du grand hall.
Les professeurs se marchent dessus dans la cour. Les orphelins jubilent entre eux, à tel point qu’ils ne semblent même pas remarquer ma présence. Ce n’est plus mal. Avec le temps, j’ai appris à me déguiser en élément du décors, à mon insu. Si personne n’y prête vraiment attention, je deviens invisible.
La petite main de Clara toujours fermement retenue par la mienne, nous nous avançons pour écouter le discours du professeur René, un petit gros assez sympathique. D’ailleurs, ça doit bien être le seul parmi les autres. Lui, au moins, ne fais pas de discriminations sur les caractères physiques, mais c’est parce qu’il est aveugle. Il a les deux mains posées sur un pupitre, placé là spécialement pour lui. Le soleil est déjà haut alors qu’il commence ses explications sur les règles du jeu.
Comme toute course d’orientation, chacun travaille en équipe et ne s’occupe pas des autres. Chaque réponse à une énigme donne un indice sur la prochaine énigme qu’il faut trouver dans la forêt d’à côté. Heureusement, je la connais comme ma poche. Et encore, elle est grande, ma poche. Clara semble jubiler à l’idée de se promener dans une forêt tout en rigolant. En réalité, les adultes n’avaient juste pas envie de s’occuper de nous pour profiter du soleil, mais je n’ai pas le moral de lui ruiner sa journée.
Je remarque seulement maintenant qu’elle a enfilé ses vêtements n’importe comment. Sa chemise est mal boutonnée, une bretelle de sa robe lui tombe sur l’épaule, ses chaussettes sont de deux couleurs différentes et une de ses chaussures est détachée. Je la rhabille en vitesse, puis je remarque que ses boucles couleur crème lui tombent devant les yeux. Comment peut-elle voir où elle met les pieds ? Je m’agenouille pour être à sa hauteur, et en fouillant ses poches, j’attrape la dizaine de rubans qu’elle portait la veille. Je les accroche du mieux que je peux dans ses cheveux emmêlés et trop courts, et la voilà qui se retrouve avec un multitude de petits palmiers. Elle me sourit comme si j’étais celui qu’elle admirait le plus.
Gêné, je me relève et me tourne face au professeur René, qui n’a toujours pas fini son discours. Après quelques minutes encore, il fait un signe de la main que tout le monde interprète comme le départ de la course. Les autres professeurs sont surpris, mais ils ne prennent pas la peine de rattraper les enfants, qui ont déjà filé à toute vitesse. Clara fourre sa main dans la mienne et s’élance derrière eux si vite que je manque de tomber. Comment ses petites jambes peuvent-elles bouger aussi rapidement ?
***
Nous en sommes bientôt au quatrième indice. Combien y en a-t-il au total ? Quelle est l’implication qu’y ont mis les éducateurs ? Nous courons dans tous les sens depuis bientôt une heure. Heureusement que la naïveté de Clara me maintient éveillé, sans elle, je me serais enfui la nuit d’avant. Elle n’essaie même pas réfléchir, elle lit les questions que je trouve, attend que je réponde, et me prend la main pour que la guide vers le prochaine indice. Elle est adorable, je ne peux pas le nier.
Ça fait bien longtemps que je n’ai pas autant ri avec quelqu’un. A vrai dire, je crois même que je n’ai jamais connu ça. J’ai toujours porté l’étiquette du mouton noir gravée au fond de mes yeux. Mon problème, c’est qu’elle est impossible à enlever. Malgré tous mes efforts, la superstition gagne toujours. Et maintenant, il est trop tard.
Je sors brusquement de mes pensées. Je n’entends plus Clara fredonner à mes côtés, et quand je tourne la tête, elle n’est plus là. J’ai pourtant encore l’impression de sentir la chaleur de sa main contre la mienne. Comment ai-je pu perdre de vue un pot-de-colle pareil ? Peut-être qu’elle court juste après un papillon, ou bien qu’elle est partie chercher des fleurs… Non. Même à moi, ce mensonge paraît énorme.
Un souffle me caresse la nuque. Je fais volte-face et me retrouve devant une scène d’horreur. Deux cadavres jonchent le sol. L’un est celui d’un garçon de mon âge, et l’autre, d’une petite fille. Je ne vois pas leurs visages, mais la mare de sang dans laquelle ils flottent me dissuade fortement d’approcher. Celle-ci semble bouillonner, presque s’évaporer dans les airs, laissant derrière elle une odeur âcre qui ne disparaîtra jamais de mon esprit.
J’ai la nausée. Je me retourne pour m’appuyer contre un arbre, mais quelque chose me retient. Je relève le regard et tombe sur celui de Clara, l’air inquiet.
« Ça va ? chuchote-elle.
- J’ai juste perdu l’équilibre. »
Je mens comme je respire. Je hais cette partie de moi-même. Clara semble un peu plus sereine, mais j’ai besoin d’air.
« Il y a des fleurs super jolies là-bas, tu pourrais les offrir à ton éducateur ? Ça lui ferait très plaisir. » je lui souris du mieux que je peux, en pointant la clairière recouverte de fleurs diverses et variées.
Clara ne se fait pas prier. Abordant son habituel sourire enchanteur, elle trottine dans le pré et cueille tout ce qui se trouve sur son chemin. Je ferme les yeux et aspire une grand bouffée d’air frais. En ce milieu d’après-midi, les arbres coupent le peu de chaleur provenant du soleil, et protègent du vent. Heureusement, la plupart de la neige a eu le temps de fondre depuis la veille.
Au moment où je commence à me baisser pour m’asseoir par terre, quelque chose se plaque contre ma gorge et me tire en arrière. Une corde ? Je plaque mes mains contre et tente de glisser mes doigts entre. Mes pieds touchent à peine le sol. Je glisse. Je rassemble le peu de forces qu’il me reste et m’accroupis avant de sauter en arrière. Mon crâne se heurte contre le menton de mon agresseur et nous retombons tous les deux dans la boue.
Les jambes tremblantes, je me relève dans une roulade acrobatique et m’écarte pour observer mon adversaire. C’est un garçon du même âge que moi. Que me veut-il ? Pourquoi veut-il me tuer ? Je suis habitué aux gens qui veulent m’infliger de la douleur, mais pas la mort.
Il se frotte le menton avec ses mains recouvertes de gants troués. Quand il ouvre les yeux, les sourcils froncés, je hoquette. Il a les mêmes que moi. Cette même couleur jaune, aussi perçante que le soleil, impossible de se tromper. Comment est-ce possible ? D’où vient-il ? Je n’ai pas le temps de réfléchir qu’il fonce sur moi en criant de toutes ses forces. Un couteau apparaît dans sa main et se dirige rapidement vers mon visage. D’instinct, je me protège avec mes bras.
Une vive douleur me mord l’avant-bras. Je sens ma chair se déchirer. Un filet de sang s’écoule de la plaie béante. Maintenant c’est tout mon corps qui tremble. Je me mord la lèvre pour ne pas penser à la brûlure qui me taillade la peau. En une pirouette, je me retrouve dans son dos, et j’attrape sa main. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, son couteau se retrouve dans la mienne. C’est l’avantage de vivre en vagabond de temps en temps.
Son visage se teint en rouge. Dans un cri de rage, en serrant les dents, il me fonce dessus. Je tombe à la renverse. Le sol cogne mon crâne, et je n’arrive plus à réfléchir. Ses deux mains me serrent le cou. L’air n’arrive plus jusqu’à mes poumons. J’ai la tête qui tourne. Mes bras se retrouvent plaqués contre ma poitrine. Je gigote comme une souris prise au piège. Chaque partie de mon corps me fait mal. Je serre les poings de rage, et me rends compte que le couteau y est toujours logé. Avec le peu de lucidité qu’il me reste, je faufile mes mains au niveau de mon ventre, et donne un coup à mon adversaire.
Je sens la lame s’enfoncer. Un peu plus. Encore un peu. La chair se sépare en deux dans un crépitement à m’en donner des frissons. Soudainement, un liquide chaud et visqueux dégouline sur mes mains. Il continue son chemin le long de mes bras, et s’égoutte sur mon ventre tremblant à cause de l’effort. Les yeux de mon adversaire semblent avoir perdu toute vie. Ils roulent dans leur orbite vers le haut, et finalement c’est son corps qui s’écrase de tout son poids sur moi. Le temps de reprendre mon souffle, je laisse tomber le cadavre à côté de moi et observe le ciel.
Tout ça semble bien trop réel pour être un rêve. J’ai tué quelqu’un.
Un gémissement me fait tourner la tête. Je découvre avec horreur le visage de Clara. A-t-elle vu toute la scène ? Comment je peux expliquer à une gamine ce qu’est la légitime défense ? Peu importe, elle ne doit pas voir ça. Je me relève et m’approche d’elle, mais elle recule d’un pas.
« Clara… je chuchote. C’était un méchant, il voulait me tuer. Je… Je n’avais pas le choix.
- Je ne te crois pas… souffle-t-elle en un sanglot presque inaudible.
- Ecoute, il… »
Je m’approche lentement de Clara et m’accroupis face à elle. Elle ne bouge pas d’un centimètre, mais je lis dans ses yeux une terreur comme je n’en avais jamais vue. Même lorsque les adultes qui me pensaient maudit me regardaient de la même manière, leur peur n’était pas aussi ancrée en eux. Je dois bien dire quelque chose à Clara pour expliquer la scène qu’elle a sous le yeux, mais quoi…? Comment lui faire comprendre ?
« Clara » je commence en prenant soin d’adopter un timbre de voix le plus doux possible. « Je suis en danger, et j’ai peur que toi aussi, si tu continue de me suivre. N’importe qui pourrait m’attaquer, et s’en prendre à toi si je ne suis pas là pour te protéger. »
J’ai l’impression que son regard s’adoucit un léger instant. Je me sens soulagé, comme libéré d’un énorme fardeau. Mais aussitôt ma main tendue vers elle, un souffle rauque s’élève dans les airs, très proche de mon oreille..Avant que je ne puisse comprendre, une ombre a foncé sur Clara. Un craquement retentit, comme un éclair bien trop proche, et Clara se retrouve à terre, quelques mètres plus loin. Une odeur de poils mouillés se mélange à celle du sang et de la boue. Je me retourne, mais l’animal a disparu. D’où est-il sorti ? Il n’y a même pas d’animaux dans cette forêt, à part des écureuils. La probabilité que ce genre d’évènement se produise est quasi nulle. Je n’ose regarder le corps de Clara tant il est difforme. La voilà qui gît dans une flaque de sang aussi grande que celle du garçon. J’ai comme une impression de déjà-vu…
La bile me remonte à la gorge. Je m’appuie contre un arbre et vomis le peu que j’ai dans le ventre. Comment est-ce possible ? Ça ne peut pas être dû au hasard, c’est impossible. Seul quelqu’un aurait pu déclencher ça, mais qui peut contrôler les animaux ? Et pourquoi ? Ça serait comme effacer un témoin parce que j’en ai trop dit... Je me souviens de cet avertissement qu’a dit cet homme, ce… diable, comme il s’est présenté dans mon rêve. “S’il vous vient à l’idée de parler de votre succession à qui que ce soit, vous verrez vos alliés disparaître subitement.”
Alors… Ce rêve serait la réalité ?
Très bien.
Monsieur le diable, ou devrais-je dire papa, attends-moi. Je prendrai ta place et ramènerai Clara du monde des morts. J’irai moi-même la chercher, s’il le faut. Elle ne méritait pas ce sort.
Annotations
Versions