4 – Le fil qui chante, Morris et Goscinny
Un livre par jour, un texte pour illustrer, parce que les chaînes de Facebook ne valent que si on en contourne un tant soit peu les règles, nom d'une litote. Je ne nomine personne en particulier mais je serais vous, je ferais comme moi.
Et si j'étais moi, j'hésiterais deux secondes avant d'écouter les conseils d'un inconnu sur le net.
Bref, faites ce que vous voulez, promouvoir la lecture à travers quelques lignes m'apparaît d'utilité publique par les temps qui courent. Lire les mots d'un autre t'apprend à marcher dans son ombre et à comprendre ses pas, à défaut de les suivre ou de les précéder. Lire huile les engrenages de ton cerveau et donne du mou à la grande dévoreuse qui vit dans ta mémoire et s'applique à meubler ton esprit de tout ce qu'elle a pu trier. Plus tu lis, plus tu accumules d'images, de pensées, de connexions. Et j'aime à croire en cet instant où je rédige ces lignes fardées de lieux communs dans un pays en guerre contre soi-même, que lire aiguise l'esprit critique.
C'est pourquoi j'ai choisi d'évoquer "Le fil qui chante", le premier album de Lucky Luke que je vins à croiser sur le sentier tranquille de ma petite existence. J'avais trois ou quatre ans, je sais plus vraiment. Le souvenir est flou. Je me souviens du bleu envahissant de cette couverture anxiogène : un cow-boy au visage sympathique, visiblement inquiet mais point trop n'en faut, coincé au sommet d'un poteau télégraphique qu'une flèche enflammée vient de transformer en zone dangereuse, potentiellement mortelle. Une zone réduite, en état de siège, un risque imminent. Et un vautour dans le coin, qui salive patiemment, en avance sur ses congénères dont l'ombre inquiétante se profile à l'arrière-plan.
Plus j'y pense, plus je me dis qu'on dirait une métaphore politique de ce que nous vivons aujourd'hui.
Plus je regarde cette couverture, plus je comprends mes motivations.
Trois ou quatre ans, donc. Je vis en Espagne, avec ma mère, et je passe les trois quarts de mon temps chez ma grand-mère et ma tante, avec mes cousin-cousine, respectivement plus vieux de quatre et cinq ans - je suis né en 1975, partageant ma première année avec la dernière de Franco et ce n'est qu'en 1980 que je suis arrivé en France. Je ne parlais pas un mot de français. Ma mère non plus. Nous avons appris, nous nous sommes installés, nous avons acquis la nationalité et nous sommes restés.
Le Lucky Luke, je ne savais pas le lire. Et lorsque mon cousin et ma cousine me le lisait, c'était en espagnol. J'ai dû attendre plusieurs années avant d'en connaître la V.O.. Pas que ça m'importait. C'est la couverture qui m'a marqué, pas le personnage, ou l'histoire, et encore moins les blagues de Goscinny - que je ne comprenais pas.
Il s'agit pourtant d'une balise, un jalon, un repère essentiel. La première bibliothèque dans laquelle j'ai pu chiner en France - une bibliothèque privée, des étagères vieillottes, chargées de poussière dans le bureau minuscule d'un appartement parisien chez des amis de mon beau-père, entre cinq et six ans, là aussi c'est flou - regorgeait de Lucky Luke. Je me souviens particulièrement du "Cavalier blanc", sur la jaquette duquel Lucky Luke apparaît déguisé en personnage de théâtre, avec une veste à épaulettes, tout en blanc de chez blanc, sur une scène de théâtre.
Il y avait aussi des albums de Mandryka, "Le concombre masqué". J'ai dévoré ces albums pendant des heures, incapable d'en déchiffrer un seul mot. Je déduisais des images le sens qui me semblait le plus logique mais passer de Goscinny à Mandryka dans la même soirée n'a pas dû beaucoup aider ma petit tête de gamin pas fini.
Je découvris toutefois dans le même instant fondateur deux aspects majeurs de la BD française : la BD pour enfants d'une part, rigolote, sans prétention aucune que celle de divertir, une BD populaire, internationalement connue, iconique et de qualité, pourtant, mais tout de même soumise à une règle du jeu qui me dépassait alors complètement ; d'autre part la BD underground, subversive, barrée de chez barrée, adepte du noir et blanc parce que c'est plus classe quand on a pas d'argent pour imprimer de la couleur, une BD frondeuse et parfois tremblante, fragile dans son expression imparfaite même si le trait de Mandryka n'a rien à envier à celui de Morris. Je n'ai cessé, depuis, de lire tout type de BD pourvu que le dessin me plaise et que l'histoire m'interpelle. J'aime autant les comics de Garth Ennis ou William Moore que la BD belge ou les délires de l'Association, Trondheim et Sfar en tête. J'avoue une passion sans faille, quoique très banale, pour Manu Larcenet. Caza, Gotlib, Moebius me manquent. Et Druillet sans doute, ou encore le Bilal politique des années 70-80. J'en parlerai un de ces jours prochains.
Je reviens toutefois à Lucky Luke et à cet album du "Fil qui chante" qui traînait chez mon cousin entre deux Spiderman, Ghost Rider ou Batman - c'est mon cousin qui m'a initié aux super-héros, mes enfants lui en seront toujours redevables. Je me souviens du choc que j'eus alors en découvrant les différences de phylactères, la taille des cases, le traitement des couleurs.
Je me rends compte aujourd'hui que Lucky Luke fut le premier à m'amener en France et j'en remercie Goscinny.
Je ne suis pas très satisfait de ce billet. Je l'ai écrit trop vite, entre deux vaisselles et machines à laver. Je le reprendrai peut-être un jour si l'urgence s'en fait ressentir. Je tiens toutefois à saluer le souvenir de René Goscinny, cette espèce de géant discret de ce que l'on nomma à tort la sous-littérature franco-belge. Sans ce petit bout d'homme, bon nombre d'entre nous se seraient définitivement fâchés avec l'idée même de tourner les pages d'un livre.
Annotations
Versions