5 – Los mitos de Cthulhu, H.P. Lovecraft y otros / Les mythes de Cthulhu, H.P. Lovecraft et autres auteurs

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Une couv' pour attirer ton regard, un texte pour entrer dans ta tête et m'autoriser un soupir, un souffle, une respiration. L'écriture recentre, recadre et, pour ce qui touche à ma toute petite personne, me reconnecte à moi-même via l'expression frelatée – parce que ma plume a quelque peu rouillé, je le sens – d'un nombril malmené, rogné par les vicissitudes d'un quotidien aussi bizarre qu'absurde. J'aime à penser que nous vivons tous dans la même réalité chargée d'angoisse mais comme je me tue à le répéter à ma compagne, ma famille, mes amis, nous sommes tous confinés dans des réalités différentes et ce confinement a commencé à la naissance. La situation que nous vivons depuis quelques mois (à peine!) n'a fait qu'accentuer cet état de fait en en révélant les contours, les coutures et les enjeux.


Un livre par jour, donc, quand c'est possible, pour m'offrir un instant et relancer la machine à pondre des phrases. Je ne nomine personne en particulier parce qu'il s'agit d'un fardeau personnel, mais j'encourage absolument tout le monde à photographier ses livres de chevet et à les poster sur la toile. Il me paraît plus agréable et judicieux pour la santé mentale de voir défiler des jaquettes de livres plutôt que des liens vers la dernière petite phrase d'untel, l'ultime dégueulasserie de Pascal Praud, ou pire, une chanson pour les soignants signée Obispo, Pagny et Lavoine.


Ma respiration du jour n'est pas celle que j'avais choisie hier et que j'ai dû abandonner suite à un faux geste de ma part du côté de la touche enter. La mort dans l'âme, j'ai remis à plus tard mes réflexions sur Herbert George Wells pour me pencher aujourd'hui sur le cas de Howard Philip Lovecraft.


Je n'ignore pas que je touche à un monstre – et ce terme englobe ici diverses acceptions qu'il convient de valider dans leur ensemble mais avec un minimum de retenue. Lovecraft était un monstre de littérature. Il a créé un genre littéraire dont il n'a cessé de ré-écrire les codes jusqu'à parvenir à la conclusion qu'il avait fait le tour de la question et qu'il était passé à côté de quelque chose. A la fin de sa vie, en effet, Lovecraft écrit dans plusieurs lettres qu'il s'est fourvoyé, professe une admiration sans bornes pour les écrits de ses « disciples » - Robert Bloch en tête – et finit par disparaître dans l'indifférence la plus totale. Le génie littéraire, bardé de préciosités, de contradictions, le maître du détail, styliste à l'ancienne, attendra la fin des années soixante pour entrer doucement au panthéon des génies littéraires.


Le monstre littéraire, toutefois, n'est rien face au monstre moral. Lovecraft se rêvait en gentilhomme anglais du XIXe siècle. Lui qui était né à Providence dans une atmosphère sérieuse et contrite, lui qui admirait tant Poe, son élégance à l'écrit, sa démesure romantique. Lui qui se disait ouvertement raciste, xénophobe, antisémite, qui épousa tout de même une Juive parce qu'il aimait son esprit et sa façon d'écrire, qui ne parvint jamais à la toucher, lui qui colportait son cerveau malade dans une première moitié de siècle bien tordue à tous points de vue. Le personnage de Lovecraft me fascine mais je l'aurais probablement vomi de toute mes forces, si au travers d'un hasard temporel, j'en étais venu à le rencontrer. Je suppose qu'il aurait méprisé mes origines et le teint de ma peau. J'imagine qu'il m'en aurait voulu pour mon humanisme et mon goût du métissage.


Ma première rencontre avec sa plume, je la dois à mon paternel. C'est lui qui m'a offert le livre dont je publie aujourd'hui la couverture : « Los mitos de Cthulhu », (les mythes de Chtulhu), une anthologie incomplète mais magnifiquement composée par Rafael Llopis. Comme le titre l'indique, le livre se centre sur les mythes de Cthulhu plutôt que sur leur créateur, à savoir HPL. Pour ceux qui ne connaissent pas, je veux souligner que ces « mythes » ne sont que pure fiction et qu'ils mettent en scène un panthéon pour le moins obscur de dieux dits « anciens », qui se seraient manifestés il y a fort longtemps dans notre monde, qui proviendraient à la fois de l'extrême-espace et d'autres dimensions, et dont l'influence maléfique n'aurait jamais cessé de s'exercer sur l'espèce humaine tout au long de l'histoire. Lovecraft crée les principales lignes de cette cosmogonie opaque, invente un livre interdit, le Necronomicon, dont l'auteur inconnu, lui aussi fictif, se nommerait Abdul Alhazred, et se sert de ce canevas somme toute assez flexible pour inventer des histoires d'épouvante en créant ou recréant des motifs inspirés du folklore de la peur – le fantôme, le vampire, la nécrophilie, la transformation du corps humain, les démons, etc – qui seront repris ensuite par toute une flopée d'auteurs. Borges lui-même lui rend hommage dans l'une de ses remarquables nouvelles.


Dans la foulée de Lovecraft – qui aimait à jouer les sachems pour d'autres plumitifs, plus jeunes et influençables – d'autres s'engouffrent et créent à leur tour des livres impossibles, comme De Vermis Mysteriis, par exemple, ajoutent d'autres « grands anciens », imbriquent de nouvelles intrigues dans ce qui va devenir une espèce de trame immense à la fois ouverte vers le reste de la littérature d'épouvante et néanmoins puissamment auto-référencée. On en viendra à tomber dans le paradoxe ridicule qui veut que l'on soit « initié » pour comprendre Lovecraft alors que je n'avais que onze ans et que je n'avais jamais rien lu d'horrible, sinon les « Histoires extraordinaires » d'Edgar Allan Poe.


Alors pourquoi Lovecraft ? Pourquoi ce livre ?


Je viens de te le dire mais je vais reformuler : au-delà de la forte impression que le style du bonhomme a su provoquer dans ma jeune cervelle de jeune moineau – en gros, ça m'a bien collé les miquettes – je me suis senti extrêmement déconcerté par la notion de collaboration littéraire. En effet, ce livre d'anthologie eut pour moi ceci de merveilleux qu'il me força à mettre le doigt sur quelques vérités : on n'invente rien sans rien. Lovecraft s'inspire de Poe, de Lord Dunsany, d'Ambrose Bierce, d'Arthur Machen (dont « Le grand dieu Pan » s'avère une influence majeure sur la conception des mythes de Cthulhu), d'Algernon Blackwood, de Clark Ashton Smith (qui rendra également hommage à Lovecraft en plongeant lui-même à corps perdu dans la cosmogonie lovecraftienne). En d'autres termes, tout génie littéraire qu'il fût, Lovecraft ne surgit pas du néant. Son œuvre se place davantage dans la continuité que dans la rupture, même si rupture il y a (une rupture très relative dont je ne peux m'empêcher de penser qu'elle se doit surtout à l'aspect hermétique du style de Lovecraft).


Autre vérité : les mots, une fois posés sur le papier, appartiennent à celui qui les lit. Peu importe le temps passé sur un mot, une phrase, un texte. Une fois que la chose est publiée, elle balance un dernier adieu à son auteur et s'en va vivre sa vie dans la tête des lecteurs. Si ceux-ci écrivent également, la chose enfle et change de forme et devient encore autre chose. Lovecraft accouchera plus tard de Stephen King. Il y a pire comme héritage.


La dernière leçon que je tirai de ce livre, je ne l'ai pas encore totalement intégrée. La faute sans doute à mon individualisme forcené en matière de création. Ou alors, si je l'ai intégrée, je ne l'applique qu'à la musique : l'art fonctionne d'autant mieux qu'il s'appuie sur un principe de collaboration entre divers interlocuteurs. Ecrire à quatre mains me semble difficile, voire impossible. Les œuvres présentées dans ce livre disent le contraire. Lorsque je m'efforce de corriger un de mes textes – voire celui d'un autre puisqu'on me sollicite parfois pour le faire – je me souviens des relations qu'entretenaient Lovecraft et ceux qu'il appelait ses « élèves ». Certains de leur texte doivent à Lovecraft une qualité globale qu'ils n'auraient peut-être jamais atteinte sans son intervention, mais lorsque l'on se penche sur les textes de Lovecraft rédigés en parallèle, on se rend compte combien son écriture a appris de ces collaborations.


J'achève ce long bidule dans quelques lignes. Je ne crois pas t'avoir donné envie de le lire et même si là n'est pas mon propos, je sais que je m'en tiendrai rigueur dans les jours qui viennent. Il faut toutefois reconnaître que l'écriture de Lovecraft appartient à un autre temps : des phrases longues, des images baroques, des adjectifs en veux-tu en voilà, trop de détails, de longues descriptions, des dialogues rares et stéréotypés, sans âme. Si tu veux toutefois t'y plonger, lis « Les rats dans le mur », « L'ombre d'Innsmouth », « Dagon », « La couleur tombée du ciel » et, si tu t'en sens le courage, sa nouvelle la plus longue qui, de fait, s'apparente à un roman, « L'affaire Charles Dexter Ward », un chef d'oeuvre à sa façon. La nouvelle de Borges qui rend hommage à Lovecraft s'appelle « There Are More Things » (le titre est en anglais dans la version originale) et tu la trouveras dans le « Livre de sable ».


Je n'aime plus Lovecraft mais je l'ai aimé si intensément que je ne pouvais pas lui faire l'affront de lui tourner le dos et éviter de t'en parler. Pour paraphraser Stephen King, Lovecraft aime à garder la porte bien close afin de te laisser imaginer ce qui se trouve derrière. Cela fait bien longtemps que j'ai ouvert cette porte et que la froide réalité m'effraie bien davantage.

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