7 – Les enfants de Noé, Jean Joubert
Un livre par jour, une image en guise de concession à l'époque, un texte pour me détendre et m'autoriser un voyage intérieur circonscrit dans le temps, mais surtout pour me soutirer brièvement à ce monde en flammes dans lequel je nous regarde vivre avec le sourire crispé de l'observateur constipé. Il s'agit d'une chaîne personnelle dans laquelle je m'entremêle avec la complaisance de celui qui travaille en silence et avec trop peu de temps pour affûter ses outils, alors je ne nomine personne en particulier. Je t'encourage toutefois, qui que tu sois et peu importe ce que tu souhaites dire ou taire à ce sujet, à poster les noms des livres que tu lis, que tu as lu, que tu liras. Envahissons placidement la toile de littérature en souffrance, de mots qui s'étalent dans l'attente d'être lus.
Je garde un souvenir ému de Jean Joubert, l'homme plutôt que l'écrivain, la voix plutôt que le texte. Je le vois relativement petit, peut-être parce que je n'arrive pas à me le remémorer autrement qu'assis derrière le bureau d'écolier que lui avait assigné M. Nigoul, le prof de français de mes deux dernières années collège.
J'avais donc dans les treize, quatorze ans, et notre classe recevait Jean Joubert – qui n'était pas intermittent, qui n'était pas rémunéré, qui n'était pas non plus forcé par les événements, sinon peut-être par les exigences originales d'un exercice de promotion axé sur un public-cible de pré-ados – un écrivain installé à Montpellier et installé tout court. Un Monsieur, me disait la voix numéro 158, celle qui se délecte d'attribuer des auréoles et des primes aux personnalités que j'admire. C'est probablement cette voix-là qui m'incita des années plus tard à quémander un autographe à Christian Vander dans les coulisses d'un festival à Gignac, ou qui me précipita dans les bras de Manu Chao au 1er concert de la Mano Negra auquel j'eus la chance d'assister – je vous raconterai peut-être un jour, c'est une belle anecdote.
M. Joubert se présenta sans l'aide de M. Nigoul – prof que j'adorais parce qu'il chantait du Brel a capella avec plus de justesse encore que l'original – et nous parla de son livre, de son art, des mots, du verbe, de sa discipline de travail. Je fus fasciné et conquis. Cet homme aux cheveux blancs et aux traits coupés à la faux, cet homme aux épaules tombantes et aux bras velus, qui évoquait à la fois la figure du sage, du grand-père, du manuel qui sait attraper la vie et la tordre, ce type qui enroulait ses doigts courts et musclés autour des crayons à papier, des feutres à pointe fine, des stylos-billes, cet homme qui cédait parfois à la tentation de la machine à écrire, disait-il, cet homme, c'était celui que je deviendrais un jour. Un écrivain. Un écriveur. Un plumitif. Une machine à mots. Un constructeur de phrases, un architecte abstrait, un mécano du verbe. Un romancier capable de sortir du roman pour en tirer les grandes lignes et les jeter aux gosses comme autant de filets pour leur « empiéger » l'esprit – je sais, ça n'existe pas, « empiéger », c'est un néologisme inventé par mon fils de cinq ans pour dire « emprisonner », « incarcérer », « ligoter »... Eh bien, je préfère « empiéger » et je rends ici hommage à sa capacité d'invention, et à travers celle-ci, je rends hommage également à celle de tous les mômes. Parce que c'est ça, être un môme, c'est manipuler des concepts et leur donner des noms. Ce n'est qu'après-coup que nous autres, adultes, nous ramenons nos gros sabots pour leur apprendre, voire pour les forcer à apprendre à s'apposer au réel.
J'écrivais des poèmes et des chansons depuis l'âge de onze ans. J'écrivais aussi des récits d'aventures dès que l'on m'en fournissait le prétexte à l'occasion d'un exercice de rédaction. J'avais également découvert les Beatles et Dylan depuis peu et il m'arrivait déjà de rédiger dans la langue de Johnny Rotten. Je suppose que l'enfant venu d'ailleurs que j'étais, le petit intellectuel de base que mes camarades de classe n'osaient traiter de chouchou pour la simple et bonne raison qu'il semblait parfaitement évident que j'étais beaucoup trop bizarre pour être dans les petits papiers du prof, cet enfant un peu tombé de la lune, toujours décoiffé et sapé comme l'as de pique, cet enfant que j'aime encore mais que je ne peux pas m'empêcher de mépriser parce qu'il m'a quand même tiré pas mal de balles dans le pied, eh bien, ce gamin, je pense qu'il avait besoin de se créer une identité pour exister, quelque chose qui le rapprochait de son père absent, lui-même journaliste et écrivain raté (selon ses propres termes, je le sus plus tard), mais aussi du monde des adultes puisque celui des enfants me semblait trop vaste et dangereux. Je n'aimais pas le conflit, la compétition, je ne comprenais pas l'humour de mes congénères, ni leur goût pour la violence et l'action. Je suppose que changer de pays si tôt provoqua chez moi ce décalage par rapport à ceux qui auraient pu devenir mes amis.
Quoi qu'il en soit, Jean Joubert devint mon héros littéraire vivant. Je l'avais vu, je lui avais parlé, je lui avais même lu un de mes poèmes devant toute la classe, qui avait écouté religieusement dans une indifférence polie. J'avais eu droit à un retour détaillé, certes bref, mais complet, précis, bienveillant sur ma façon d'agencer les mots, le choix de mes images. Je m'étais senti à la fois extrêmement courageux d'avoir osé le lui lire et totalement minable de n'avoir pas eu droit à un wow admiratif et stupéfait – j'étais enfant, souvenez-vous.
Le livre, « Les enfants de Noé », je ne m'en souviens plus trop, je ne l'ai pas relu depuis. Il relate toutefois les efforts d'une famille qui prétend survivre à une catastrophe climatique. On est dans l'anticipation mais une anticipation très courte. Tout y semble tellement proche de nous : pas d'innovations technologiques particulières, pas de dystopie politique, pas de passerelle science-fictionesque vers un enthousiasme plein d'élan qui voudrait qu'on repousse la frontières vers les étoiles pour continuer d'explorer. Non, en fait d'imaginaire, celui-ci se cantonne au rappel d'une réalité littéralement froide, allez disons-le, carrément glacée. Pour aller vite, c'est « Le jour d'après ». Il faut se chauffer, les vivres manquent, on envisage le cannibalisme, on a vu ça mille fois depuis dans ce qu'on appelle le cinéma de genre (ou de sous-genre, pour être juste) post-apocalyptique. Je ne vais pas me fatiguer à relier ce souvenir à la situation présente, je te laisse le soin de le faire, avec toutefois l'idée en filigrane que la science-fiction nous avait prévenus des centaines de fois et que rien ne change rien à rien.
Lire, comme nous le savions tous, ne sert qu'à occuper le temps qui nous sépare de la mort. Et la vie, finalement, qu'est-ce donc sinon une salle d'attente bondée de patients qui ne savent même pas qu'ils sont là ?
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