8 – Sa majesté des mouches, William Golding
Un livre par jour, une couv' pour sacrifier à la dictature de l'image, et quelques mots jetés sur un clavier pour m'autoriser un moment personnel entre moi et moi-même.
Il en va des livres comme des hommes et des femmes qu'il nous arrive de rencontrer dans les files d'attente, les ascenseurs ou les standards téléphoniques : le temps nous manque pour les apprécier pleinement mais une phrase inattendue ou une inflexion comique surgissant par hasard au détour d'une convention froide et appliquée nous amène parfois à les envisager comme l'expression d'un ailleurs que nous aimerions visiter. Je revois cette vieille dame, en début du confinement, à laquelle je donnai un masque chirurgical parce qu'elle portait sur le visage les signes manifestes de la peur, et que j'avais moi-même la chance d'en posséder toute une collection grâce à la prévoyance de ma mère. Nous faisions la queue dans un Intermarché, le caddie plein d'un néant plus ou moins inutile – mais nous ne le savions pas encore – et nous reconnaissions tous deux, l'un comme l'autre, l'un chez l'autre, la démonstration évidente et dénuée d'ambiguïté que tous les inconnus ne sont pas des abrutis.
Une conversation sur le pouce avec un automobiliste à l'arrêt en plein embouteillage me conforte parfois dans l'idée que ce monde mérite sa fin annoncée, que notre espèce ne vaut pas l'encre versée pour lui dédier des monuments de louanges, que la mort est une délivrance pour les vivants qui restent et que les gens sont tous des cons parce qu'ils se sont rués sur le PQ et les pâtes, parce qu'ils se provoquèrent jadis en duel pour des pots de Nutella, parce qu'il leur arrive de passer quatre heures dans une voiture avant de se payer un big mac. Une discussion tout autre, survenant au même endroit, au même moment, avec une personne différente, ou la même mais cette fois disposée à causer, m'amènera peut-être à produire davantage de sérotonine, ou, en d'autres termes, fera naître un sourire sur mes lèvres ankylosées à cause de la foutue grisaille d'un quotidien pénible. Je hais les gens parce que je hais les masses. Je déteste les individus quand les circonstances extérieures m'obligent à les additionner afin de dégager des constantes dans leurs actions forcément mécaniques. Nous sommes des statistiques, je le vois bien et je veux bien le reconnaître, mais les chiffres quels qu'ils soient sont un outil au service de notre humanité – et non l'inverse.
J'ai croisé parfois des livres qui me faisaient de l'oeil. J'avais dû lire un résumé quelque part, ou bien j'en avais entamé un dans les toilettes d'un ami d'ami, le genre de personnes que l'on ne voit pas assez souvent pour oser leur négocier le prêt d'un bouquin, même pioché dans une littérature manifestement reléguée aux latrines. Il s'agissait parfois de livres d'une légèreté douteuse – j'aurais souhaité écrire « exquise » mais c'eût été mentir. « Douteuse », cette légèreté, comme peut l'être la plastique de l'héroïne d'un film de genre. Elle vit ses aventures et prend ses décisions comme n'importe quel personnage, résiste et combat comme n'importe quel protagoniste, et puis, paf, sans prévenir, une paire de miches, une paire de jambes, un râle érotique légèrement excitant.
Certains livres ont tenté de m'aguicher en jouant sur mes glandes. Les SAS par exemple, San Antonio également, malgré cette plume incroyable et pourtant vouée à répéter sans arrêt les mêmes scènes, Agatha Christie, dans un autre registre, ou encore James Herbert, l'un des pires écrivains de romans d'épouvante. Il y en a d'autres, par milliers, bien pires. De ceux que l'on croise dans les échoppes à deux balles, ou dans les bacs de promo de nos librairies préférées. On en achète dix pour le prix d'un et on finira tout de même par trouver ça trop cher tellement c'est facile, minable, vu, revu, archi-revu.
D'autres de ces livres en appelaient au contraire à ma faculté d'analyse, ma puissance de réflexion, mon désir d'apprendre. Par exemple, un précis de philosophie, un essai de sociologie, le compte-rendu détaillé d'une étude scientifique quelconque. J'en ai lu, de ces machins mais trop peu m'ont imprégné l'esprit comme auront su le faire des auteurs comme Lovecraft ou Dashiell Hammett. Tu penses bien que cette remarque se situe bien au-delà du jugement de valeur. Certaines personnes lisent des essais et les "avalent" sans se soucier d'en retirer quoi que ce soit. J'ai fait partie, lors de ma période boulimique, de cette engeance imbécile. Ainsi, je ne me souviens pas de Hegel, de Kierkegaard, de Platon, des "Mots" de Sartre ou des essais de Malraux. J'ai oublié tout ce que j'ai pu lire de Bourdieu, de Marcel Mauss, Mircea Eliade ou de Claude Lévy-Strauss (à part de rares articles sur lesquels je me suis penché un stylo à la main pour les besoins d'un travail à fournir pour mes études ou pour moi-même - puisque j'apprécie grandement de travailler pour moi-même). Je ne vais pas cracher sur des oeuvres qui se refusent à moi, elles ne sont pas responsables, pas plus que leurs auteurs et le jargon qu'il leur arrive d'employer parce que leur discipline l'exige et que leur public l'attend. Mais je considère que ces livres en appelaient chez moi à l'espoir de me situer en haut de la chaîne intellectuelle. Voyez, bande de mécréants, je lis Malraux et je le comprends. Et de fait, oui, comprendre ces auteurs ne me paraît pas si difficile. Je persiste même à penser que c'est à la portée de tout un chacun. Mais comprendre n'est pas assimiler, digérer, recracher.
Parmi les volumes qui m'ont longtemps fait de l'oeil avant d'atteindre mes pupilles, il en est un en particulier qui m'a sauté dans les bras, qui m'a ouvert le crâne et m'a arraché le coeur. Je l'ai entamé plusieurs fois et je l'ai abandonné en chemin. J'avais son titre qui me trottait en permanence dans la tête – parce que la référence est connue et qu'on la croise de temps en temps, y compris dans certaines bandes-dessinées de jeunesse, ou dans certains cartoons. Mon père me l'évoquait régulièrement à demi-mot, de façon mystérieuse. Il me disait que j'étais trop jeune pour ce livre, qu'il était dur et désespéré, mais qu'il s'agissait d'une merveille absolue, le meilleur livre pour les enfants qu'il lui eût été donné de lire. Alors je ne savais pas si j'avais envie de le lire ou s'il me faisait peur, ou si je ne voulais pas vraiment mais que ce serait bien pour moi, comme il convient de lire "Germinal", "La divine comédie" et "Le paradis perdu".
Quelle étrange, quel inconcevable malentendu... Je connaissais les grandes lignes de l'intrigue de "Sa majesté des mouches": un groupe réduit d'enfants appartenant à la même classe survit à un crash sur une petite île et organise un semblant de société afin de se nourrir et de s'occuper des plus petits. La métaphore est claire et la satire limpide. On parle bien d'un échantillon de société et Golding, en bon misanthrope humaniste, déroule son témoignage à charge avec la discrétion opiniâtre d'un romancier qui maîtrise sa partie.
La première fois que je me suis plongé dedans, j'avais l'esprit ailleurs. J'étais en vacances et peut-être amoureux, allez savoir. J'étais gamin, en tout cas, mais de ces gamins qui se rêvent adultes et aventureux alors je lisais Corto Maltese et je me préférais dans la peau du marin que dans celle des gamins en guenille que met en scène l'auteur anglais. Alors j'ai laissé tomber le roman et je ne l'ai repris que plus tard, un an après pour être précis. Mon père insistait. Il revenait à la charge, me disait que je ne le regretterais pas. Cette pression m'agaçait et, connaissant le fonctionnement de mon père, dont ceux qui l'ont connu intimement s'accordent à le décrire comme un foutu cérébral, je m'étonne qu'il n'ait pas compris que son acharnement à me glisser cette oeuvre sous les yeux ne m'en éloignait que davantage.
Jusqu'au jour où.
Je crois bien que j'avais laissé passer un deuxième été, que je n'avais fait qu'effleurer le Golding, prétendant m'y plonger pour faire plaisir au vieux, que j'avais fini par le ranger dans la bibliothèque sans aucun scrupule avant de me tourner vers un Bradbury ou un Clifford D. Simak. En défaisant mes bagages une fois rentré chez ma mère à Montpellier, je découvre le volume. Je l'ai toujours d'ailleurs, c'est lui qui pose sur la photo à côté d'une édition française quelconque qui appartient à ma compagne. J'aurais pu m'emporter contre l'entêtement de mon père mais j'ai préféré en rire et j'ai fini de vider mon sac, oubliant le bouquin sur un coin d'étagère.
Jusqu'au jour où.
Ben oui, c'est tout naturel. Il revient toujours ce moment où tu n'as rien à lire et où la faim te tenaille. Tu as besoin de foutre le camp et rêver les yeux fermés ne t'amuse plus.
Alors j'ai pris Golding et j'ai maudit mon père, puis je me suis jeté dans le maelstrom. Je crois qu'il s'agit d'un de ces livres que je ne pourrai jamais oublier. Je l'ai lu plusieurs fois depuis. En français, puis en anglais durant les études – pour ceux qui ne me connaissent pas, j'ai fait des études d'anglais, à cause des Beatles et de Bob Dylan, mais c'est un autre histoire. Et encore une fois ou deux en espagnol. J'ai relu un certain nombre de volumes tout le long de ma vie, à des âges différents, et "Sa majesté des mouches" demeure à mes yeux le meilleur jalon de ce que je j'appellerais ici mon "développement personnel".
Si j'en reviens à l'histoire que nous conte Golding, elle possède évidemment plusieurs niveaux de lecture. Le premier d'entre eux, le plus facile à cerner, s'adresse aux enfants : imagine-toi, gamin, à la place de Robinson Crusoé. Imagine que tu n'es pas seul. D'autres enfants ont atterri avec toi sur cette île. Certains sont beaucoup plus jeunes, d'autres plus âgés. Y en a un avec des lunettes. Il est un peu gros, on va l'appeler Porcinet... Et c'est comme ça que tout commence. On construit les fondements d'une société sur la stigmatisation des uns et la sacralisation des autres. Moi qui venais d'un autre pays, je pouvais m'identifier à plusieurs personnages, y compris à celui de Porcinet.
Plus tard, j'ai compris que même les personnages que j'avais perçus comme disons « positifs » lors de mes premières lectures, subissaient également leurs émotions, se pliaient à un jeu social qu'ils ne maîtrisaient pas. Je ne veux pas raconter la fin de l'histoire. Qu'il suffise de rappeler que les sociétés se construisent sur des cadavres, des injustices et des espoirs déçus.
Parfois, dans mes rêves les plus fous, je perds toute mémoire et je relis tout ce que j'ai lu, redécouvrant avec la joie d'un dépucelé tout ce que j'ai tant aimé déflorer par le passé. Et je commence évidemment par « Sa majesté des mouches ».
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