9 – Les raisins de la colère, John Steinbeck

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Je ne sais pas combien de temps je tiendrai mais je veux pour l'instant m'imaginer poursuivre jusqu'à ce que les doigts m'en tombent : un livre par jour, la couv' offerte en pâture pour t'agripper les yeux, un texte pour mon plaisir, parce que j'en ai besoin et que le monde peut bien s'arrêter de tourner tant que je m'offre cette brève respiration.


Et si tu permets, j'entamerai l'exercice du jour par une courte parenthèse. J'ai vu passer, tout à l'heure, le fameux meme de Batman donnant sa claque à Robin. Cette version se penchait sur la question des chaînes dites « culturelles », le même genre de chaîne à laquelle je souscris en en adaptant les règles à mon bon plaisir : publiez dix images des films qui vous ont marqué, dix albums de musique, dix romans, dix bandes-dessinées, dix souvenirs de concerts, etc. Le tout sans explication ni critique, sans aucun commentaire pour justifier tel ou tel choix.


Je comprends l'agacement de celui qui fait défiler son fil d'actualité pour poser les yeux sur un élément nouveau, une anecdote, une phrase-choc, une vidéo ou une musique qui le surprend, le secoue, ou au contraire le conforte dans une position quelconque. La répétition engendre parfois l'ennui, nous le savons tous, mais elle offre néanmoins un cadre rassurant sur lequel s'appuyer. Il me semblait que Facebook – et Instagram, Tweeter et je ne sais quoi d'autre du même acabit – devaient leur existence à ce besoin irrépressible, terriblement humain, que nous cultivons tous à des degrés divers et qui consiste à se pourlécher l'ego en exhibant certains morceaux de soi sous l'oeil parfois goguenard, parfois critique, mais ne nous leurrons pas, souvent bienveillant de nos contacts. Je fais ici allusion aux comptes privés appartenant à la majorité d'anonymes, dont la plupart des « followers », abonnés et aux autres commentateurs occasionnels se situent généralement dans l'entourage de la personne.


Quel que soit le contenu de nos pages, il ne relève en rien du journalisme, de l'exposé exhaustif et distancié. C'est notre moi fantasmé qui se déroule sur l'écran. Nous pouvons tenter de le contrôler et pour ce faire, seule la sobriété et la discrétion semblent à peu près fonctionner. A peu près seulement, puisque l'absence et le silence nous révèlent aussi à leur manière.


Evidemment, je me suis perdu et je ne sais plus où j'allais. Permets que je revienne à Batman et à son fameux « ta gueule » qui m'arrache souvent des rires intempestifs. Là encore, j'ai ri. Ce dessin me tombe toujours dessus comme un cheveu dans la soupe alors je ris. Mais pourquoi s'agacer de telles chaînes ? Je veux dire, au-delà de la répétition, ce sont des gens qui parlent de leurs goûts, de leurs plaisirs, leurs souvenirs, bref, des gens qui se caressent le ventre sans pour autant se tirer sur la nouille. Qu'importe l'image qu'ils veulent à tout prix montrer d'eux-mêmes dans la mesure où personne ici n'est dupe : nous savons tous parfaitement qu'elle ne correspond pas à celle que leur renvoie leur miroir, leur esprit, l'entourage bien réel qui meuble leur quotidien.


Que les réseaux sociaux nous flattent à tort, je veux bien en convenir. Nous nous vautrons dans l'entre-soi et lorsque nous tâchons de nous en abstraire, nous jouons sur d'autres ficelles, d'autres atouts tout aussi virtuels mais pas toujours factices pour autant. Peu importe, ai-je envie de répéter à hue et à dia. On s'en fout complètement. Alors je ne comprends pas pourquoi on devrait éviter de montrer des images de films, de livres ou de n'importe quoi qui nous reflète un peu tout en nous liant aux autres, puisque l'art est connexion avant que d'être rupture.


Et je referme ici ma parenthèse, peut-être un peu plus longue que prévu, pour me pencher sur un livre que je dévorai autour de mes treize ou quatorze ans, sous les conseils de mon prof d'anglais, M. Dubois.


M. Dubois était un vieux con pour beaucoup de mes camarades. Le visage sec, strié de profonds rides qui se creusaient en rigoles du côté d'une bouche pince-sans-rire, les yeux mis-clos, indifférents, insensibles, un physique plutôt sec, tout en angles, et de fins cheveux blancs peinant à masquer la calvitie déjà bien installée depuis probablement un quart de siècle. Il portait des vestes en tweed avec des coudières, des chemises blanches de vieux, des pantalons à pinces de vieux, mais un vieux qui évoquait Cary Grant ou James Stewart plutôt que Louis de Funès ou Michel Galabru. Je vais pas tourner autour du pot : M. Dubois, moi, je l'adorais. C'était le chaînon manquant entre mon père et mon beau-père, la passerelle idéale entre la musique et la littérature, la politique et la poésie, l'engagement et le détachement.


A la fois partisan d'un apprentissage classique – règles de grammaire et d'orthographe à l'appui – et d'une pédagogie disons plus ouverte et dynamique, l'homme nous glissait du Dylan dans les oreilles, du Simon & Garfunkel, du Springsteen, du Woody Guthrie ou du Pete Seeger. Nous avions droit à des extraits de films, des documentaires, des instantanés de flashes info, nous jouions à des jeux de rôles, étions invités à écrire... Il lui arrivait aussi d'interrompre le cours à proprement parler pour se lancer dans de longues diatribes contre le gouvernement, nous parlait de la loi Devaquet, évoquait les camps de la mort et le régime totalitaire nazi. C'était la fin des années quatre-vingts et nous avions déjà traversé une période d'engagement politique un poil superficiel avec la mode du « Touche pas à mon pote », qui me touchait droit au cœur, et les diverses chansons solidaires comme « We Are The World » ou « Chanson pour l'Ethiopie. » Alors la politique, hein, ça leur passait volontiers au-dessus du crâne, à mes camarades de classe.


Moi, en revanche, j'avais l'impression d'être à la maison. Mes parents parlaient politique à tous les repas. Lorsqu'ils invitaient des amis, ça débattait encore plus fort, et si nous nous déplacions à notre tour, c'était pour nous lancer dans d'interminables et fougueux argumentaires inspirés. Lorsque je rendais visite à mon père, en Espagne, c'était encore pire. Ses amis étaient tous des collègues, des journalistes, syndicalistes, militants. Leurs blagues, leurs bons mots, leurs ivresses étaient politiques. Rien de ce qui sortait de leurs bouches, et ce quel que fût le sérieux du contexte autour duquel les conversations étaient menées, absolument rien de politiquement neutre dans leurs propos. Jamais.


Je ne sais pas si tu imagines, toi qui me lis peut-être et que je connais, toi qui me supplies parfois de me détendre et de passer à autre chose parce que même si tout est politique, on n'est pas forcé de toujours tout ramener à des enjeux idéologiques, des joutes oratoires ou des confrontations de faits, d'opinions, de chiffres et de diagrammes.


C'est à travers Bob Dylan que M. Dubois m'a initié à Steinbeck. Bob Dylan, après tout, n'est pas sorti d'un œuf pondu par un oiseau magique qui se serait posé là, le temps d'une ponte-éclair. Bob Dylan ne jurait que par Woody Guthrie et se fantasmait en poète-vagabond, colporteur d'histoires et de chansons apprises sur la route. Je n'entrerai pas ici dans les détails, parce que le temps me manque, mais n'oublions jamais que Dylan se construisit très tôt une image fictive, s'inventant des voyages, des amis, des rencontres et des aventures dignes d'un Huck Finn ou, mieux encore, d'un Joe Hill. M. Dubois me prêta une biographie du chanteur – un volume épuisé, me dit-il en m'enjoignant d'en prendre soin, ce que je fis, impressionné par la confiance dont me gratifiait mon prof. Je la lus deux fois de suite, je pris des notes, ne tardai pas à entamer une longue quête dans les magasins de disques, et tout naturellement, m'intéressai au grand héros de Dylan, Woody Guthrie.


Pour ceux qui l'ignorent, Woody Guthrie était raciste, légèrement antisémite, pas toujours très agréable envers les femmes. Je préfère commencer par là parce que, s'il faut se fier à ceux qui l'ont depuis longtemps sacralisé, l'homme aurait tout d'un saint. Il n'en était pas moins capable de dépasser sa nature. Né dans une extrême pauvreté dans l'Oklahoma de 1912, Woody Guthrie vécut la Grande Dépression, travailla comme saisonnier, écrivit des centaines de chansons dans lesquels il dénonçait les conditions de travail chez l'ouvrier-cueilleur, ou l'ouvrier tout court. Il chanta le syndicalisme et les syndicats, se battit pour le droit de grève, rencontra Roosevelt qu'il soutînt sans pour autant se trahir, chanta contre le nazisme et écrivit sur sa guitare « this machine kills fascists », s'érigeant ainsi contre ses propres penchants de petit blanc white trash.


M. Dubois me dit un jour : « Si vous voulez sentir l'ambiance de cette époque et mieux comprendre un homme comme Woody Guthrie, lisez John Steinbeck. Lisez au moins « Des souris et des hommes » et regardez le film des « Raisins de la colère » avec Henry Fonda. Le livre est sans doute trop long pour vous, il risque de vous ennuyer et ce serait dommage de l'abandonner et de passer à côté. »


M. Dubois vouvoyait ses élèves. Une autre époque, te dis-je.


Je lui fus gré de ses conseils et négligeai le film pour m'attaquer au roman. Je n'allais tout de même pas obéir à une injonction qui me rajeunissait par rapport à un désir de lecture. « Des souris et des hommes », je le lus dans la foulée et j'en appréciai l'expérience. Mais lire ce petit livre sympathique après un chef-d'oeuvre de l'envergure des « Raisins de la colère », ça revient un peu à chercher des excuses à un documentaire de vingt minutes après s'être tapé « Shoah » de Lanzmann. « C'est quand même bien fait ! » Certes, oui. Mais « Shoah », c'est plus de dix heures et des tonnes de témoignages. Alors bon.


Le roman de John Steinbeck s'attache aux pas de Tom Joad, un homme éprouvé par la vie, qui rejoint sa famille après un séjour en prison. Je ne me souviens plus des détails mais tu les trouveras un peu partout sur le net. Toujours est-il que Tom Joad peine à retrouver les siens. La ferme a été vendue, comme des milliers de fermes autour. Les tempêtes de sable ont flingué les récoltes, la Grande Dépression menace et les paysans prennent la route par dizaines de milliers, direction la Californie.


Et moi, j'ai dans les treize ou quatorze ans et je m'étonne de sentir la poussière s'insinuer dans mes grolles, le soleil me tanner la peau, et je vois les files de travailleurs qui attendent qu'un recruteur vienne les chercher pour ramasser des pommes. Et si les pommes ne peuvent être ramassées, on les laissera pourrir pour satisfaire à la loi du marché. Et si je ne me souviens pas de tout, je me rappelle tout de même la puissante mécanique qui se met en place, petit à petit, autour des personnages. Une mécanique injuste, parfaitement huilée, et dont je subodore, du haut de mon âge de petit garçon à la lisière de l'adolescence, qu'il ne s'agit pas uniquement d'une construction narrative mais bien de la vision d'un auteur, une vision très précise qui s'attache à retranscrire le réel tel que cet auteur le perçoit. Et je pleure de chagrin, et je frémis d'horreur parce que je sens bien que ce roman n'est rien d'autre qu'un rappel à la réalité – et je ne sais pas si je te l'ai déjà dit, mais la réalité me terrifie.


L'humanité de Tom Joad tiendra-t-elle jusqu'au bout du roman ? Question rhétorique, pas vrai ? Tu te doutes bien que ces histoires ne peuvent que mal finir, que c'est toujours la banque qui rafle la mise, que les petits sont voués à rester petits et à ne manger que les miettes. Tu le sais, au fond de toi, que le monde ne s'arrange pas tout seul et qu'il n'est pas de Deus Ex Machina pour t'offrir une porte de sortie. Les personnages de Steinbeck ne sont pas des bouts de papier striés d'encre. Leur réalité te prend à la gorge et ne te lâche plus.


Sans le livre de Steinbeck, j'aurais probablement développé une conscience politique mais je ne l'aurais peut-être pas autant reliée aux affres de la chair, à la souffrance des êtres lorsque la misère les écrase et les réduit à néant.


J'ai fini par voir le film. John Ford réalise, Henry Fonda joue Tom Joad. Henry Fonda constitue l'un de mes plus grands plaisirs cinématographiques lorsque je regarde « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet (l'un des dix films que je choisirais si je suivais une de ces fameuses chaînes que j'évoquais plus haut) et je ne peux imaginer meilleur Tom Joad. Mais John Ford a raté son coup. Malgré ses indubitables qualités techniques, malgré le souffle épique qui le traverse de part en part, le film noie le roman dans un noir et blanc artificiel et le spectateur perd tout l'intérêt de la voix si particulière de Steinbeck : un homme qui savait raconter une histoire en gardant les pieds sur terre et les yeux relevés, le visage bien droit, la pupille claire, l'échine bombée en position de combat.

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