10 – Dictionnaire du Rock, Michka Assayas

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Manque de temps oblige, le texte du jour ne devrait pas te voler plus de quelques minutes ce soir. N'en déplaise aux pourfendeurs de chaînes, certes inutiles et puissamment redondantes, je publierai quotidiennement la couverture d'un livre qui m'a marqué, en bien, en mal, en ce que tu veux, ainsi qu'un texte rédigé sur le vif.

Le livre du jour n'a rien d'un roman puisqu'il s'agit d'un dictionnaire, ou plus précisément d'une encyclopédie – incroyable mais vrai, l'appellation « dictionnaire » a probablement été jugée plus commerciale par l'éditeur – qui recense à peu près tout ce qu'il y a à savoir sur le rock (pris ici dans un sens global incluant toutes les facettes sans exception de la musique populaire moderne, dont le jazz, le reggae, le rap et j'en passe), du moins jusqu'en l'an 2000, date de la première édition.

Lorsque la mère de mon aîné m'en fit cadeau à sa parution, il m'arrivait encore de lire des dictionnaires et des précis de grammaire pour me délasser l'esprit. J'affectionnais notamment le « Dictionnaire des difficultés de la langue française », riche en surprises et chargé de cet humour involontaire qui surnage de loin en loin dans les ouvrages techniques, tout en me plongeant régulièrement dans un dictionnaire étymologique qui sentait bon la poussière et le vieux cuir – de façon moins linéaire toutefois, puisque je picorais au hasard du doigt qui entrebâille les pages sans trop savoir sur quoi il va tomber. N'y vois, je te prie, aucune affectation mais bien, au contraire, un intérêt tout naturel pour ma langue d'adoption.

Je fus poussé très tôt à consulter le dictionnaire. Ma mère n'était pas plus francophone que moi lorsque nous nous installâmes à Montpellier et, si mon beau-père sut se montrer patient et pédagogue sur l'apprentissage de la langue, il lui aurait fallu plusieurs vies pour jouer les précepteurs sans jamais sortir du rôle. Alors très vite, on me mit devant un dictionnaire unilingue – l'édition pour gamins du dictionnaire Hachette, celui avec les pages illustrées au milieu, je pourrais presque les redessiner de mémoire – puis un dictionnaire bilingue, parce qu'il convenait également de cultiver, voire de parfaire ma maîtrise du castillan. Je me souviens du combat incessant que livrèrent mes parents pour que la consultation du gros livre devînt un réflexe chez l'écolier / lecteur assidu que j'étais. Ils eurent gain de cause. Je lisais trop pour ne pas me soucier du sens des mots. Qu'est-ce que ça m'emmerdait pourtant ! T'es en pleine enquête du Club des cinq et d'un coup, tu butes sur un mot, et tu peux pas faire comme avec certains termes dont tu devines le sens grâce au contexte, dépasser la formule récalcitrante et tourner la page pour voguer jusqu'à la péripétie suivante. En fait, tu vas jusqu'à tenter le coup, sauf que tu rebrousses chemin sans tarder parce que tu sais pertinemment que c'est foutu, qu'il faut aller chercher le dictionnaire, alors voilà, ça y est, t'es éjecté de l'histoire.

On me donnait à lire des encyclopédies pour enfants dont je me rendis compte plus tard qu'il ne s'agissait au fond que de glossaires améliorés, puis j'eus droit à des « Tout l'Univers », puis à « l'Encyclopaedia Universalis » chez ma mère et à la « British » chez mon père. Les enfants me demandent parfois comment on faisait avant Internet et je cours leur chercher un dictionnaire ou un volume choisi au pif d'une encyclopédie quelconque. Ils zieutent le machin d'un air suspicieux, en hument l'odeur bizarre puis s'en retournent vite à leurs occupations. Autres temps, autres mœurs.

Le dictionnaire du Rock de Michka Assayas, je l'ai dévoré à la fois comme un enragé de littérature et comme un mélomane compulsif. Dix à vingt pages par jour, jamais moins, un bloc-notes à portée de stylo pour noter les occurrences que j'irais quêter ensuite dans les médiathèques, le tout dans un état d'esprit à la fois fiévreux et concentré. Comprends bien que j'accomplissais là une mission : tout connaître, tout écouter, tout engloutir dans mon cerveau vorace. N'oublie pas que je ne rencontrais jamais personne, je ne parlais pas aux gens à moins que les circonstances ne m'y obligeassent, je ne cherchais pas le contact, l'aventure ou le frisson autrement qu'en solitaire et le plus souvent à travers un livre.

(Je préfère couper court à cet insoutenable suspense : je me suis fait soigner depuis et je lis moins.)

Grâce à ce dictionnaire, j'ai découvert Nick Drake, Sun Ra, Robert Wyatt, les Specials, Moondog, Captain Beefheart, Mingus, et j'arrête là parce que le namedropping, ça va bien cinq minutes. Mieux encore, je me suis laissé aller à écouter des albums que j'avais négligés, des chansons que je refusais d'entendre. Je me suis laissé gagner par les arguments des auteurs (Assayas en tête) sans pour autant leur accorder une franche et totale confiance. Je me disais juste que ça valait le coup de ré-écouter, que j'étais peut-être allé trop vite sur tel ou tel machin, que dans ce monde d'interactions complexes et incessantes, on ne peut pas nier que tout se vaut et que hiérarchiser les artistes relève d'une absurdité sans nom. En d'autres termes, je me laissais guider par le verbe et l'impression du verbe, mais aussi par les connexions et l'histoire : tu n'écoutes par Bob Dylan de la même façon lorsque tu comprends que l'essentiel de ses premières chansons relève à la fois d'une ré-écriture inspirée et d'une ré-appropriation culturelle d'une forme ancienne. La notion même de génie musical ne peut pas tenir bien longtemps devant une étude poussée et un inventaire détaillé. Les Beatles, les Stones, les Doors, Led Zeppelin, Dylan, autant de mes héros de jeunesse que j'en vins à déboulonner le plus respectueusement possible avec l'idée qu'il faut se méfier des idoles, des modèles et des figures charismatiques. Zappa lui-même, malgré son irréfutable singularité, n'arrive pas à la cheville de ceux qu'il ne fit que singer toute sa vue durant, à savoir Stranvinski et Nancarrow.

Lire un dictionnaire ou une encyclopédie comme on lit une histoire ne nous renvoie pas à la réalité tangible, au toucher rugueux, à la sensation brûlante de l'air qui t'envahit les poumons pour la première fois à ta naissance. Cet acte de lecture, je le classe parmi les actes de résistance, ceux qui t'engagent à chercher au-delà de ce que tu connais, de ce que tu aimes, de ce que tu hais. Grâce à ce livre merveilleux, je suis passé d'un amour inconditionnel pour une certaine forme musicale que l'étiquette « rock » semblait à peu près définir à un amour immodéré pour la musique dans son ensemble, malgré d'évidentes et compréhensibles affinités pour certains « genres » ou artistes précis que je ne nommerai pas pour éviter de faire de la pub à Frank Zappa.

J'ai rédigé cette note dans une ambiance embarrassée. Je préparais le repas familial et je jetais des phrases sur un portable sur la table de la cuisine. Pourtant, je n'envisage pas de le reprendre, à moins de le refondre en une forme plus longue qui parlerait plus de musique que de lecture. Pour me faire pardonner cet aveu de patente fainéantise, je te propose la lecture du Lieu commun N°25, « Brûler ses idoles », dont le thème annoncé transparaît ça et là dans mon exposé du jour. Bonne soirée, bonne lecture.


Lieux communs XXV – Brûler ses idoles.


Et ce fut l'aboutissement de mon chambardement personnel, le présomptueux climax de mon auto-analyse. J'avais tout relu, tout revu, tout corrigé dans la mesure de mes moyens. Je m'étais retourné le derme, disséquant mes échecs, mes erreurs et l'essence de mes rares achèvements – je n'ose employer le terme de réussite. Mes organes, je les connais par cœur, j'en ai soupesé certains, collé des sparadraps sur d'autres, agrafé des points de suture sur des veines trop irriguées dont j'eusse détourné le flux si j'avais eu la moindre idée du comment s'y prendre sans dévoyer l'essentiel.

Les voix sous mon crâne n'ont pas diminué, mais le ton qu'elles emploient, leur vocabulaire, leurs tournures de phrase, les mille procédés rhétoriques dont elles parsèment chacune de leurs interventions, je les entends différemment. Les voix me soutiennent davantage, plus chaleureuses, des voix complices à la semonce constructive.

Et l'une d'elles, plus forte, plus présente, a prononcé cette sentence, sévère, définitive :

« La boucle n'est pas bouclée, il manque l'étape ultime, la conclusion idoine à cette remise en question dont tu te vantes sans état d'âme. Il faut brûler tes idoles, les déchirer, les briser, les rebrûler ensuite jusqu'à ce qu'il ne reste rien sinon des cendres grises. »

L'idée me révulse. L'autodafé de mes amours passées se situe dans un au-delà qui emprunte au fantasme autant qu'au masochisme. Je préfère m'écraser des mégots sur la peau, m'arracher les ongles avec les dents, me cisailler les bras avec un cutter.

Et la voix de reprendre, bientôt rejointe par ses semblables en un chœur sauvage jailli des profondeurs de mon enfer personnel :

« Brûle ce que tu aimes, abandonne tes référents, tes sentiers balisés. Tu dois partir de rien et ce rien pré-existait dans ta vie antérieure. Peu importent les noms, les habitudes prises au fil du temps, les réparties faciles et les mouvements réflexes. Oublie les schémas, les tracés à l'encre noire, les points à relier pour figurer un dessin. Change de grille d'accords, passe d'un rythme à l'autre, détruis tes instruments et construis-en de nouveaux. »

Et moi d'appeler au secours à la lumière d'un livre relu vingt fois, l'ouïe imprégnée de Zappa, de Gong et de Magma, de Hendrix et Soft Machine...

Et j'appelle à l'aide à l'heure où mes mains acceptent de subir la chorale de mes voix intérieures. Et ce ne sont plus ni murmures, ni chuchotements mais de pauvres soupirs vaincus lorsque mes doigts caressent la roulette du briquet.

La flamme attrape une vieille couverture. Je crois qu'il s'agit des Chroniques martiennes de Ray Bradbury, l'édition Denoël dans la collection Présence du futur. Probablement le troisième livre de science-fiction que mes yeux de gamin ont dévoré à l'aube de mes onze ans. Les deux premiers étaient des emprunts dans une bibliothèque quelconque.

Je regarde la flamme grandir pour s'emparer d'une édition espagnole de Fahrenheit 451, puis des œuvres complètes de George Orwell, dont l'édition de poche reliée tout cuir – les Penguin books, c'est quand même autre chose que nos J'ai Lu – des Collected Essays, Journalism and Letters, et je ne suis déjà plus que larmes ronflantes et sanglots. Chesterton et son père Brown flambent à leur tour, bientôt rejoints par Stevenson, Wilde et Conan Doyle. L'arrogance de Holmes n'est plus qu'un souvenir vivace et douloureux. Maurice Leblanc sacrifie son Lupin et Henry James y perd son tour d'écrou. Mark Twain, Melville et Hawthorne se jettent à corps perdu dans le grand feu, entraînant dans leur sillage les lourdes œuvres de Hugo, Zola, Balzac et Maupassant.

Je hurle dans ma tête et les voix me caressent la cervelle.

« Calme-toi », disent-elles, « calme-toi mais ne faiblis pas. Le plus dur est devant toi. »

Le feu se répand aux textes de Cavanna, aux bd de Reiser, de Ptiluc, de Franquin. Puis les Sud-Américains, annoncés par un Corto Maltese au sourire plein d'une morgue triste, s'avancent tranquillement, fatalistes et résignés. Garcia Marquez, Fuentes, Cortazar, Bioy Casares et Borges, nom de Dieu, Borges ! Je brûle des tigres aux yeux jaunes et des labyrinthes de papier, je brûle les plus belles pages jamais écrites, je brûle ma Bible personnelle et j'ai l'impression d'avoir avalé une tronçonneuse qui fonctionne à plein régime dans le jus de mes entrailles.

Je marque une pause. Une longue et pénible pause.

Je regarde mes disques, des Allman Brothers Band à ZZ Top, en passant par les Beatles, Coltrane, Miles Davis et Dylan. En passant par Jethro Tull et Led Zeppelin, et Zappa surtout, mon Zappa, que j'aime tant, que j'adore et bichonne, celui qui dépasse tout, qui contient tout, qui avale tout. Le seul dont je rachète les albums dès qu'une plage me semble rayée. L'alpha et l'oméga de la musique, l'équivalent sonore d'un De Vinci ou d'un Einstein.

Zappa, bordel.

Je le brûle comme les autres et je ne sens plus rien.

Dans mon encéphale ébranlé, quatre-cent cinquante-six voix se marrent dans un concert de glapissements.

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