11 – A la poursuite des Slans, A. E. Van Vogt
Un jour, un livre, l'image d'une jaquette pour te toucher les yeux, quelques lignes pour en causer parce que je ne vois pas l'intérêt de me contenter de l'image alors qu'il me suffit d'écrire et que j'en ai grand besoin. Aujourd'hui, toutefois, la note sera brève pour cause de fatigue et de début de somnolence.
Dommage, j'avais choisi mon bouquin du jour selon des critères qui m'auraient probablement poussé à produire toute une enfilade de pages. Au lieu de ça, je me contenterai d'une de ses oeuvrettes qui me marquèrent dans ma prime jeunesse, le classique de science-fiction d'A. E. Van Vogt, « A la poursuite des Slans. » Autant l'admettre en préambule, je n'en conserve qu'un souvenir incertain, quoique bienveillant. L'intrigue nous déplace dans un futur qui accepte l'existence de mutants, les Slans, qui représentent par conséquent, à la manière des X-Men de Marvel – dont la création fut évidemment postérieure au roman qui nous occupe – l'étape suivante de l'évolution humaine. Si les individus s'avèrent physiquement et mentalement supérieurs à l'homo sapiens sapiens, leur petit nombre les condamne à une traque incessante. Les Slans sont persécutés, enfermés et éventuellement torturés ; on les tue ou on leur fait subir de cruelles expériences et, dans ma tête de fils d'exilés chiliens, ce type de projections m'atteignait au plus profond.
Je ne me souviens plus de leurs pouvoirs. Mais je n'ai pas oublié que les Slans sont télépathes et qu'ils ont de petites cornes qui les assimilent aux démons, aux satyres, au Dieu Pan, ça dépend de tes références. Moi, ça me faisait penser à certains super-héros, dont je n'étais encore qu'un lecteur occasionnel. En tout cas, j'avoue que ça m'intriguait, ça ne ressemblait ni aux livres de Jack Williamson, ni à Bradbury. Mon père me signala plus tard qu'il s'agissait d'un livre tout ce qu'il y a de banal, de la SF de base, disait-il.
« Ah bon ? » J'étais un peu déçu. « Mais tu trouves ça pas bon, du coup ? »
Et le paternel de m'opposer son sourire de chat impassible en fuyant mon regard : « Tu rigoles ? C'est un chef-d'oeuvre. »
Il m'a fallu du temps pour comprendre en quoi il n'était pas interdit de penser ce livre comme un chef-d'oeuvre – opinion que je peine encore aujourd'hui à partager sans réserves mais que j'accepte volontiers. Je l'ai relu plus tard, autour de mes vingt-cinq, vingt-six ans, puis encore plus tard autour de trente-deux, trente-trois ans. Entretemps, j'avais épuisé les rayons de science-fiction de la bibliothèque paternelle, puis j'avais complété la mienne, puis je m'étais lassé du genre au profit de l'horreur, du polar, du réalisme magique cher à Borges et Cortazar, puis je m'étais perdu dans une enfilade de romans sans saveur mais non dénués d'intérêt, puisque toute lecture enseigne et amuse – jusqu'à un certain point.
Je te livre aujourd'hui mes conclusions en vrac, sans trop peser mes mots tant la fatigue me tenaille. Van Vogt fut considéré en son temps comme l'un des chefs de file de ce que l'on a appelé « l'âge d'or de la science-fiction ». Il y en eut d'autres, à mes yeux plus valables, Isaac Asimov, Robert Heinlein, Clifford D. Simak, Frank Herbert... Ils écrivaient dans des magazines aux titres évocateurs « Astounding Stories », « Amazing Stories », « Weird Tales », « Wonder Stories », etc, et multipliaient les productions qu'ils rédigeaient à la va-vite sans trop se soucier de style ou de cohésion narrative. Les premières nouvelles d'Asimov feraient mourir d'ennui un logiciel de traitement de texte. Van Vogt ne développa jamais son écriture avec la même ambition poétique qu'un Bradbury ou avec la concision technique d'un Arthur C. Clarke – qui a quand même bien tendance à me taper sur le système, soyons clair. Considéré comme un grand imaginatif, Van Vogt reste une sorte de tâcheron littéraire si l'on restreint son point de vue à une simple analyse linguistique de l'oeuvre. C'est toutefois omettre un aspect purement visuel, le comble pour un roman : Van Vogt nous propose une traque, une plongée dans l'envers du décor d'un futur inventé. On est loin des délires de Philip K. Dick dans « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques » (titre original de « Blade Runner », c'est quand même plus joli), ou de la richesse sémantique de Dan Simmons, plus proche de nous, mais le roman de Van Vogt fut rédigé à la lisière des années quarante et ça se sent.
Il y a l'effet polar, un côté noir et blanc qui se dégage, comme si l'on suivait les pas de Philip Marlowe dans les ruelles sombres où se réfugie le héros du livre, un jeune Slan que l'on imagine courir tout le long des pages. Recueilli par une ancienne actrice habituée des comptoirs et du lever de coude, il échange ses talents de voleur contre un semblant de protection. Sérieusement, c'est du roman noir, ça. Du roman noir avec un homme qui court. Et comme disait Truffaut parlant du cinéma d'Hitchcock, « il n'y a rien de plus beau qu'un homme qui court. »
Je ne sais pas vraiment s'il faut à tout prix se délester de quelques heures de son précieux temps pour lire « A la poursuite des Slans ». Je sais juste qu'il fit forte impression sur l'enfant que je fus et qu'il méritait sa place dans cette anthologie. Je te souhaite une bonne soirée et t'invite à te plonger gentiment dans l'un de mes vieux textes, conçu justement comme une sorte de parodie de Van Vogt et consorts. Bonne lecture et à demain.
Premier jour d’un nouvel âge d’or.
Au milieu des ruines, quatre tables, dressées avec fantaisie, les attendaient.
« Tout semble se dérouler exactement comme prévu », pensa le général Bamf.
Il ne fallut que quelques secondes à son œil clinique et froid de militaire surentraîné pour s’assurer de la bonne disposition des tables et du nombre de sièges requis. Il ne manquait rien.
Les quatre tables formaient un carré incongru au milieu des débris. Leurs pieds de métal noir reposaient à même le sol et semblaient se confondre avec la terre sale où se mêlaient encore cendres et rebuts. Le général nota avec satisfaction que chacune des tablées avait été préparée en fonction de la délégation qu’elle allait accueillir. Boissons et nourriture avaient été sélectionnées expressément dans le but de satisfaire chacune des quatre communautés représentées. L’on avait soumis, de même, le choix des objets décoratifs à l’approbation des divers ambassadeurs. À chacun sa cocarde, ses couleurs et ses traditions culinaires.
Intraitable, le général avait exigé que l'on présentât des fruits depuis longtemps disparus, comme le litchi, l’ananas, la banane ou la cerise, recréés artificiellement dans les mêmes laboratoires ultra-secrets où les rares animaux encore existants étaient, depuis le début des combats, clonés en quantités confidentielles afin d'alimenter les buffets « viandes et poissons » des maîtres de ce monde. Les alcools proposés provenaient de la même chaîne de production. Le général avait eu maintes occasions d’apprécier la saveur de quelques-uns de ces ersatz et n’y avait jamais rien trouvé à redire.
Le vent était tombé et la température ambiante plutôt agréable. Le cadre restait sinistre, mais pouvait-on légitimement s'en étonner ? Le monde entier venait de traverser vingt longues années de guerre totale. Nul n'effacerait jamais tant de souffrance. Les accords de paix seraient donc rédigés et signés dans une zone dévastée, encore imprégnée des violences et des horreurs qui avaient ravagé la planète.
La perspective d’un tel décor avait tout d’abord inquiété le général Bamf. Il en saisissait l’intérêt symbolique mais redoutait des réactions contradictoires, dues à certaines émotions susceptibles de ressurgir. Pour calmer à la fois ses inquiétudes et l’agressivité potentielle des quarante représentants, le général s’était arrangé pour inoculer à chaque parcelle de nourriture un soupçon d’Euphora, cette drogue de synthèse douce et apaisante que les magasines spécialisés décrivaient comme la nouvelle coqueluche des milieux branchés cyberpunk.
« On en avale un chouïa et on se sent relaxé et confiant, lui avait-on expliqué. Le monde devient beau et amical ». L’atmosphère serait simplement plus détendue et le ton bienveillant.
La rencontre s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. Sauf que la Présidente australozélandaise ne s’était pas encore présentée. Bamf l’avait entrevue, la semaine passée, pour finaliser des points de détail. D’une raideur presque cadavérique, la Présidente arborait sa panoplie la plus austère et un visage de marbre blanc. Cette femme était un robot. Comment pouvait-elle être en retard ?
Les quatre délégations s’approchèrent silencieusement de leur places respectives. Il n’y eut pas de cohue, de maladresse, pas un mot plus haut que l’autre.
En face de la table du général, les représentants de l’Empire eurochinois contemplaient tous, incrédules, les trois bouteilles de Saint-Emilion, cuvée 2012, qui trônaient insolemment entre les nems et la vodka.
À leur gauche, la délégation africaine s’extasiait sur des fruits que certains de ses membres n’avaient jamais vus qu’au cinéma. Mais l’abondance de fruits tropicaux, de falafels et de tajines n’empêchaient pas les plus avides – ou affamés – de lorgner sur les whiskys, cognacs, vins français et autres ouzos de la tablée eurochinoise. Le général Bamf entendit distinctement une voix chuchoter :
« Y en a toujours que pour les mêmes. »
Face à l’Afrique, la délégation australozélandaise attendait toujours sa Présidente. Un aborigène en tenue traditionnelle s’affairait à distribuer des Foster’s à ses compatriotes blancs, qui le moquaient. Les yeux fixés vers le sol, il semblait hermétique aux divers quolibets agrémentés de rires gras, visiblement convaincu que certaines choses ne changeraient jamais.
La délégation supraméricaine n’attendit même pas que les autres invités se soient assis pour entamer ses hamburgers, burritos et autres chilis. Ils mangeaient en parlant fort et lâchaient un rot tonitruant après chaque gorgée de soda. Le général, lui, ne mangeait pas. Installé à la droite du Président Smith-Ramirez, il observait les convives, distribuait ses sourires de fonctionnaire et rongeait péniblement son frein.
Jusqu’ici, seul le retard de la Présidente australozélandaise posait problème. Les autres représentants ne pouvaient entamer la moindre négociation en son absence et reportaient toute leur attention sur la boustifaille.
« Oui, mais quand ces messieurs-dames auront tout bu, tout mangé, elle aura intérêt à être là. Sinon, c’est cuit. »
Il frémit à l’idée qu’un tel échec replongerait sans doute le monde dans le chaos des deux décennies fraîchement écoulées. À cet instant, son vibromobile lui chatouilla le haut de la cuisse droite. Il tira rapidement l’appareil de sa poche revolver, répondit, murmura un « Bien ! » radieux, accentua son sourire. Un hélicar déposerait la Présidente australozélandaise à proximité du point de rencontre dans les cinq prochaines minutes.
Il n’en fallut que dix et la surprise fut de taille. Lorsque la Présidente se présenta enfin à ses interlocuteurs, chacun put se rendre compte qu’elle venait très vraisemblablement de se convertir à la Secte Universelle de l’Extrême Jouissance.
On ne pouvait certes pas se tromper. Selon les préceptes de la Secte, par ailleurs mondialement reconnue et acceptée par les représentants des plus vieilles religions, les disciples s’engagent à pratiquer une activité sexuelle constante dans le but d’atteindre un état extatique quasi permanent. Le plaisir le plus intense s’accapare ainsi de l’esprit des adeptes et lui ôte par voie de conséquence toute velléité belliqueuse. C’est pourquoi cette femme, jadis glaciale et fermée, arrivait aujourd’hui sur un trône de cuir rose, les jambes nues sous une jupe inconséquente et la poitrine au vent, un étrange instrument phallique en perpétuel mouvement entre ses cuisses d’ex-vieille fille.
« Je suis prête à tout… entendre », articula-t-elle entre deux gémissements.
Silence dans l’assistance. Désarroi de Bamf.
Ce fut le Premier Consul africain, un énorme Noir au crâne lisse et luisant, qui entama la discussion. Par réaction, peut-être, à l’attitude très franchement lascive de la dernière arrivée, il orienta d’emblée les débats vers des considérations purement techniques.
Le général salua intérieurement cette initiative mais n’en remarqua pas moins les incessants coups d’œil que certains esprits échauffés adressaient à la table australozélandaise, où les corps commençaient à se mélanger.
« J’avoue, » bredouilla l’Empereur chinois, qui menait la délégation eurochinoise, « que je suis quelque peu… gêné par… ces ébats. »
La Présidente australozélandaise, désormais entièrement nue, changeait de partenaire et de position comme d’autres se resservaient à boire : sans cesse et avec délectation. Elle n’en participait pas moins aux débats.
« Rejoignez-moi, suggéra-t-elle amoureusement. Rejoignez-moi. »
Et là, sous leurs yeux, elle eut une envolée. Le général s’étonna qu’on pût faire preuve d’autant de lyrisme en étant si occupé par ailleurs, mais fut forcé d’admettre que la Présidente suivait une tactique toute personnelle. Si les autres représentants cédaient à ses avances, ils se retrouveraient tous embrigadés d’office dans la Secte.
Et l’autre qui pérorait :
« Si vous me cédez, vous serez, vous aussi, soumis aux dogmes de l’Extrême Jouissance… »
Le général songeait que les dogmes, quels qu’ils fussent, seraient probablement ravis de mettre la main sur les quatre territoires qui composent la planète Terre. Le général songeait beaucoup mais n’osait rien. À la différence de son homologue eurochinois, une espèce de bellâtre italo-slovaque qui venait de se jeter dans les jupes – c'est une image, bien sûr, vu qu'elle n'avait pas plus d'étoffe sur elle que Bamf ne disposait d'un plan B – de la Présidente, la bouche grande ouverte.
« Nos corps à tous ne seront plus qu’un et nos querelles n’auront plus lieu d’être. Nous serons unis dans le plaisir et pour le plaisir. »
Plus d’ennemi(s), plus de haine, plus de frontières. Avec, en prime, la perspective alléchante de faire l’amour sur les restes d’un festin divinement arrosé. Perspicace, le général Bamf lut sur chaque visage présent que l’idée avait fait son chemin.
Déjà, des cravates se dénouaient, des jupes se relevaient, des mains s’insinuaient ça et là. Il comprit qu’il avait définitivement perdu le contrôle de la situation. Il s’aperçut également qu’il avait faim et soif.
Ce fut là la fin de toute guerre et le début d’un nouvel âge d’or.
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