13 – Nineteen Eighty-Four : A Novel / 1984, George Orwell
Un livre par jour, la couverture jetée en pâture sur un menu déroulant, un texte qui te semblera trop long mais peu importe, j'écris pour me poser un instant et recentrer ma pensée. Une brise intime dans le vacarme incessant de ce quotidien trop brut qui m'assomme de plus en plus. Je ne nomine personne en particulier mais je t'invite à publier des couvertures de livres, à me donner du grain à moudre et à me convaincre de lire autre chose que des articles de presse qui me ruinent le moral et me démontent les méninges.
Le livre d'aujourd'hui, si tu suis mes publications ne serait-ce que de loin en loin, peut-être le sentais-tu venir et je suppose que, d'un point de vue éditorial, l'évoquer si tôt dans mon planning de bouquins à commenter revient, pour le hardeur gagnant sa pitance, à cracher son geyser en début de tournage.
La première fois que j'ai lu « 1984 » de George Orwell, j'étais en visite au Chili, un Chili verrouillé par la dictature de Pinochet. Ce ne sont que des mots pour nous mais le temps qui avance à notre insu nous rapproche inexorablement de cette réalité alors pour beaucoup intangible, abstraite, conceptuelle. Qu'on se souvienne de l'adaptation métaphorique du roman, « Brazil », de Terry Gilliam : un monde angoissant, absurde, délirant dans la démesure de ses hyperboles et de son dysfonctionnement. La réalité d'une dictature – que l'on tolère ou non de lui accoler l'épithète « totalitaire », et pour le cas du Chili, je suis le premier à dire que le mot ne convient pas – nous a grossièrement effleurés, nous autres, occidentaux, nés des Trente Glorieuses ou de la dépression en dents de scie qui n'a pas manqué de suivre (et de s'accentuer, et oui, je parle très explicitement du monde contemporain et de ce que nous vivons). Nous n'avons pas vécu l'occupation nazie, nous n'avons pas été obligés de choisir entre le maquis, la clandestinité, l'exil, l'acceptation douloureuse et terrifiée, la tentation plus ou moins affirmée d'une collaboration passive, ou active, ou ce tu veux, je ne te jugerai pas dans la mesure où tu n'y étais pas, tu n'as rien fait, mais je te connais un peu en tant qu'être humain issu des masses et rien de ce que nous apprennent Hannah Arendt, l'expérience de Milgram ou encore les théories de Wilhelm Reich ne te placent à l'abri de tout soupçon.
Non, nous n'avons pas vécu la disette et le marché noir, les dénonciations, les trahisons, ni même la perspective de prendre les armes et de monter au front, la boule au ventre à défaut d'une fleur au fusil, formule idéologiquement astucieuse et politiquement séduisante que les historiens s'accordent aujourd'hui à relativiser en ce qui concerne les fameux départs insouciants et enthousiastes au tout début de la guerre de 14. Nous n'avons pas essuyé le sang au coin des lèvres d'un compagnon mortellement blessé avant de recharger un flingue pour affronter un troufion aussi terrifié que nous. Nous n'avons pas essuyé les tirs ennemis sous une pluie de grenades qui arrachait les membres de la plupart des soldats alentours, tombés les uns après les autres dans la progression lente et sournoise d'une compagnie décimée. Nous n'avons pas perdu un enfant sous les bombes. Notre conjoint n'a pas été torturé dans une cellule glauque avant de subir les derniers outrages au nom de la République, de la liberté ou de la mère patrie.
Nous sommes allés chercher ces souvenirs chez nos aînés, puis nous les avons passés à la moulinette de la culture pop, ou de la culture tout court. La saga Star Wars ne nous permet-elle pas de nous projeter sans danger dans un monde totalitaire où s'affrontent le bien et le mal, où les rebelles entrent en résistance pour défendre la république, où les stormtroopers, dont les costumes uniformisés les rendent à la fois inhumains et interchangeables, n'ont ni visage, ni réelle identité ? D'un autre côté, nous avons « Shoah », « La liste de Schindler », « Au nom de tous les miens », « La vie est belle », et pourquoi pas, « Le rapport de Brodeck »... Nous avons cherché à comprendre et à nous approprier le passé de nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents, et malgré la beauté de certaines tentatives, aucun de nous ne peut nier que nous sommes nombreux à avoir échappé au nazisme, à la guerre et aux conséquences de l'un comme de l'autre.
Il me paraît toutefois abusif de nous décrire tous comme des enfants privilégiés, totalement soumis à la satisfaction hédoniste d'un refus de frustration induit par l'éducation hyper coulante de nos parents surprotecteurs. J'utilise ces mots-clichés à dessein, je gage que tu t'en doutes. Il s'agit d'un discours que l'on nous assène dès l'éveil de nos consciences politiques. On l'entend dans la bouche de nos figures paternelles, les vieux sages que l'on croise à telle ou telle occasion, dans un bar ou une fête, ou je ne sais quel événement où il faut toujours qu'il débarque, l'original de service qui dit qu'on a pas eu à se battre, que tout nous est toujours tombé tout cuit dans la bouche, qu'on a le droit de vote, les femmes l'égalité, même les homosexuels ont le droit de se marier et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Bien sûr, mon exemple stigmatise des individus quelque peu stéréotypés qu'ils nous arrivé à tous de rencontrer. Mais soyons honnêtes deux secondes, ce discours, on l'a tous plus ou moins tenu une fois de temps à autre, dans les grandes lignes à défaut des grandes largeurs tant il semble insupportable à la nature humaine d'observer un congénère se plaindre sans lui rentrer dans le lard en lui intimant par conséquent l'ordre sous-jacent de se laisser pousser des couilles et de réagir comme un homme. Soyons d'autant plus honnêtes que ce discours transparaît de façon plus ou moins explicite dans les médias traditionnels, sur les plateaux-télé, dans certaines vidéos YouTube qui se voudraient si différentes et originales dans leurs discours, dans le sous-texte sociétal et psychologique d'un nombre incalculable de séries, de films ou autres supports culturels.
C'est oublier que nous avons vécu le chômage et les inégalités, le racisme, la chute du pouvoir d'achat. Nombre d'entre nous commencent à connaître les joies de la famine. Super, ça va nous permettre de rétorquer aux vétérans que nous aussi, on y a droit à notre moment de souffrance collective. C'est également oublier qu'une minorité relativement importante (et en nombre croissant depuis plusieurs décennies) n'a pas attendu la crise du Covid pour éprouver les affres de la faim, de la misère et de l'expropriation. C'est oublier enfin que notre démocratie parlementaire s'est vidée de son sens et qu'elle ne représente plus depuis longtemps les intérêts du peuple – si elle les a jamais représentés un jour – que l'on réprime le droit de grève et le droit de manifester en public avec une violence grandissante depuis dix ans (avec un pic de progression assez hallucinant qui débute avec l'élection de Macron, ne nous lassons jamais de le rappeler), que le code du travail subit les assauts répétés d'un gouvernement qui ne montre aucun scrupule à gouverner par ordonnances ou à coup de 49-3...
A chacun son époque, dirons-nous. La souffrance du passé n'efface en rien celle du présent et comparer deux trames temporelles ne devrait avoir pour objectif que d'améliorer le présent dans la perspective d'un avenir plus beau et plus juste. Et c'est pourquoi je considère de la plus haute importance que de lire et de relire « 1984 » de George Orwell.
D'aucuns prétendront que je l'ai lu trop tôt. Foutaises. Il n'est jamais trop tôt pour lire un bon livre. Je ne l'ai pas compris comme je le comprends maintenant mais du haut de mes neuf ans, j'en ai tiré une sensation puissante d'immersion dans un monde que je pouvais relier directement à la réalité à travers le récit de mes parents exilés. Mon séjour au Chili me marqua durablement à cause du contraste saisissant qu'offrait la bonne humeur permanente de la famille de ma mère, restée au pays (contraste d'autant plus vif que nous effectuions ces voyages pendant la période des festivités de Noël et du nouvel an, période pour le moins propice au sourire, au partage et aux réunion familiales, surtout que, dois-je le rappeler, décembre et janvier, au Chili, c'est les vacances d'été!), et l'atmosphère parfois étouffante qui régnait dans les lieux publics, dans les rues après le couvre-feu. Je me souviens d'avoir observé avec une grande curiosité d'enfant innocent tous les agents de police et tous les militaires qui venaient à pénétrer dans mon champ de vision. C'était fréquent, encore plus que chez nous en France dans les gares SNCF depuis le déclenchement du plan Vigipirate en 1995 (eh oui, on s'habitue à tout, et ce n'est pas George Orwell qui me contredira).
Les policiers et les militaires chiliens, pour moi, c'était du pareil au même : des uniformes si différents des nôtres qu'ils ressemblaient à des costumes de théâtre. Leurs visages de Chiliens me les rendaient sympathiques et agréables, avec ce côté un peu lisse et joufflu d'une peau par ailleurs un peu mate. Je leur trouvais des correspondances avec le physique de ma mère et de certains de nos amis latinos, les cheveux longs et les barbes en moins. Leurs revolvers, leurs matraques, leurs mitraillettes et leurs ceintures de munitions m'impressionnaient sans pour autant m'effrayer. J'étais habitué aux flics espagnols et à leurs tenues de commandos, à leurs armes plus apparentes que ce que j'avais pu voir en France. Mais les Chiliens me semblaient sortis d'une série de Stephen J. Cannell. Je m'attendais à voir débarquer George Peppard, un cigare sardonique au bout des lèvres, ou Dirk Benedict, ou encore William Katt dans son costume rouge. En gros, ça faisait faux.
Tu sais ce que c'est, pourtant, toi aussi t'as été môme. Tu observes et tu ranges tout dans des tiroirs où ça se mélange, et tu oublies des trucs, et ça te saute à la gueule des années plus tard, sous une forme ou une autre. Dans ces tiroirs, il y a aussi le souvenir des militaires qui empêchent ma mère de passer la douane à l'aéroport de Santiago, qui l'envoient à Buenos Aires chercher un papier tamponné par une autorité obscure dans une pièce mal éclairée au fond d'un couloir perdu dans un immeuble gris. A l'heure où les dictatures sud-américaines se sont mis d'accord pour signer des pactes secrets et lancer ce qu'on a appelé « l'opération condor », en gros une traque organisée à travers le monde pour assassiner les dissidents. Mon père avait écrit et publié un livre révélant les enjeux et les rouages du coup d'état de 1973. Son nom et celui de ma mère étaient inscrits sur une liste noire – et je rappelle que sous une dictature, quand on fait des listes, ce n'est pour le plaisir d'un simple recensement.
Ma mère revint de son périple argentin dans les quarante-huit heures qui suivirent. Je crois qu'elle subit là la plus profonde terreur de son existence et qu'elle fut marquée à vie. Ce n'est que conjecture de ma part et elle confirmera ou non. Mais d'autres histoires s'incrustèrent dans le creux de mes tympans. Ma mère l'ouvrit de temps en temps, ma tante, mon père, certains amis. Et le livre d'Orwell, encore une fois, cimentait ses souvenirs dans une espèce de roman intérieur qui s'écrivait tout seul, en continu. Il devint le jalon de mes autres lectures, des émissions d'information qu'il m'arrivait de zieuter.
Je suppose qu'il faut quand même que j'entre dans le vif du sujet.
La première lecture du roman, je l'effectuai en espagnol et il s'agit du même volume que tu vois sur la photo en accompagnement de ce texte. Ma mère me l'acheta à Santiago durant notre second voyage – durant l'hiver 1983-1984, évidemment – et je le lus un peu plus tard. Je relus le même volume plusieurs fois avant même d'atteindre l'adolescence. Quelque chose me dérangeait et m'intriguait à la fois.
Autant te prévenir tout de suite, je m'apprête à te gâcher ton plaisir de lecture dans le cas où tu ne l'aurais pas déjà lu. En effet, évoquer ce livre me semble une urgence mais je ne peux pas faire autrement que de révéler certains détails, à mes yeux fondamentaux, pour bien comprendre le machin.
En premier lieu, il est important de rappeler le titre original de « 1984 » : George Orwell l'avait intitulé comme suit : « Nineteen Eighty-Four : A Novel », dont la traduction littérale serait : « Mille neuf cent quatre-vingt-quatre : un roman ».
(Je précise que je l'ai également lu et relu en français et en anglais, que je me suis fadé d'un mémoire sur le sujet durant mes études de langue et que je le consulte de temps en temps, sur un coup de tête, comme on irait piocher des bribes de poésie pour une bouffée d'air frais.)
Pourquoi George Orwell choisit-il d'écrire le titre en toutes lettres ? Pourquoi précise-t-il également dans le titre qu'il s'agit d'un roman et non, par exemple, d'un essai politique ?
Concernant la première question, je ne pourrai m'en dépatouiller qu'en donnant quelques clefs concernant le décor en toile de fond. L'histoire se déroule en Angleterre en l'an 1984 après la Révolution. Quelle révolution ? Celle qui porta au pouvoir le Parti, lequel libéra les hommes et le peuple, parti dont l'émanation la plus humaine est un homme que l'on voit partout mais que l'on ne voit jamais, Big Brother, le Grand Frère qui veille sur nous. Big Brother jouit d'un culte de la personnalité qui s'inspire de celui qui sévit à la même période dans l'Union soviétique de Staline, l'Allemagne nazie de Hitler, l'Italie fasciste de Mussolini. Le peuple est embrigadé et surveillé en permanence par la Police de la Pensée et par le Télécran, sorte de préfiguration de la télévision que l'on est contraint de garder allumé et de regarder avec attention. A noter que le Télécran semble aussi annoncer l'Internet puisqu'il nous surveille autant qu'il laisse à voir. Les personnes présentes à l'écran vous voient et peuvent éventuellement vous interpeller. J'y vois personnellement une allégorie de Pascal Praud mais c'est parce que j'ai l'esprit mal tourné.
De façon générale, l'information est contrôlée par le Parti, et plus précisément par le Ministère de l'Information, ou plutôt de la désinformation. Chaque information, chaque nouvelle, chaque article, brève ou dépêche est susceptible d'être ré-écrite de A à Z, voire totalement effacée. Les personnes incarcérées peuvent également disparaître intégralement, supprimées de la mémoire de la presse ou des institutions, et par conséquent de la mémoire collective qui a pris le pas sur celle des individus. Ce lien entre l'information et les personnes, entre le signe et le corps, la chose écrite et l'individu, Orwell y tient tout particulièrement. Un mot n'a aucun sens interne, inhérent à lui-même. L'essence d'un terme ne dépend pas des lettres qui le composent. Il est le fruit d'une histoire et réagit à un contexte syntaxique, sémantique, culturel, historique, social et politique. Orwell tient à ce que l'on ne dépouille pas la langue anglaise – et à travers elle n'importe quelle autre langue – de sa profondeur et de sa sémantique. Les mots ont du sens, les lettres ont du sens, les phrases ont du sens. C'est pourquoi le titre original de « 1984 » est rédigé en toutes lettres : il s'agit d'un mot et non d'une date. Ainsi, dès l'annonce du titre, le bon vieux George nous signifie très clairement que le roman que nous nous apprêtons à lire traite du sens des mots et de l'importance qu'il convient de leur accorder. De même, la mention « A Novel » qui vient compléter l'intitulé du roman se comprend comme un commentaire ironique à prendre avec des pincettes. Dans l'esprit de George Orwell, le roman cache à la fois un essai politique, un essai linguistique et un réel message d'espoir.
Le héros du livre, Winston Smith, doit son prénom à Winston Churchill, qu'Orwell n'admirait pas particulièrement mais dont il recycle ici la popularité afin de brouiller les pistes dans la tête de ses lecteurs contemporains. Smith est un nom propre extrêmement répandu et vient donc renforcer l'idée que le protagoniste du livre est un être rigoureusement banal. La question que l'on peut se poser, c'est pourquoi nous raconte-t-on l'histoire de ce type rigoureusement banal ?
Ma théorie est que Winston Smith fut le dernier dissident politique à avoir été assassiné par le Parti de Big Brother, le dernier avant qu'une nouvelle révolution ne vienne enfin à bout du régime. Et là, si tu permets, je vais boucler la boucle annoncée un peu plus haut, lorsque j'écrivais que la lecture de ce roman alors que j'étais enfant me dérangeait et m'intriguait tout à la fois.
En effet, à la première lecture, « 1984 » semble indiquer que le héros meurt, trahi par la femme qu'il aime tant, la femme qui lui a appris à la fois l'amour, le sexe et le sens de la liberté, et que le régime de Big Brother est parti pour durer. J'avoue que, gamin, j'avais du mal à finir le livre sans éprouver une sorte de sentiment d'injustice qui dépassait largement le cadre strictement narratif de l'histoire. En d'autres termes, je ne pouvais pas m'empêcher de penser que George Orwell était vraiment un énorme enfoiré de faire subir ça à ses personnages principaux.
C'était sans compter sur l'annexe ajouté par George Orwell juste après le récit romanesque. L'histoire de Winston Smith s'achève sur une mort violente et discrète, avec en toile de fond des bruits de combats et d'explosions, des clameurs que l'on pourrait interpréter comme des réactions de panique devant un bombardement – j'ai oublié de préciser que le pays se trouve dans un état de guerre perpétuelle, ce qui permet au Parti d'imposer un état d'urgence drastique et un rationnement que personne n'ose remettre en question, ça vous rappelle quelque chose ?
L'annexe ajouté par Orwell est la clef qui permet de comprendre l'ensemble du livre. Si vous passez outre, vous courez le risque de penser qu'il n'y a pas d'espoir et que tous les Big Brother du monde sont voués à nous écraser la tronche jusqu'à la fin des temps. L'annexe se présente comme une étude académique sur la novlangue (newspeak en anglais), la langue officielle imposée par le Parti. Les principes de la novlangue sont les suivants : réduire le nombre de mots pour réduire la possibilité de pensée. Qui contrôle le langage, contrôle le discours, et par là même, la pensée. Réduire le champ d'expressions possibles des nuances, supprimer les adjectifs, les adverbes. Supprimer les temps passés et futurs, seul existe le présent. Couper les mots, réduire les mots, les transformer en briques susceptibles d'être réutilisées pour fabriquer d'autres mots. Modifier et altérer leur valeur grammaticale. Un nom est un verbe et un verbe est un nom. Le sens des mots est alors contraint de se restreindre à une déclaration d'adhésion aux valeurs du pouvoir. Pour te donner un exemple d'application contemporaine, le terme « plan social » est un chose creuse et inoffensive, que l'on pourrait même aller jusqu'à juger positivement à la faveur d'un contresens puisqu'il comporte l'adjectif « social », sauf que « plan social » est en réalité synonyme de « licenciement », « perte d'emploi », « chômage ».
Les principes de la novlangue tels que décrits dans l'annexe préfigurent ce que Thierry Hazan a appelé la « LQR », la Lingua de la Quinta Republica, ou « langue de la Ve République », à savoir une espèce de jargon technocrato-journalistique développé par les techniciens qui se succèdent au pouvoir depuis les années soixante, les principaux commentateurs des médias qui relayent leur discours et le grand public lui-même, qui, contaminé par des formules toutes faites revenant sans arrêt, ne peut s'empêcher de les reprendre à son compte et ne les questionne dès lors plus du tout. Une caissière devient une hôtesse de caisse, une femme de ménage devient technicienne de surface ou agent d'entretien... Notez l'appauvrissement du langage : l'agent d'entretien est un concept qui englobe le balayeur, la femme (ou l'homme) de ménage, le laveur de vitres, etc. De même, le « personnel soignant », dont le terme principal (« personnel ») nous rappelle constamment qu'il est « aux ordres », qu'il est « employé », englobe les médecins, les infirmiers et infirmières, les aides-soignants et aides-soignantes, les techniciens et techniciennes radio, les dentistes, etc. Avec le simple terme de « personnel soignant », on nous inculque l'idée que ces gens-là sont interchangeables, qu'ils sont tous des employés et n'ont donc vraisemblablement pas voix au chapitre. Nous sommes entrée dans l'ère de la perte de sens la plus totale et de la manipulation du langage et de la pensée.
Au-delà de ces exemples contemporains, Orwell se base sur ce qu'il a pu glaner de son vivant dans les systèmes totalitaires nazi ou soviétique, mais aussi dans la propagande d'Etat mise en place par la Grande-Bretagne durant la deuxième guerre mondiale. Orwell lui-même, blessé lors de la guerre d'Espagne – putain, sans déconner, ce mec, c'était quelqu'un – fut réformé et ne put donc participer aux combats contre l'Allemagne nazie comme il l'avait souhaité au départ. Il intégra alors les services de propagande de la BBC et mit tout son talent d'homme de lettres et de journaliste engagé dans l'effort de guerre. En d'autres termes, Orwell n'est pas le visionnaire que l'on dit. Il se contente d'observer brillamment le monde qui l'entoure et de comprendre que ce monde a changé. Son roman est le résultat de ses observations tout autant qu'un plaidoyer pour une vigilance accrue.
Et j'en reviens à la clef contenue dans l'annexe. Cet annexe est rédigé en anglais et non en newspeak. Sa traduction est en français et non en novlangue. Dans le monde de Big Brother, un tel annexe n'aurait aucun sens. Or, la toute première phrase commence par ces mots : « Newspeak was the official language of Oceania and had been devised to meet the ideological needs of Ingsoc, or English Socialism. »
Je te préviens, je ne vais pas traduire. Je ne suis plus prof d'anglais et ça ne m'amuse plus. En revanche, observe bien le deuxième mot, « was ». Il s'agit du verbe être (to be) au prétérit. Le prétérit est un temps du passé considéré comme un équivalent du passé simple et de l'imparfait selon les linguistes – je simplifie un peu mais c'est l'idée – temps avec lesquels il partage l'idée de rupture avec le passé. En effet, le prétérit indique que l'action décrite (ici l'idée que la novlangue était la langue officielle d'Oceania) est une action totalement indépendante du présent d'énonciation. Pour reprendre l'essentiel des cours que j'ai pu donner concernant le prétérit, ce temps est utilisé pour « décrire un passé fini, daté, sans incidence sur le présent ».
Je m'explique : le texte est rédigé à une époque donnée (qui n'est pas indiquée dans l'oeuvre d'Orwell mais dont le choix du prétérit indique, sans le moindre doute, qu'elle se situe APRES les événements relatés dans la partie romanesque du livre) par un auteur anonyme qui évoque un passé fictif comme s'il s'agissait d'une réalité. Cela signifie que le contenu de l'annexe est rédigé, non par l'auteur du livre, George Orwell, mais par un narrateur intradiégétique, qui appartient donc à l'univers fictif de « 1984 ». C'est une différence énorme qui nous signale ouvertement que ce narrateur fictif a survécu au régime de Big Brother puisqu'il commet une étude approfondie sur la langue officielle du dit régime dans un anglais impeccable, certes technique mais nullement abscons et grammaticalement rétif aux principes de la novlangue. L'annexe ajouté par Orwell est donc une continuation indirecte de l'histoire qui vient mettre un point final aux interrogations du lecteur : le régime de Big Brother est tombé et le peuple s'est libéré.
On en revient alors au choix du titre. Nous savons maintenant pourquoi Orwell tient à l'écrire en toutes lettres. Mais pourquoi une date ? Parce qu'il en fallait une. Le prétérit décrit un passé « daté » et j'insiste sur ce point : le prétérit exige une date et Orwell accorde une importance capitale à la grammaire et au sens des mots. Cette date est donc la date de la fin du régime de Big Brother, la date de la mort de Winston Smith, probablement le dernier dissident assassiné par la Police de la pensée.
Maintenant que tu connais la fin, tu peux lire le livre en te disant que l'on peut survivre à n'importe quel cauchemar et te concentrer sur l'essentiel : en quoi « 1984 » ressemble à l'année 2020.
Je vais te laisser maintenant. J'ai conscience d'avoir beaucoup écrit et d'avoir déroulé mes pensées sans suivre de plan particulier. Je te prie de m'excuser si je me suis montré confus à l'occasion. Je reviendrai sur ce texte un jour ou l'autre. Peut-être pour l'allonger considérablement, au moins pour lui imposer davantage de rigueur et un cadre plus soigneux. Avant de te quitter toutefois, j'aimerais rendre un dernier hommage à George Orwell, un écrivain singulier, semblable à nul autre, dont l'existence entière fut vouée à décortiquer le monde et à trier les informations contradictoires. Son ambition d'écrivain se résuma à créer l'histoire ultime qui parviendrait à allier dans le même corpus – et par là-même dans le même récit romanesque, puisque George Orwell se rêvait plus volontiers romancier qu'essayiste – l'écriture littéraire soignée et talentueuse d'un conteur d'histoires et l'écriture politique d'un auteur engagé. Si « La ferme des animaux » offrait un premier essai honorable mais qui souffrait de son apparente appartenance à la littérature pour enfants, « 1984 » en fut l'achèvement parfait et unique : un roman d'anticipation, une dystopie, une vision de l'avenir, un message d'espoir et de révolte, un plaidoyer pour la défense de la langue et de l'histoire, une critique de toute forme de totalitarisme, un traité de linguistique... « 1984 » est à mes yeux le livre parmi les livres pour tout lecteur ayant vécu au vingtième siècle et s'apprêtant à mourir au vingt-et-unième siècle.
Passe une bonne soirée.
Annotations
Versions