14 – Running Man, Stephen King
Un livre par jour, une photo de la couv' pour séduire ton regard, un texte pour accompagner, ou plutôt un prétexte pour ma gueule, ma plume et mon nombril. Il est bon de s'y tenir, à cette parenthèse un peu creuse, tournée vers l'intérieur. Je m'y autorise digressions et d'anecdotes, opinions et conjectures. Au fond, je m'essaye à l'essai en feignant l'auto-analyse.
Le bouquin du jour raconte une histoire qui pourrait se dérouler dans une société cousine de celle décrite par George Orwell dans « 1984 ». Il s'agit d'un petit bijou de littérature « pulp » un peu grand-guignolesque dans son exploitation du gore et du sanguinolent, j'ai nommé « Running Man » de Stephen King.
Il fallait bien que j'y vienne à un moment ou un autre, à Stephen King, et de fait, son nom apparaîtra plus d'une fois dans cette improbable anthologie personnelle. En effet, Stephen King m'a marqué. C'est un euphémisme, une litote, une exagération oiseuse dans l'atténuation. J'aime des tas et des tas d'auteurs. La plupart de mes livres préférés ont été rédigés par d'autres mais Stephen King reste sans conteste l'auteur que je préfère lire et relire, parfois sans interruption. J'ai relu au moins une fois chacune de ses œuvres et il en a publié plus de soixante-dix. J'ai relu la moitié d'entre elles plus de deux fois, et le quart plus de quatre fois, et quelques uns de mes livres fétiches piochés parmi sa production à peu près sept ou huit fois. Je suis un fan qui a la dent dure mais je suis un fan quand même.
Je n'entrerai pas dans une critique détaillée de son style narratif, de sa propension à remplir des pages et des pages de détails et d'anecdotes dont il arrive que l'on se lasse relativement vite. Je n'évoquerai pas non plus certaines de ses recettes évidentes, ou ses facilités d'écriture pour employer une expression plus globale. En revanche, je te fais une promesse. Il y aura d'autres livres du maître dans les jours, voire les semaines qui arrivent. Je serai naturellement amené à me pencher sur ces questions. Par conséquent, j'affirme que rien ne presse et que je vais continuer à suivre l'un de ses précieux conseils d'écriture : lorsque tu rédiges ton premier jet, laisse aller ta plume. La version Stephen King du « stream of consciousness » cher à Virginia Woolf, ajouterai-je par goût de la provocation. Stephen King lui-même se définit comme une machine à reproduire des histoires, se vantant parfois d'être l'équivalent du Big Mac appliqué à l'écriture. Une façon comme un autre d'ignorer la critique. Nombreux ceux qui ne voient chez lui que l'aspect mercantile : des histoires à frémir, aisément adaptables à l'écran, des intrigues qui se vendent et qui vendent du papier, le tout porté par les clichés de l'horreur et des personnages stéréotypés.
Bah, j'avais dit que je n'emprunterais pas cette voie aujourd'hui. Qu'il me suffise de dire que Stephen King reste à la fois l'écrivain le plus sous-estimé par la profession (mais aussi par la majorité des hommes de lettres ne se commettant pas dans la fiction), et l'auteur le plus surévalué par ses fans. La vérité – s'il en est une – se situe sans doute quelque part entre les deux et mon avis en la matière importe peu.
« Running Man » est le premier roman que j'ai pu lire de Stephen King. Je venais d'achever une de ses longues nouvelles, « Brume », qui m'avait tenu éveillé toute la nuit. Ma première nuit blanche de lecteur intoxiqué, je la dois donc à un autre livre du même bonhomme. Alors que je rangeai le volume dans la bibliothèque de mon père (c'était l'été de mes quatorze ou quinze ans, je ne sais plus trop, en tout cas, lors de mes vacances habituelles dans la maison du pater) et que mes paupières luttaient pour maintenir mes yeux ouverts, je cherchai frénétiquement sur les étagères un autre corpus du même King. Il n'y avait rien d'autre. Pas possible, me disais-je. Je ne pouvais pas imaginer que mon père se fût contenté d'un seul échantillon de cette littérature.
Je sortis les livres les uns après les autres, Wells, Blackwood, Bradbury, Lovecraft, Derleth, Bloch, le tout ne respectant qu'une vague division par genres... Et là, en fin de file, entre deux romans d'espionnage de Robert Ludlum, « El fugitivo », la traduction espagnole de « Running Man ».
J'avais dû passer devant sans le voir. Une histoire de fugitif coincée entre deux Ludlum, ça risquait pas de me sauter aux yeux. J'ai pris le machin, je l'ai ouvert et j'ai commencé à le lire debout devant la bibliothèque.
Au bout de quelques pages, je me suis installé sur l'un des canapés du sous-sol et j'ai pratiquement achevé le récit avant qu'il ne finisse par m'achever moi, aux alentours de midi.
« Running Man » raconte l'histoire d'un homme décrit par le narrateur de façon ambivalente. On a affaire à un petit malin, quelqu'un qui s'est construit tout seul et qui vient de la rue. Il n'est pas moins considéré comme un être qui sort de l'ordinaire, cultivé, à la fois observateur et astucieux. Contrairement au Winston Smith de George Orwell, Ben Richards présente par conséquent des caractéristiques héroïques qui l'assimilent sans trop d'effort aux premiers rôles, forts en gueule et en muscles, au front volontaire et à la mâchoire carrée. Critique sociale ou non, on nous amène dans un monde horrible pour nous relater avant tout une histoire, voire une aventure, avec ses péripéties, ses coups de théâtre, ses personnages plus ou moins attendus, ses traîtres, ses Némésis, bref, on se retrouve en plein dans une série B jouissive foutrement bien torchée.
Que dire de plus ?
Si. Ca peut avoir son importance. Aux dires de son auteur, « Running Man » fut rédigé de manière frénétique, en un week-end. Stephen King n'a jamais varié son récit d'un iota et, lorsque l'on connaît son rythme de travail, on ne peut que le croire sur parole. 260 pages rédigées en un week-end, si tu ne t'arrêtes que pour pisser, ouais, pourquoi pas. Certains créateurs ont cette capacité-là. Et il ne s'agit bien sûr que de la première version, le brouillon d'origine.
Toujours est-il que le manuscrit fut composé dans un sentiment d'urgence et on le sent à la lecture. Chaque titre de chapitre est un nombre décroissant par rapport au précédent. Nous intégrons d'emblée une histoire dont l'issue fatale se rapproche inexorablement au rythme d'un compte à rebours imposé. Impossible de lâcher ce truc en cours de route.
Le héros accepte de risquer sa vie pour participer à des jeux télévisés rappelant les jeux du cirque de l'empire romain. Stephen King imagine donc les principes de la télé-réalité vingt ans à l'avance et choisit d'emblée d'en accentuer le caractère orwellien : ces jeux, retransmis dans tout l'état aux heures de grande écoute, mettent en scène la torture et la mort, et celui auquel Ben Richards a accepté de participer se résume à une simple chasse à l'homme à travers les Etats-Unis. Les chasseurs sont payés par la chaîne de télévision et suivent les ordres d'un ancien flic aux allures militaires. Le public est encouragé à participer activement. Le moindre renseignement te vaut une récompense. Bientôt, tout le pays se met à chercher Ben Richards, que la télé présente par ailleurs comme un dangereux délinquant au faciès retouché par la magie des images.
Là encore, les références à « 1984 » abondent. C'est comme si George Orwell s'était lâché et avait décidé de me titiller les glandes avec de l'action, du sang et une bonne dose de colère froide. En effet, Ben Richards représente les parias, les prolos, les sans-dents, autant d'étiquettes que Stephen King reprit à son compte à l'époque où, résidant dans une pauvre caravane avec sa femme et ses deux premiers enfants, il écrivait comme un forcené pour échapper à l'écrasante réalité de son portefeuille exsangue et de son absence d'avenir.
Une course-poursuite en pleine dystopie, Hitchcock rencontre Orwell, le tout exhalant l'odeur de viscères éclatées ? Si j'étais à ta place, lisant ce texte rédigé à la va-vite par un écrivaillon du dimanche que personne ne connaîtra jamais, je me précipiterais dans la première librairie pour le dévorer sans délai.
Et d'ailleurs, je m'en vais de ce pas le relire.
Passe une bonne soirée et probablement à demain.
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