16 – Obras completas / Oeuvres complètes, Jorges Luis Borges
Un jour, un livre, la couverture en étendard et un texte pour illustrer, quand je m'y tiens, quand j'ai le temps, quand j'ai envie. Une excuse pour saigner du nombril à travers l'encre virtuelle d'une plume encore rouillée et moins alerte que par le passé, un moment que je m'alloue sans heurter rien ni personne.
Je ne nomine personne en particulier mais je t'incite, toi qui me lis par hasard ou de façon plus assidue, à évoquer des livres dans tes posts, à écrire également sans l'espoir d'être lu, pour toi et pour ta pomme, pour le plaisir de gratter le cœur de toute chose qui gémit au fond de toi.
Le livre d'aujourd'hui, comme tu viens de le découvrir sur les photos ci-après, comporte trois lourds volumes de cinq cents pages et recense les œuvres complètes de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges. Autant lâcher le morceau de suite, il est mon alpha et mon oméga, mon Dieu vivant, ou plutôt mon Dieu mort qui a vécu et qui continue de vivre à travers son œuvre éternelle, mon personnage d'hommes de lettres préféré, mon mentor de papier, mon modèle à suivre et à pourfendre. Pas seulement parce que je le tiens de mon père – sinon ce serait vrai d'une bonne vingtaine d'autres auteurs – mais aussi parce que Borges demeure à mes yeux la passerelle absolue.
Et je te fais grâce de la question rhétorique moisie au sujet du mot « passerelle » parce que tu te doutes probablement qu'il est pour moi synonyme de connexion ultime entre différentes cultures et traditions littéraires. L'emploi du terme me permet également de jeter une allusion d'initié au rôle de Louis Armstrong dans la propagation d'une musique noire encore peu populaire, ainsi qu'à celui d'Eric Dolphy, qui passait du latin jazz au free sans prendre le temps d'une pause. De même, et de façon plus absolue encore, Borges se situe au carrefour entre la culture populaire – à travers son goût pour la littérature de genre, par exemple le roman policier de type « whodunnit », le conte moral, la nouvelle fantastique, voire horrifique, le roman historique, etc – et la culture que l'on qualifiera au choix d'élitiste ou d'érudite (je préfère le second terme dans la mesure où je ne vois rien d'élitiste dans le fait d'engranger de la culture dans les tiroirs de sa mémoire). Je ne m'appesantirai sur aucun de ces deux aspects de l'oeuvre de Borges, un homme suffisamment arrogant pour considérer ses écrits comme mineurs quant à leur place dans l'histoire du patrimoine culturel de l'espèce humaine, et tout de même assez humble pour n'avoir jamais osé rédiger un simple roman, exercice pour lequel il se sentait limité et incompétent.
La première fois que j'ai essayé de lire Borges, je répondais évidemment à l'invite de mon pater, qui venait de me glisser dans les mains « Le rapport de Brodie ». Je m'y suis plongé en m'imaginant retrouver le plaisir d'un texte lovecraftien, quelque chose d'un peu pompeux, rédigé selon un style à la fois précieux et daté, mais flattant chez le lecteur une imagination un peu perverse – il en faut, je pense, de la perversité pour accepter l'irrationnel tout en exigeant du crédible et du vraisemblable, c'est-à-dire ce que l'on nomme habituellement « réalisme ». J'ai entamé la lecture avec enthousiasme et courage, puis j'ai peiné, j'ai lutté, j'ai capitulé. Borges m'a vaincu en moins de quarante pages. J'ai rendu le livre à son propriétaire en lui expliquant que je n'avais pas réussi à « rentrer dedans », selon l'expression consacrée. Il m'a répondu que ça ne faisait rien, je n'étais pas prêt, ça viendrait un jour et il a attendu.
Je sais que ce que je te raconte paraît exagéré, romancé, reconstruit. Je suppose que j'embellis légèrement mes souvenirs et que je superpose une sorte de trame cohérente à quelque chose d'anarchique et hasardeux. La vie, quoi. Possible, mais c'est méconnaître les rouages de certains esprits particulièrement cérébraux, particulièrement brillants, et un rien tordus dans leur façon d'envisager les événements, les êtres et l'influence forcément réciproque des premiers sur les seconds. Mon père aimait se bercer de l'illusion qu'il envisageait chaque aspect de sa vie à la lumière de la rationalité et de la planification. Il se leurrait, bien sûr, on ne peut pas tout prévoir, tout contrôler, tout anticiper. Le fait est qu'il considérait sa relation avec son fils aîné selon des règles connues de lui seul et se plaisait à appliquer à chacune de nos interactions des principes de causalité semblables à ceux que met en branle un écrivain lorsqu'il raconte une histoire, qu'il dessine ses personnages, leur inflige diverses épreuves, leur impose une évolution parfois douloureuse. Mon père a cru façonner mon esprit de façon volontaire et consciencieuse alors qu'il jouait au savant fou de façon empirique sans jamais prendre le temps de vérifier les conséquences de certaines décisions. Je ne dis pas qu'infliger Borges à une jeune âme encore imprégnée d'Asimov ou de Blyton cause des dommages irréparables. Mais il convient parfois d'attendre le moment idéal pour autoriser la jeunesse à apprécier certaines œuvres, parfois difficiles, parfois carrément hermétiques, et leur éviter ainsi le risque de les considérer ensuite d'un œil dédaigneux et circonspect. Ou, si tu préfères, ne leur impose rien qui soit susceptible de les dégoûter.
Là-dessus, je dois dire que mon père eut le nez creux. Fantasque, manipulateur, intellectuel détaché des contingences, ma foi oui, oui, et encore mille fois oui ! Mais s'il savait une seule chose à mon sujet, c'est que je ne pouvais pas le considérer autrement que comme un héros. Un héros parfois lamentable, plus proche de l'antihéros malmené par l'existence, soumis à ses appétits humains les plus détestables – à mes yeux d'adolescent intransigeant en tout cas – mais un héros quand même. Quelqu'un dont l'opinion comptait plus que n'importe quelle autre.
Alors il y est allé pas à pas, le bougre. Quelques jours après que je lui ai rendu piteusement le «Rapport de Brodie », il a lancé je ne sais comment une discussion sur l'art du conte et de la nouvelle. Il savait que j'écrivais, il avait lu certains de mes textes, inspirés alors par Bradbury, King, Poe, Lovecraft, et il savait comment parler aux deux parts de mon être, le poète abstrait et le terrien buté qui refuse d'oublier qu'il foule le sol et qu'il ne saura jamais voler.
Soyons clair – et ne m'en voulez pas si j'y reviens, il est somme toute ce qui motive ce texte – quand on parle de techniques d'écriture de formes courtes, Borges demeure le maître absolu. Sa culture en la matière condense tout ce qui fut rédigé avant son heure. L'homme traduisit Wells, Kafka, Chesterton et j'en passe. Il rédigea également toutes sortes d'essais sur toutes sortes de sujets, avec la sagacité des touche à tout de génie, et ce même cerveau s'appliqua à construire des intrigues par jeu littéraire plutôt que par ambition. Il en résulte un style unique, un ton à la fois distant et apaisant, le ton de Franz Kafka s'il s'asseyait à un feu de camp pour te raconter des horreurs en badinant à moitié. Et au-delà du ton, du style, du choix des mots, une machine infernale capable de te mener en bateau.
Alors oui, mon père évoquait les trames de l'Argentin et je rêvais d'écrire quelque chose d'aussi méchamment beau et tordu. Il me parlait des tigres, qui fascinaient tant Borges, des miroirs et des labyrinthes, de correspondances secrètes entre les millions de livres écrits depuis que l'homme sait écrire, de Jorge, le bibliothécaire aveugle du « Nom de la Rose », à qui Borges donne à la fois son prénom, son handicap et son amour des livres. Alors à la fin de l'été, je ne tins plus et je me jetai sur « Fictions » que je lus trois fois de suite pour être sûr de bien comprendre – je m'aperçus en terminant ma troisième lecture qu'il me manquait quelque chose pour en appréhender les trames. Un semblant de culture, peut-être, une façon d'entrevoir le monde et les failles de celui-ci. Je comprends aujourd'hui que je manquais avant tout de patience. Certaines œuvres tardent plusieurs années, voire des décennies à se révéler. Depuis ces premiers contacts avides et maladroits, j'ai relu de nombreuses fois l'intégralité des œuvres du maître. J'ai complété ces lectures répétées avec diverses études et biographies, des recueils d'interviews, des dialogues, des traductions différentes – le lire en français fut pour moi une expérience stupéfiante – et surtout les livres qu'il évoque dans ses écrits : le Quichotte, la « Divine comédie », beaucoup de G. K. Chesterton, des écrits critiques sur le bouddhisme, la Bible – Borges considérait l'idée de Dieu comme une magnifique hypothèse littéraire et le bouddhisme comme la plus belle des religions pour la simple raison qu'elle n'imposait aucune divinité et acceptait l'idée d'autres croyances parallèles – et nombre d'ouvrages hispano-américains que je n'aurais jamais osé affronter sans son aval préalable.
Borges fut et reste pour moi le point de rencontre entre Homère et Lovecraft, et c'est un immense raccourci que je te dresse là. Il est des beautés fatales, des qualités mémorables, des savoirs essentiels non parce qu'ils sont indispensables mais parce qu'ils touchent à l'essence de la réalité de notre intolérable existence. Il est des objets que je qualifierais de « primordiaux », ils sont la base de tout. L'idée de musique, le récit de l'Iliade et de l'Odyssée, la pyramide de Khéops et la Muraille de Chine, le principe de la graine, portée par le vent, qui fertilise la terre et se transforme en fleur, en plante, en arbre, en fruit, le chant basiquement articulé par un néophyte qui ne souhaite qu'une chose, participer à la mélodie du monde. Le monde est en endroit sordide où il fait bon vivre, c'est une de mes phrases, celle dont je suis le plus fier. La vie est une horreur absolue parce que toute chose a une fin et que rien n'a de sens sinon celui que tu vas chercher tout seul, ou avec les armes que la vie t'a données. En ce qui me concerne, à l'inventaire que je viens de t'infliger laborieusement, je me dois d'ajouter Borges. Le monde est en endroit magique et merveilleux parce que Borges l'a foulé, s'est complu à écrire et m'a permis, à moi comme à tant d'autres, de supposer qu'il existe d'autres envers, d'autres endroits, d'autres espaces et d'autres temporalités qu'il suffit d'aller chercher à l'intérieur de nos êtres imparfaits.
Je conclurai ce texte trop court et mal écrit par des recommandations de lecture. Commence par « Fictions », lis la préface. Borges est également le maître incontesté de l'exercice de la préface. On aime à entendre sa voix dans le creux de notre oreille interne, la voix d'un vieux monsieur qui détient les clefs d'un mystère dont nous ignorions jusqu'à l'existence. Dans « Fictions », lis « Pierre Ménard », « Les ruines circulaires », « La loterie à Babylone » et « La bibliothèque de Babel ». N'hésite pas à couper à la fin de chaque nouvelle. Lis ensuite « Funès ou la mémoire », « Le miracle secret » et « Trois versions de Judas ». Si ces lectures t'enchantent, laisse reposer et reprends tout depuis le début.
Passe ensuite au « Livre de sable » puis à « La mémoire de Shakespeare », notamment la nouvelle « Les tigres bleus ».
Je ne peux pas mieux faire. Je te souhaite d'aimer Borges parce qu'il est un monde à part et une tournure d'esprit qui ne te lâchera jamais. Il y a chez lui plus d'humour que chez n'importe quel comique – mais il s'agit d'un humour désespérément froid, réduit à sa plus simple fonction, celle de la distanciation et du détachement.
Bonne soirée à toi. Ravi de te retrouver.
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