17 – Un bonheur insoutenable, Ira Levin

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Un jour, un livre, la photo de la jaquette de ce qui me tombe sous la main ou que je glane au gré du net lorsque mon exemplaire a fondu, par usure ou parce qu'il faut prêter, donner, faire tourner. Je ne nomine personne en particulier parce que chacun fait ce qu'il veut, mais je t'invite à lire et à relire, à en parler autour de toi, parce qu'on ne parle pas assez de lecture et bien trop du reste.


Aujourd'hui, un livre que je considère mineur dans mon anthologie de cœur mais qui siéra sans doute à tes goûts de lecteur amateur de sordide et de dystopies. « Un bonheur insoutenable » d'Ira Levin, situe ses personnages dans un monde érigé au point de rencontre entre celui dessiné par George Orwell dans « 1984 » et « le meilleur des mondes » d'Aldous Huxley. Tout est dans le titre, me direz-vous : « un bonheur insoutenable », ou l'oxymore dans toute sa splendeur. Le titre anglais se détache du double sens induit par la figure de style pour verser davantage dans l'ironie : « This perfect day », ce « jour parfait » qui semble durer toute une vie, une vie de jouissance, débarrassée d'ennuis, puisque tous les hommes se ressemblent et parlent la même seule et unique langue sur une planète unifiée sous l'influence ostensiblement bienveillante d'une sorte d'ordinateur central qui n'est pas sans rappeler la voix douce de Hal dans le film « 2001 ».


Le roman d'Ira Levin date de 1970 – il n'y a pas de quoi s'étonner. Nous sommes entrés dans la décennie de la contestation blasée, celle qui ne croit bientôt plus aux rêves qui s'effondrent avec la fin des sixties. On se méfie autant des excès du capitalisme que des mensonges du communisme d'Etat. Les totalitarismes effraient tout autant qu'ils fascinent, mais il s'agit d'une fascination esthétique, plus proche du désir narquois de tenter le diable, comme un Jim Morrison qui se suspendrait au quatrième étage après absorption d'une flasque de bourbon pour marcher dans la vallée de la mort sans trop se soucier d'y croiser des cadavres ou des idoles flétries. Ira Levin nous propose la vision édulcorée d'un résultat possible, l'aboutissement vraisemblable d'une série d'expérimentations politiques, économiques et sociales théorisées depuis la fin du XIXe siècle. L'intelligence du romancier réside dans son refus de nommer ces expérimentations et de les rattacher ainsi à une ou plusieurs idéologies précises. L'uniformité de l'esprit humain tel qu'il semble fantasmé par la machine – le super-ordinateur géant – nous rappelle à la fois le mythe de l'homme nouveau cher à Guevara et les masses prolétaires telles que décrites par le marxisme-léninisme. On retrouve l'idée d'un bonheur indéfectible et béat susceptible de plaire à n'importe quel maoïste convaincu. Mais le cauchemar du nazisme et du fascisme italien auraient pu déboucher sur ces mêmes étranges malentendus : une fois purifiée de ses scories et autres excroissances malsaines, la race humaine se composerait forcément d'individus similaires, pour ne pas dire identiques et interchangeables. Je crois que ce qui s'imprima dans mon esprit, à la lecture de ce roman somme toute assez quelconque lorsqu'on le compare à ses modèles, fut avant tout l'intime conviction que les grandes idéologies politiques du XXe siècle avaient définitivement perdu tout leur sens.


Ne nous leurrons pas toutefois. La lutte des classes existe bel et bien, la grille de lecture qu'offre Marx reste valide sur bien des points, et les grands chantiers économiques oscilleront encore longtemps entre Keynes et Friedman. Seulement voilà, l'idée primant sur la réalité, le concept qui veut forger le réel et plier la trame du monde à ses désirs secrets, tout ça, c'est du fumeux, du terreau pour les fabricants de systèmes et les marchands d'aliénation. J'en reste persuadé aujourd'hui et je le savais avant de lire Ira Levin. Il n'en enfonçait pas moins le clou sur le cercueil des Ismus, les suffixes en -isme qui s'accolent au moindre substantif pour l'ériger en échelle de valeurs à imposer durablement, péniblement et brutalement.


Pour en revenir au roman, si ira Levin refuse de politiser son discours (ce qui, reconnaissons-le, donne davantage de force à la fable, à défaut de renforcer la charge satirique), il n'en révèle pas moins la source de ses inspirations en décrivant les moyens de soumission utilisés par le super-ordi. Ainsi, les membres de la Famille – c'est ainsi que se nomme l'humanité dans le roman, une preuve de plus que le fascisme reste ici une cible privilégiée – vivent dans un état de docilité induit par la consommation de diverses substances qui ne sont pas sans rappeler les drogues ingérées dans le « Meilleur des mondes ». Les années soixante ne sont pas loin. La reproduction est également contrôlée et planifiée. Les êtres humains ne portent plus de nom mais une sorte de code alphanumérique et seuls de rares individus semblent manifester un sentiment de révolte. Ils fourniront évidemment le ciment héroïque des protagonistes dont j'ai oublié chaque détail et tu m'en vois navré.


Je veux être clair : ceci n'est pas le meilleur des romans d'anticipation qui soit. Je t'évoquerai « Fondation » dans un prochain texte et tu pourras mesurer la différence. En terme de roman dystopique, nul besoin de citer les pères fondateurs que sont Orwell et Huxley pour enfoncer celui-ci : « La servante écarlate » fait preuve de bien plus de subtilité dans la psychologie des personnages, et la solidité conceptuelle de la société décrite par Margaret Atwood écrase largement l'imagination un rien laborieuse d'Ira Levin.


Le truc, c'est que cet enfoiré sait écrire. Je ne veux pas que tu imagines qu'il est le chaînon manquant entre Marcel Proust et Bukowski, ou entre Céline et Boris Vian. Non, Ira Levin est à la littérature de genre, et plus précisément au genre versatile et insaisissable qu'est le best-seller, ce que Ron Howard est au cinéma d'action américain : un excellent faiseur. D'autant qu'Ira levin est également connu des studios hollywoodiens. Il est l'auteur de « Rosemary's baby », qu'on ne présente plus et dont je ne voulais pas parler parce que le roman m'a beaucoup moins marqué que le film. Il a également écrit « Les femmes de Stepford », dont l'adaptation n'a laissé chez moi qu'un vague sentiment de lassitude embarrassée malgré la prestation plutôt acceptable de Nicole Kidman. « La couronne de cuivre », excellent polar que je recommande aux fanatiques de Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler, est devenu « Baiser mortel », un film noir peu mémorable avec Robert Wagner. Ira Levin a également écrit des pièces à succès que le public américain a porté aux nues et qui nous sont passées sous le nez, pauvres Français que nous sommes. Difficile de juger l'auteur dans son ensemble tant son œuvre semble morcelée et disparate, mais je ne vois pas pourquoi il faudrait absolument le juger. « Un bonheur insoutenable » reste à mes yeux son meilleur livre et une parfaite introduction à son travail de romancier à succès. Tu passeras un bon moment, c'est du tout cuit, du qui se lit avec un sourire constipé sur un siège de gare ou aux toilettes quand t'as fini ton Gaston. Puis tu l'oublieras vite en passant à autre chose. La littérature n'existe pas seulement pour de grandes et belles et raisons. Elle se contente parfois de meubler les étagères dans l'antichambre de la mort.


Je te souhaite une bonne soirée et des pensées moins sombres que les miennes.

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