18 – Locke & Key, Joe Hill et Gabriel Rodriguez

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Un jour, un livre, ha ! Tu l'auras compris, j'imagine, s'il t'arrive de te plonger dans ces écritures imparfaites que j'aime à lâcher de loin en loin, il n'y a plus de défi, plus de cadence à tenir. La pression que je m'imposais pour délimiter un cadre d'écriture tout en me ménageant ces temps de repos moral et psychologique propices à la rédaction, cette pression hélas, je peine à l'exercer sans frémir face à la quantité écrasante d'obligations auxquelles m'astreignent le quotidien, le travail, un minimum d'exercice physique et un certain nombre de tâches artistiques qu'il serait dommage de reléguer aux oubliettes. A l'heure où j'écris ces lignes, je dois dé-rusher des heures d'enregistrements de toutes sortes, enregistrer des lignes d'harmonica, mixer des morceaux en attente, ajouter du texte sur certaines musiques, des musiques sous certains textes, corriger les épreuves de mon roman à tiroirs, poursuivre l'analyse / commentaire des textes d'un ami proche... Difficile, dans ces circonstances, de concentrer ma pensée sur un travail personnel qui ne sert fondamentalement qu'à une chose : m'apporter le réconfort singulier que j'éprouve après avoir écrit. Désormais, je fais comme je peux quand j'en ai le temps et l'envie pressante, sachant que je dispose de la seconde bien plus que du premier, et j'espère ainsi me montrer à la hauteur de mes propres attentes. Rien de plus déplorable que de se rendre compte, après avoir posé le point final, que les deux heures consacrées à une telle futilité ne débouchent que sur un salmigondis de clichés et de phrases mal construites.


Sur ce, j'aimerais te parler aujourd'hui d'une série de bandes-dessinées dont tu as peut-être vu passer le titre dans un programme-télé – à moins que tu ne sois, comme moi, féru de comic-books : « Locke & Key », scénarisé par Joe Hill et dessiné par Gabriel Rodriguez.


Je passe rapidement sur les dessins. J'ai maintes fois débattu de la qualité d'un dessin avec des amis et nous en sommes toujours arrivés à la conclusion que les goûts du lecteur se situent à des milliers d'années lumière d'une qualité objective que l'on pourrait appeler « le beau dessin ». Un lecteur enthousiaste te dira toujours que le dessin est excellent si la BD lui a plu. D'autres se contenteront d'un compliment purement descriptif et évoqueront « un trait réaliste », ou un « style personnel », ou peu importe, quelques mots laudatifs dépourvus d'hyperbole mais sous lesquels on ne manquera pas de relever une forme d'admiration naturelle pour la part de magie que sous-entend la capacité à dessiner de façon plus ou moins réussie, surtout lorsque l'on est, comme moi, un piètre dessinateur.


Ceci étant posé, les dessins de Gabriel Rodriguez s'inscrivent dans la lignée de la bande-dessinée américaine de base : ils sont le fruit d'une collaboration au sein d'un studio qui dépend d'une maison d'édition. Le dessinateur maîtrise rarement les couleurs, qui sont ajoutées en fin de processus par un coloriste usant des logiciels appropriés, et l'encreur lui-même est souvent une tierce personne. Ce n'est pas le cas ici, pourtant, puisque Rodriguez à encré lui-même ses crayonnés, lui conférant ainsi une maîtrise supérieure sur le rendu final. A noter également que, contrairement à d'autres séries américaines, il s'agit du même dessinateur tout le long, conférant à l'ensemble une unité graphique pour le moins appréciable. Hill et Rodriguez ont manifestement travaillé en vase clos – impression renforcée par les épigraphes du dernier volume de l'édition en œuvres complètes – et le résultat obtenu ressemble à s'y tromper à une œuvre ultra-personnelle dans un monde éditorial qui, sauf exceptions notables (citons en quelques unes pour le plaisir : les travaux de Frank Miller, Alan Moore, Mark Millar, « Preacher » de Garth Ennis et Steve Dillon, ou encore « Transmetropolitan » de Warren Ellis et Darrick Robertson), s'obstine, depuis l'apparition de Superman dans les pages d'Action Comics en juin 1938, à dépersonnaliser le travail de ses équipes créatives de façon à créer un produit commercialisable interchangeable plutôt qu'une œuvre d'art comparable à un roman de Chuck Palahniuk ou d'Emile Zola, à savoir une expression artistique autorisant l'immersion et, par ce biais, un décalage sensible avec la réalité. « Locke & Key » est une œuvre à part et tout y participe dignement, les dessins comme les textes, mais qu'on ne me reproche pas d'avoir oublié de te prévenir : ce sont des dessins de comics, avec les défauts et les qualités du genre, à toi de décider si tu te laisses porter ou non.


Le synopsis de la série se résume en quelques phrases : la famille Locke, récemment éprouvée par l'assassinat du père par un jeune psychopathe, déménage dans le village fictif de Lovecraft, où Rendell Locke, le défunt, possédait une ancienne bâtisse nommée Keyhouse. Dans cette immense mansion inspirée des descriptions de Nathaniel Hawthorne dans « La maison aux sept pignons » – dont je recommande la lecture à ceux qui pensent qu'Edgar Poe a inventé la littérature fantastique américaine – et bien sûr de celles de Howard Philip Lovecraft dans la plupart de ces textes, les enfants Locke (un ado de dix-sept ans, sa frangine plus jeune d'un an et un enfant d'environ dix ans) découvrent de nombreuses clefs magiques, forgées par leurs ancêtres, qui leur confèrent d'étranges pouvoirs. Leur antagoniste est un démon qui connaît le secret des clefs et qui jouit notamment de celle qui permet de changer de sexe, donc d'apparence. Bien entendu, le démon en question joue un double-jeu, espionne, intrigue, manipule à tout va, et tout ce petit monde doit également affronter la perspective de s'installer dans une ville nouvelle tout en gérant le deuil et l'absence d'un père dont l'ombre ne cesse de se rappeler à eux à travers l'histoire d'un passé qui se révèle par petites touches au hasard des diverses péripéties. Quoi d'autre ? Eh bien, la maman picole, le meilleur ami du plus jeune est un enfant trisomique qui vit dans son monde d'enfant fasciné par ses figurines GI-Joe et ne s'exprime donc qu'à travers un vocabulaire militaire d'opérette, les amis de la jeune fille s'avèrent hauts en couleur et extrêmement distrayants, et ma foi, il se passe des tas de trucs annexes qui viennent surtout confirmer l'idée que Joe Hill sait raconter des histoires, comme son papa, Stephen King.


Eh oui, Joe Hill est le fils de Stephen King et dévorer la série à la lumière de cette information lorsqu'on est fan du maître, ajoute à l'histoire une dimension fascinante. Joe Hill est lui-même membre d'une fratrie de trois et il suffit de lire « Anatomie de l'horreur » et « Mémoires d'un métier » (sans parler de certaines de ces préfaces et postfaces) pour comprendre de quel père absent Joe Hill nous parle réellement. Le père est lui-même la porte d'entrée vers un monde de magie et d'imagination, mais ses enfants, s'ils idolâtrent son souvenir, en viennent toutefois à lui reprocher sa disparition. On imagine sans mal le jeune Joe et ses frangins, Naomi et Owen, arpenter sans cesse la demeure familiale de Stephen King à la recherche des traces du père, enfermé à double tour dans son bureau et sempiternellement occupé à rédiger un roman. Le comics est d'ailleurs dédié à Tabitha King, la mère, que Joe Hill remercie pour lui avoir « ouvert les portes de la littérature ». Et vlan, prends ça dans les dents, papa !


Le choix de ce comics aujourd'hui, je le dois à la série Netflix du même nom, que je viens de m'enfiler dans la semaine qui vient de s'écouler, mais il va de soi que si j'intègre cette série de comics à ma petite anthologie personnelle, c'est aussi et surtout parce que la lecture de ces pages m'a transporté – et plusieurs fois, tu le sais, puisque j'aime à relire ! Au-delà d'une intrigue alambiquée et de personnages attachants, « Locke & Key » évoque Lovecraft à tout bout de champ. Et Stephen King, évidemment, et Evil Dead 2 (on aperçoit la version Sam Rami du Necronomicon au détour d'une case), et bien d'autres références. Je me suis rarement senti aussi connecté à une série en bandes-dessinées et elle méritait donc sa place ici.


Je serais toi, je la lirais. Mais si j'étais moi, eh bien, il faudrait que j'attende un peu, je l'ai finie hier.


Bonne soirée et à une prochaine.

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