19 – El Nombre de la Rosa / Le Nom de la Rose, Umberto Eco
Souviens-toi. Lors du premier confinement fleurissaient sur Facebook – et peut-être sur d'autres réseaux sociaux – des photos de livres à raison d'une par jour, sans légende ni explication. Il convenait de nominer un ami parmi ses contacts pour nourrir la chaîne. J'entamai de moi-même une variante personnelle de l'exercice en ajoutant à chacun de mes posts un commentaire plus ou moins long, selon le temps, l'inspiration et l'envie. J'y reviens aujourd'hui sans autres règles que celles-ci : j'écris ce que je veux au rythme qui me va le mieux, à savoir un livre par semaine au minimum, et ne nomine personne en particulier.
Ceci est un exercice d'écriture comme un autre, histoire de me mettre en jambes, de relancer la machine à écrire et de rétablir ce filtre pour moi essentiel qui consiste à confronter le réel en gardant à la fois « l'angoisse et les yeux ouverts », pour reprendre les mots de François Cavanna dans Coups de sang, et une forme de tendre détachement sans laquelle il n'est pas de réflexion possible.
Je veux aujourd'hui évoquer « Le Nom de la Rose », d'Umberto Eco. Je gage que ce choix ne surprendra personne dans la mesure où les instances qui nous dirigent ont très clairement défini les livres comme des « produits non-essentiels » selon une logique qui semble se préciser : nous autres, humains, ne sommes pas des êtres pensant et ressentant mais des robots aptes uniquement à travailler et à consommer. L'économie prime sur le bien-être, les chiffres supplantent les mots, l'argent écrase l'esprit. Il s'agit là, sans doute, d'une résumé schématique et parcellaire, et il y aurait davantage à dire. Je n'en ferai rien, toutefois, dans la mesure où je n'apporterai rien de significatif au débat.
« Le Nom de la Rose » a ceci de particulier que la majorité des gens qui en connaissent l'histoire et les principaux protagonistes se sont arrêtés au film de Jean-Jacques Annaud – que je recommande pour de multiples raisons, y compris la prestation inspirée de ce mysogine notoire que fut Sean Connery – sans jamais songer à entrouvrir le roman-fleuve dont il est adapté. L'intrigue se résume comme suit : en 1327, un moine franciscain nommé Guillaume de Baskerville, ancien inquisiteur dont on comprend à la lecture du livre (dans le film également) qu'il cherche à expier un lourd passé à travers ses vœux, se rend dans une abbaye bénédictine pour tenter de résoudre une série de meurtres impliquant un livre mystérieux. Guillaume est accompagné d'Adso de Melk, son novice et secrétaire, qui nous raconte l'histoire à la première personne – à travers une voix off dans le film, bien sûr – et dont une certaine innocence qui confine parfois à la naïveté permet à Umberto Eco de glisser moult explications dans la bouche de son maître. Un procédé narratif emprunté à Arthur Conan Doyle, avec Guillaume de Baskerville dans le rôle de Sherlock Holmes et Adso de Melk dans celui du docteur Watson. A ce stade, le roman d'Umberto Eco semble cocher toutes les cases de ce qu'on appelle le roman policier médiéval.
L'enquête de Guillaume et de son apprenti se déroule dans un contexte historique pour le moins houleux. Le monde chrétien apparaît en effet divisé dans une lutte de pouvoir entre le pape Jean XXII et l'Empereur Louis IV du Saint-Empire (Louis de Bavière). S'affrontent également deux visions théologiques : d'un côté, les partisans du pape, qui considèrent l'Eglise comme toute-puissante et légitime dans sa revendication des richesses dont elles privent le petit peuple, et dont l'assise dépend de la crainte qu'elle inspire volontiers aux manants à travers sa lithurgie sacrée – la messe est en latin et les nombreux rituels exigent une initiation visant à encadrer les membres de l'Eglise dans une caste privilégiée néanmoins soumise aux dogmes – et surtout à travers l'Inquisition, son bras armé, dont l'obscurantisme et les méthodes barbares suffisent à faire taire le plus téméraire des opposants. D'autre part, les protégés de Louis IV, essentiellement des Franciscains – un ordre religieux qui se distingue notamment par son vœu de pauvreté, jugé plus respectueux de la parole du Christ – estiment que leur mission en tant qu'hommes de Dieu consiste à soulager les peines du peuple. Comme l'attestent certains discours tenus par d'éminents Franciscains dans le livre (et le film) – Ubertin de Casale en tête – leur ouverture d'esprit reste relative au regard de nos critères contemporains, ce qui revient à recentrer le débat d'un point de vue strictement social : l'Eglise est-elle vouée à une mission sociale, comme le souhaitent les Franciscains, ou bien constitue-t-elle avant tout un verrou intrinsèque au maintien du système médiéval ?
A noter que le livre nous introduit – de façon plus poussée et plus profonde que sa version cinématographique – à l'histoire des mouvements hérétiques qui abondent autour des XIe et XIIe siècles, mouvements en réaction desquels furent créés l'ordre bénédictin (en 1215) et l'Inquisition (au début du XIIIe siècle). La notion d'hérésie apparaît d'autant plus complexe qu'elle se définit d'abord comme une simple opposition au discours officiel de l'Eglise, ce qui revient à fourrer tout le monde dans le même sac. Or, Umberto Eco le montre bien : des hérétiques, il y en a eu de toutes sortes. D'inoffensifs illuminés, des fous furieux, des barbares, des idéalistes, des regroupements communautaires (je pense notamment aux Cathares), voire, pour une majorité, de simples croyants qui entendaient pratiquer leur foi différemment.
Deux personnages du « Nom de la Rose » se révèlent d'anciens hérétiques : Remigio de Varagine et son assistant polyglotte, Salvatore, lesquels, du fait de leur appartenance passée au mouvement dolcinien, se voient accusés de sorcellerie et par conséquent jugés coupables des crimes perpétrés dans l'abbaye. Les Dolciniens, pourtant, n'avaient d'hérétique que leur comportement outrancier dans leur rapport au sexe, puisqu'ils professaient (et pratiquaient volontiers) l'amour en groupe, sans distinction de sexe – de même que la zoophilie – au nom du Christ, dont ils estimaient appliquer la parole de la façon la plus stricte : amour pour tous les êtres vivants, égalitarisme et partage des biens communs, rejet des richesses, etc. Violemment persécutés, les Dolciniens se défendirent tout aussi violemment : pillages, meurtres, etc. La routine au Moyen-Âge, serait-on tenté d'avancer, à ceci près que l'idéologie justifiant leur lutte impliquait l'abandon du système féodal.
Il faut noter que le personnage même de Guillaume de Baskerville entretient un rapport étroit avec la notion d'hérésie. Son histoire personnelle nous apprend qu'il abandonna son poste d'inquisiteur suite à une affaire dont les circonstances le contraignirent à condamner une personne qu'il savait innocente, sous peine de se voir lui-même accuser d'hérésie. Mais ce sont surtout ses traits de caractère qui le placent naturellement sur la sellette. Si le choix du nom de Baskerville renvoie directement au personnage de Sherlock Holmes – à travers l'un des titres les plus emblématiques de la série, « Le Chien des Baskerville – le prénom même de Guillaume évoque, de l'aveu même d'Umberto Eco, le fameux philosophe et théologien anglais Guillaume d'Occam, par ailleurs lui-même également franciscain et contemporain des événements relatés dans le roman. Guillaume d'Occam fut l'un des grands initiateurs de la pensée scientifique, notamment avec le principe de parcimonie, plus connu sous le nom de « Rasoir d'Occam », principe de raisonnement rationaliste au nom duquel il convient de ne pas multiplier les hypothèses pour expliquer un phénomène donné. Le même Guillaume d'Occam sépare enfin la théologie de la philosophie, les décrivant comme deux disciplines différentes n'entretenant aucun rapport de hiérarchie – une pensée qui nous semble aujourd'hui aller de soi mais dont le simple énoncé à l'époque suffit à déclencher la colère des instances religieuses officielles. On l'aura compris, le personnage de Guillaume de Baskerville est un anachronisme littéraire, un représentant des lumières à venir dans les siècles suivant la ligne temporelle du roman, et pour ceux qui n'avaient pas encore compris, Umberto Eco parachève le tout en le décrivant comme un disciple de Roger Bacon, célèbre savant anglais dont l'apport le plus notable – outre diverses inventions au premier rang desquelles les verres grossissants apparaissent sur le nez de Guillaume de Baskerville – consiste en l'élaboration d'une pensée empirique primant sur les certitudes théologiques et autres idées reçues. En d'autres termes, l'équation « observation-déduction » chère à Sherlock Holmes prend racine sous la plume de Roger Bacon et l'on ne s'étonnera pas de voir un moine franciscain tel que Guillaume de Baskerville s'évertuer à résoudre les meurtres de l'abbaye selon les méthodes scientifiques d'un détective moderne.
Dans ce contexte trouble, Guillaume et Adso doivent affronter leur plus dangereuse Némésis, à savoir l'Inquisition, personnifiée dans l'histoire sous les traits de Bernardo Gui, l'un des rares personnages historiques à intervenir de façon significative (il faut noter que le personnage meurt dans le film alors qu'il repart avec ses troupes à la fin du livre, collant ainsi davantage à la réalité historique). Evêque dominicain, l'inquisiteur Bernardo Gui soutient le pape et use de son poste pour discréditer l'abbaye, où doit justement se tenir une rencontre entre les ordres les plus influents et les envoyés du pape, afin de mettre un terme à la querelle théologique concernant la pauvreté induite ou au contraire purement symbolique de Jésus-Christ. Bernardo Gui avive les superstitions de son époque, n'hésitant pas à menacer les moines terrifiés à l'idée d'une véritable rencontre avec le Diable – ils y croyaient dur comme fer et non comme une hypothèse littéraire – ou plus concrètement épouvantés à l'idée de finir sur un bûcher parce que qualifiés d'hérétiques.
Si l'intrigue policière satisfait pleinement notre appétit de lecteur, la richesse du roman repose également sur une galerie de personnages hauts en couleur, dont les croyances et certitudes viennent parfois relancer l'intrigue au détour d'une conversation comme autant de péripéties. Ainsi le bibliothécaire aveugle Jorge de Burgos – allusion directe à Jorge Luis Borges, qui fut également bibliothécaire et perdit progressivement la vue à partir des années cinquante – dont la pensée apparaît plus complexe dans le livre que dans le film, se révèle progressivement comme le véritable maître de l'abbaye. Détenteur d'un vaste savoir encyclopédique, il entend préserver ces connaissances de l'oeil du commun des mortels parce que la connaissance mène invariablement à la contestation de la notion même de Dieu. Les fans du film se souviendront notamment de sa grande tirade sur le rire qui annihile la peur de Dieu et à laquelle Guillaume de Baskerville rétorque que « le rire est le propre de l'homme », citant ainsi Rabelais avec deux siècles d'avance.
J'ouvre ici une courte parenthèse afin de personnaliser mon propos. Le livre, je ne l'ai lu qu'à l'âge de seize ans, dans une édition espagnole empruntée à mon paternel. Le film, en revanche, je l'avais vu plusieurs fois. A sa sortie, en 1986, avec mon pater, puis deux ou trois fois au collège et au lycée, sous l'oeil bienveillant de mes professeurs. La présence de Sean Connery me servit de chaînon manquant entre ce que l'on pourrait appeler un cinéma populaire et une littérature érudite, sérieuse – mais non dépourvue d'humour – historiquement documentée. J'étais un lecteur militant et idéaliste, méprisant les jeux de ballon et les activités sportives en général, ne frayais qu'avec peu de camarades, ne cherchant le contact qu'à travers mes lectures. Le choc que provoqua en moi le visionnage du film est indéniable : au-delà du contexte historique précis dans lequel se déroule l'histoire du « Nom de la Rose », j'y voyais se concrétiser de manière sanglante et brutale le combat permanent entre l'obscurantisme et le savoir, l'ignorance et la curiosité. Je m'identifiais sans mal à Guillaume de Baskerville dans son amour des livres, des mots et du sens qui se cache derrière les mots, d'autant plus que je subissais au quotidien des remarques déplaisantes de la part de mes camarades de classe qui ne comprenaient pas – ou refusaient de comprendre – le plaisir immense que j'éprouvais en dévorant des romans par dizaines.
« Le Nom de la Rose » enfin met en scène la plus belle et terrifiante bibliothèque qui soit, un décalque réaliste et forcément simplifié de la « Bibliothèque de Babel » que décrit Borges dans l'un de ses contes les plus fameux : un lieu labyrinthique, vaste, chargé de pages et de pages qui se répondent et qui dialoguent les unes avec les autres à travers les siècles. La question à laquelle souhaite répondre Umberto Eco à travers son roman concerne l'intention qui se cache derrière une telle accumulation de savoir. Faut-il le cacher ou au contraire le donner à lire ?
Au vu de ce que nous vivons actuellement, la réponse me semble toute trouvée.
Je pose ici la plume. J'aurais souhaité un texte différent, moins figé. J'aurais souhaité dresser des passerelles plus évidentes entre l'Eglise d'antan et certains choix gouvernementaux actuels. Mais le temps est ce qu'il est : fuyant et capricieux. A bientôt.
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