21 – Revolution In The Head – Ian MacDonald

19 minutes de lecture

J'ai beau creuser, je n'ai aucun souvenir précis de la première fois où j'ai écouté les Beatles. Il suffirait que j'interroge ma mère à ce propos mais je refuse la solution de la facilité. Savoir à tout prix n'est pas toujours une fin en soi et il me plaît d'emprunter des chemins de traverse plutôt que d'aller droit au but.


(Depuis l'invention de Wikipédia et d'Ok Google, cette démarche me semble tombée en désuétude et c'est bien dommage. Le délice de l'approximation, du flou artistique qui flotterait par exemple autour d'une date historique, nous permet parfois de nous concentrer sur le sens plutôt que sur les détails de la fiche technique, pourvu que l'on fasse preuve d'humilité et de retenue quant à notre rapport au réel.)


Tâchons de procéder par déduction. Mon premier souvenir des Beatles remonte à peu près à l'année 1983. Nous venions d'aménager dans notre nouvelle maison, que mes parents n'ont jamais quittée malgré l'abondance d'escaliers qui nuit aux genoux des personnes âgées, et ma mère avait sorti l'album « bleu » de je ne sais quel carton. Un double-album comportant les plus grands succès du groupe de Liverpool dans la période 1967-1970. C'était encore l'époque des vinyles et l'objet prenait de la place dans mes mains d'enfant.


La pochette m'intriguait. Au verso, la photo en contre-plongée des quatre musiciens glabres et cravatés dans une cage d'escalier toute en angles et diagonales – je sus beaucoup plus tard qu'il s'agissait de l'immeuble abritant les bureaux d'EMI à Londres. Au recto, la photo jumelle, prise au même endroit des années après la première prise de vue. Les Beatles y arborent cheveux longs, moustaches, barbes et lunettes, la version babosse et peace and love des Fab Four de la fin des sixties. A noter que le cliché du verso avait déjà été utilisé sur le tout premier album du groupe, « Please Please Me », mais ça, je ne pouvais pas le savoir. Perplexe, je tournais et retournais la pochette, l'ouvrais sur la grande photo intérieure, celle avec un échantillon de foule qui regarde l'objectif derrière les barreaux d'un jardin public. Il me fallut du temps pour comprendre que les mêmes gars que l'on voyait sur les photos se cachaient parmi ces inconnus. Je crois me souvenir que j'eus comme une révélation en découvrant d'abord le visage de Lennon, le seul des quatre à me défier du regard, la pupille vissée à la mienne dans une expression austère.


Au premier plan, cramponnés à la grille, des gavroches issus d'un autre temps. Aucun ne faisait mine de sourire et le noir et blanc de l'ensemble achevait de m'impressionner. On était loin des images colorées des dessins animés que j'affectionnais alors, des disques pour enfants qui traînaient dans ma chambre ou du glamour un peu kitsch du visuel de « Thriller ». Enfin, le détail qui venait lier tout l'ensemble, la pomme au centre de chaque L.P., référence à Magritte, figurant le logo de l'entreprise créée par les Beatles, ce gouffre financier qui menacerait à terme d'engloutir l'intégralité de leurs royalties – tout en constituant une preuve supplémentaire des tendances plagiaires de Steve Jobs...


Clairement, ces gars-là n'étaient pas là pour rigoler. Je comptais les chansons, vingt-huit, et ce format étrange, ces deux grands disques noirs glissés dans le même emballage, instillèrent durablement dans ma petite tête l'idée que la profusion et l'abondance engendrent la qualité. Un contresens, peut-être oui, une erreur de jugement due à l'absence d'analyse de la part d'un cerveau encore en gestation, mais une esthétique personnelle se forge parfois sur des briques instables et des concepts en papier-bulle. La musique proprement dite que contenait l'objet me fit l'effet d'un retour aux sources tout autant que d'une sorte d'épiphanie dont les tours et détours concernaient à la fois mon rapport au son, à la mélodie et à la langue, et ma relation au temps.


Ma première réaction fut alors celle d'un émerveillement muet. Je perdis tout à coup le contact avec mon corps de petit garçon à peu près typique de l'époque : fin sans être fluet, physique mais peu sportif, énergique mais dépourvu de ce dynamisme que je retrouve aujourd'hui chez mes enfants. L'esprit soudain rempli à ras bord des voix de Lennon et de McCartney – et dans une moindre mesure, de Harrison et de Starr – je n'étais plus là, dans le salon tout en coussins algériens et en tapis afghans de mes parents encore imprégnés de la philosophie de leur jeunesse. Attention, je ne parle pas d'une sorte d'expérience mystique ou de voyage astral. Ce souvenir assez précis et intense m'évoque surtout cet état de concentration extrême dans lequel n'importe quel enfant est capable de se plonger lorsqu'il regarde un film, par exemple, ou qu'il tombe sous le charme d'une chanson spécifique. Regardez le blanc de ses yeux, écoutez-le respirer, agitez votre main à vingt centimètres de ses pupilles et vous le verrez cligner des paupières, comme émergeant d'un rêve ou d'une séance d'hypnose. Ces moments d'immersion totale, j'en ai connu bon nombre – comme tout le monde – mais cette première écoute consciente de l'album bleu me laissa la drôle d'impression que je reconnaissais ces chansons, qu'elles vivaient déjà en moi depuis des années, en sourdine, et qu'elles n'attendaient qu'un déclic pour se rappeler à mon bon souvenir. Lorsque je tentai, à l'adolescence, de donner une signification à ce moment particulier de mon parcours intérieur, je fis appel à la notion de « mélodies primordiales », conférant ainsi aux Beatles une sorte d'aura surnaturelle qui les rendaient d'autant plus spéciaux. Je me disais que, d'une façon ou d'une autre, ils avaient trouvé le moyen d'accéder directement à une réserve fantasmée de mélodies immémoriales ou immuables, dont le concept franchement nébuleux se rapprochait de la théorie des Formes de Platon – à laquelle je ne fus exposé que bien plus tard, en cours de terminale.


Je suppose en conséquence que les Beatles résonnaient souvent dans la maison, ou dans l'appartement tout en couloirs que nous occupions, ma mère et moi, plus toute une faune de passage, lors de notre vie commune à Barcelone. Interrogée plus tard à cet égard, ma mère m'expliqua qu'elle n'aima les Beatles qu'à partir du moment où leur musique s'ouvrit à une forme de réflexion sur le présent. Politisée, militante, révolutionnaire sur bien des points, elle aimait le Lennon grande gueule susceptible de se présenter en « héros de la classe ouvrière » malgré son appartenance à une classe moyenne raisonnablement aisée, malgré son statut de star richissime, malgré toutes ces sublimes incohérences qui le rapprochaient de n'importe quel être humain perclus de contradictions. Elle avait fait l'effort de comprendre les paroles de l'hurluberlu, en avait apprécié les accents messianiques dans « Imagine », « Power To The People » ou « Instant Karma », tout en ignorant délibérément l'irrécupérable junky de « Cold Turkey », le psychotique névrosé de « Mother », la mauvaise foi patente de « How Do You Sleep » ou « Revolution », et je passe sur les multiples retournements de veste du personnage.


« Tu sais, au début, moi, les Beatles, je trouvais surtout que c'était une bande de minets qui chantaient des chansons débiles. Et puis je sais pas, ils sont devenus beaux. Avec leurs barbes, leurs cheveux longs, leur rejet de la guerre du Vietnam, leur engagement... »


Etrange malentendu. « L'engagement » des Beatles tenait au mieux de la posture, au pire de l'escroquerie. Si Paul McCartney impliqua un jour son image, ce fut surtout pour défendre l'idée d'une légalisation de la marijuana – ce qui ne lassera pas de m'agacer quand on se souvient que les années soixante colportaient leur lot d'injustices – et les positions d'un Lennon, pour sympathiques qu'elles eussent semblé à la génération de mes parents, achevèrent de me convaincre qu'elles correspondaient avant tout à celles d'un archétype : celui de l'artiste à succès devenu multi-millionnaire, dont la position privilégiée dans une tour d'ivoire lui interdisait, à son corps défendant, de déchiffrer avec patience et humilité les tenants et les aboutissants d'une réalité complexe peu propice à la rêverie.


Cette longue introduction qui n'en est pas une ne doit pas me faire oublier que j'entends évoquer aujourd'hui le livre que le critique anglais Ian MacDonald consacra au groupe le plus influent de l'histoire de la musique populaire du siècle dernier – et peu importe nos goûts en la matière, cet énoncé n'admet aucune contestation valable – à savoir le succulent « Revolution In the Head », originellement publié en 1994, republié en édition augmentée en 2005.


Contrairement à ce que vous avez pu lire jusqu'ici, je ne suis plus le fan absolu des Beatles que je fus entre mes onze et seize ans – c'est un à peu près. Mais fan je fus incontestablement, passant les disques ou cassettes en boucle sur mon magnétophone ou la chaîne du salon, pourchassant le moindre pirate chez les disquaires spécialisés de la rue Castello à Barcelone, achetant toute revue évoquant le groupe ou celui dont je considérais qu'il en était l'indéniable figure de proue, l'iconoclaste Lennon – auquel je m'identifiais dans la mesure où je me savais également timide, introverti, doté d'un sens de l'humour agressif dont j'usais comme d'une armure – écrivant moi-même des chansons dans un anglais rudimentaire, inspiré de celui des premiers tubes du quatuor, « Love Me Do », « She Loves You » et consorts. Je lisais évidemment toute littérature se rapportant aux Beatles, à commencer par le livre de Mark Lewisohn, riche en détails vérifiés et validés, « The Complete Beatles Recording Sessions : The Official Story of the Abbey Road Years, 1962-1970 ».


Commencer par cet ouvrage – dont je ne compris à l'époque qu'un mot sur deux dans le meilleur des cas – m'aiguilla dans une direction qui ne flattait pas précisément le fanatique aveugle et partisan que j'étais partiellement devenu. Lewisohn est historien et applique par conséquent une méthode propre à sa discipline. En d'autres termes, il collecte ses informations avec une rigueur scientifique, les vérifie constamment en croisant les sources et s'appuie sur une connaissance à la fois factuelle et théorique du contexte historique, politique et socioculturel dans lequel les événements relatés se sont censément déroulés. Lorsqu'il expliquait que Lennon n'était pas présent sur tel enregistrement, que McCartney avait passé des heures à travailler une partition ou que Harrison avait lui-même demandé à McCartney d'effectuer le solo de « Taxman », je m'en offusquais parce que ces données pour moi nouvelles venaient contredire l'image que j'avais du groupe et des aptitudes de chacun de ses membres, mais il s'agissait tout de même de données brutes et il me semblait vain de m'ériger contre un principe de réalité au nom d'une préférence personnelle. Lewisohn, que les Beatles survivants et les ayant-droits concernés – sans parler des cadres responsables d'Apple et d'EMI – considèrent depuis les années quatre-vingt comme le biographe officiel du groupe justement parce qu'il travaille en historien plutôt qu'en chroniqueur de rock, a produit une quantité effroyable de pages dont la lecture peut s'avérer laborieuse tant elles renferment de données à la manière d'une notice bibliographique à la mise en page compacte et aux lignes entassées. Il n'en reste pas moins que mon rapport à la musique reste intimement lié à ces notions généralement perçues comme rébarbatives : la méticulosité, la discipline, la rigueur, la vérification des sources et des données qu'exige la science historique. Merci, M. Lewisohn, je n'en suis pas à une contradiction près.


Je fus ensuite désarçonné – à quelques mois d'intervalles puisque ces deux ouvrages sont contemporains – par la biographie putassière d'Albert Goldman, qui, dans son « Lives of John Lennon », se livrait à une entreprise de démolition du personnage. Désarçonné mais ravi, je l'admets. En effet, j'avais déjà entamé ce processus inhérent à ma pensée profonde qui consiste, pour aller vite, à « brûler les idoles. » Je crois en avoir déjà touché deux mots dans une entrée précédente de cette série sans nom mais je tiens à répéter que cette démarche, certes erratique et tumultueuse à bien des égards, ne tient pas plus de la posture que d'une propension au masochisme. Mes héros culturels gagnent en substance à chacun des coups de pied que j'inflige à la légende de leurs exploits. Goldman fit de Lennon un héroïnomane antipathique et violent, un monstre d'égoïsme à l'ego boursouflé, un fantoche, une girouette, un assassin potentiel, un imbécile aux risibles lacunes, ultra-sensible et mal-informé. Homosexuel refoulé, menteur, tricheur, alcoolique, lâche... N'en jetez plus, nom d'une pipe qui n'en est pas une, on a compris le message : Lennon était un humain faillible, coupable avant tout de n'avoir su se hisser à la hauteur du mythe – il faut dire qu'en ce qui concerne Lennon, la barre est placée bien trop haut.


Pour être honnête, je ne savais pas vraiment quoi penser d'un tel ramassis d'immondices. Ah certes oui, quel plaisir – malsain au possible mais plaisir éclatant – que celui du voyeur, le badaud qui s'arrête en chemin pour observer les corps étalés sur l'asphalte... Je suppose que j'éprouvais quelque chose d'à peu près similaire, entre horreur, fascination et dégoût. Je me bornais surtout à déboulonner le buste de Lennon de son piédestal, celui que l'enfant de jadis avait dressé pile au centre de mes obsessions musicales. Rien de ce que je lisais dans le Goldman ne m'apparaissait convaincant mais la puissance narrative du récit, au-delà de ses approximations et autres raccourcis, était telle que je ne pouvais que m'en délecter. Disons que s'il ne vérifiait pas toujours ses sources, Albert Goldman savait raconter.


Je fus un spectateur crédule et enthousiaste à la sortie en salles du documentaire « Imagine », l'année suivante. Puis, je lus d'autres biographies, d'autres témoignages, des pages et des pages de Rolling Stone, Rock & Folk, Muziq – et même un ou deux Best de mauvaise facture. Je dévorai une ou deux anthologies de Lester Bangs, deux ou trois livres d'Alain Dister, picorai à droite et à gauche, m'ouvrant à la critique musicale dans toute la complexité de son étendue et rédigeai moi-même une biographie non-autorisée de John Lennon pour les Editions de Minuit. Je reçus un salaire en monnaie sonnante et trébuchante mais la responsable de collection ne sortit jamais le machin pour cause de démission et de reconversion professionnelle. Le manuscrit de « Lennon in the sky with diamonds » traîne dans un tiroir depuis plus de quinze ans, obsolète et dépassé, et si parfois me taraude la tentation d'un sauvetage rigoureusement dispensable, je me suis fait à l'idée qu'il valait mieux lâcher prise et passer à autre chose.


Avant d'en arriver au livre de MacDonald, je me dois de citer deux ouvrages pour moi fondamentaux. Le premier, « En studio avec les Beatles », recueille le témoignage de Geoff Emerick, ingénieur du son qui assista George Martin, le célèbre producteur qui accompagna les Fab Four sur l'écrasante majorité de leurs albums. Rédigé à quatre mains avec un certain Howard Massey pour rendre le machin lisible – je sais d'expérience que certains ingé-sons ne sont pas très portés sur la communication – le texte prétend relater le détail des sessions du groupe, de la première à la dernière, à l'exception des rares séances qui ne se déroulèrent pas à Abbey Road. Le texte est vivant et l'homme sait partager sa passion de la musique, du studio, des techniques d'enregistrement qu'il fut parfois l'un des premiers à mettre en application. Il se souvient des personnes impliquées, évoque des anecdotes connues, que son regard modifie par la force des choses, éclaire certains détails, en obscurcit d'autres. Je le lus sans m'interrompre, avec avidité, et ré-écoutai dans la foulée l'intégrale du groupe. En le reposant toutefois sur le guéridon de l'hôtel barcelonais où nous passions nos vacances en famille, je me dis qu'il manquait un contradicteur à Emerick. Après tout, le gars se contentait d'égrener ses souvenirs, par définition subjectifs et incomplets, probablement déformés par son amitié pour McCartney, sa méfiance vis-à-vis de Lennon, son mépris à peine voilé pour Harrison...


En définitive, l'absence de contrepoint me gâcha cette lecture et ce n'est que deux ans plus tard, à l'été 2019 pour être précis, que je tombai sur « The Beatles and the Historians. An Analysis of Writings About the Fab Four ». Malgré ce titre quelque peu saturé – mais dont l'agréable précision sied aux caprices les plus extrêmes de l'hémisphère gauche de mon cerveau – l'ouvrage, une exploration historiographique signée d'un universitaire américain, Erin Torkelson Weber, analyse avec une précision clinique les différentes évolutions de toute la littérature produite autour du phénomène des Beatles. C'est une œuvre-phare dans le dédale des essais, témoignages et biographies tournant autour du groupe, de leur musique, de leur impact sur la société, l'industrie, les valeurs culturelles occidentales, l'évolution des techniques, la composition musicale, la mode... On y apprend notamment comment l'histoire des Beatles emprunta divers chemins identifiables que l'on pourrait décliner comme suit : une première narration directement contrôlée par l'empire des Beatles, dont les principaux gestionnaires, Brian Epstein et les cadres d'EMI, imposèrent une certaine image du quatuor, cette « entité à quatre têtes » selon le mot de Mick Jagger, dont les contours lisses et savamment façonnés par les témoins directs de l'époque, escomptaient fixer une version officielle destinée avant tout à vendre des albums. Les Beatles y apparaissent caricaturés à l'extrême, des personnages de cartoon dont l'humour typiquement anglais charme plus qu'il n'agresse.


Une deuxième version de l'histoire émerge à la séparation des Beatles, lorsque les quatre membres du groupe affirment leur personnalité et provoquent ainsi des fissures profondes dans leurs relations. John Lennon, à la faveur d'une interview célèbre accordée à Rolling Stone en janvier 1971, pulvérise la version antérieure – la « Fab Four Narrative » selon la terminologie du livre – et lui substitue un récit qui tient à la fois du règlement de comptes et du monologue exalté. Il s'acharne essentiellement sur son ancien partenaire en écriture – Paul McCartney – dont il conteste la pertinence, le talent, voire l'honnêteté intellectuelle ou la loyauté envers les autres membres du groupe sans pour autant apporter d'autres preuves que sa parole et celle de Yoko. Pour le malheur d'un Paul McCartney dépassé par le comportement excessif de son vieil ami – et dont le caractère naturellement pudique lui interdisait, selon sa propre expression, de « laver son linge sale en public » – l'essentiel de la presse rock prit fait et cause pour Lennon, accordant à celui-ci la position de génie visionnaire au sein du groupe et à McCartney le rôle du fielleux traître vendu au mercantilisme et à la facilité. L'assassinat de John Lennon en 1980 ne fit qu'accentuer ce parti pris et McCartney dut attendre l'entrée en scène de l'historien Mark Lewisohn pour que la balance penche à nouveau en sa faveur. Cette dernière narration, qui tient autant du fact-checking que de la recherche et du traitement d'archives, est celle qui fait aujourd'hui autorité et la seule qui autorise un arbitrage raisonnable – à défaut d'être totalement objectif – parmi les forces en présence.


Je me gavai de cet ouvrage autant que je pus – jusqu'à la nausée, devrais-je dire, tant la lourdeur de la langue, cet anglais universitaire aux tournures volées à un thesaurus, pesait sur l'estomac lorsque me prenait l'idée de lire au fond du camion Barbiche – et décidai dans la foulée qu'il manquait à tout ce corpus le volume idéal, celui qui allierait, dans un style à la fois précis et vivant, le factuel et le subjectif, l'ivresse du passionné et le détachement de l'érudit. Je rêvais d'un ton cadencé sous lequel on devinerait une tiède ferveur emprunte de second degré, une narration capable de vous porter jusqu'au prochain chapitre sans refuser l'expertise musicale, la compétence du critique lorsqu'il est plus qu'un fan sachant écrire. Je rêvais d'un auteur doublé d'un musicien qui s'approprierait des qualités d'analyse d'un historien.


C'est dans cet esprit que j'ai accueilli l'ouvrage de Ian MacDonald, « Revolution In The Head », un cadeau de ma compagne – le livre précédemment cité aussi, maintenant que j'y pense. Je connaissais le livre de réputation et j'avais croisé le patronyme de son auteur dans les pages de vieux numéros du New Musical Express et de Mojo – lors de mon année Erasmus à l'université de Reading. J'en avais peut-être eu l'édition originale entre les mains, dans une bibliothèque ou une librairie, à l'époque de la rédaction de mon « Lennon » de commande, mais si je l'avais parcouru en diagonale, le souvenir s'en était estompé, vraisemblablement noyé dans une masse d'informations dont j'avais promptement expédié l'écrémage, parce que date-butoir, exaltation du tout premier contrat comme auteur de commande, sans parler de ces journées vides qu'il me tardait de remplir.


« Revolution In the Head » se propose avant tout de décrire, avec moult détails et digressions, chaque session d'enregistrement des Beatles dans un ordre chronologique. Ian MacDonald déploie tout son talent de plumitif et ses admirateurs comme ses détracteurs se rejoignent dans l'idée qu'il s'agit là de son œuvre maîtresse en termes de style et de méthodologie. Essayons toutefois de dépasser ces généralités.


L'oeuvre se caractérise avant tout par sa rigueur, comparable à celle d'un historien musicalement éclairé, quoiqu'elle se situe en-deçà du protocole de recherche et de vérification de Lewisohn ou Weber, qui ont « ça dans le sang », si je puis dire. En effet, MacDonald n'invente rien. La narration repose sur des faits vérifiés auprès de sources premières – les bandes d'enregistrement également analysées par Lewisohn, par exemple – et sur toute une collection de témoignages dont il relève les contradictions afin de dégager une vérité qu'il sait subjective. Il explore ses incertitudes en expliquant le processus de déduction qui le conduit parfois à « combler les trous » tout en procédant dans le même élan à une contextualisation continue de chacun des faits relatés. Il appuie cette partie de son travail sur la lecture des journaux de l'époque, des souvenirs personnels – dont il se méfie suffisamment pour le signaler – les ouvrages d'historiens reconnus, divers témoignages croisés de personnalités influentes gravitant dans l'entourage des Beatles – mais dont les souvenirs, certes passés au crible avec la même minutie, n'avaient été que trop rarement, voire jamais, sollicités par les biographes des Fab Four. Ian MacDonald élargit ainsi notre compréhension du groupe à travers un éclairage pluridisciplinaire qui emprunte également à la sociologie, l'anthropologie, l'histoire des idées, la science politique et une connaissance toute personnelle des évolutions musicales postérieures aux Beatles.


Ce dernier point mérite un développement. Avant « Revolution In The Head », la majorité des travaux critiques portant sur les quatre de Liverpool se bornaient à communiquer l'enthousiasme volontiers partisan du biographe, dont un survol rapide du sujet nous permet d'affirmer qu'ils provenaient principalement de cette presse rock des années soixante ou soixante-dix qui place le style et l'expression personnelle au-dessus de toute prétention à la vérité objective. En d'autres termes, si Lester Bangs jouit d'une plume habile et savoureuse, il n'en écrit pas moins ce qui lui passe par la tête sans se soucier une seconde de notions telles que la vérité historique ou le rappel des faits bruts.


Je cite le nom de Lester Bangs parce qu'il est un écrivain dont j'admire les circonvolutions et parce que je ne vois nulle contradiction à lire à la fois ses chroniques gouailleuses et un livre comme celui de MacDonald. Lester Bangs revendique lui-même une propension à étaler son ego dans des textes dont le sens importe peu pourvu que l'on se souvienne qu'il émet avant tout un avis – dont les conclusions varient selon l'âge du texte, ce qui ne manque pas de croustillant – et qu'il ne prétend absolument pas rédiger une histoire officielle. La critique rock de cette période, dont il reste à mon sens le plus illustre représentant, n'avait de fait pas grand chose à voir avec le journalisme classique : copinages, choix de carrière, renvois d'ascenseur, quête effrénée de la phrase-choc, conflits d'intérêts, subjectivité revendiquée confinant à la mauvaise foi, absence totale de connaissances musicales prétendument pondérée par l'écoute en boucle d'une liste exhaustive de disques de chevet, émission d'opinions se résumant à l'opposition infantilisante « j'aime/j'aime pas », considérations accessoires sur le style vestimentaire des musiciens ou leur appartenance à cet « esprit rock » galvaudé dont on ignore précisément ce qu'il désigne... Ian MacDonald apporte un éclairage qui se situe bien au-dessus de la mêlée – il n'est pas le seul, heureusement, et je recommande par ailleurs la lecture du livre que Charles Shaar Murray consacra à Jimi Hendrix, ainsi que « L'école de Canterbury », d'Aymeric Leroy, ou encore « Can't Stop Won't Stop / Une histoire de la génération hip-hop », de l'historien Jeff Chang – et qui s'affranchit des lois en vigueur dans la petite coterie du rock international, cette espèce de « club des millionnaires » au sein desquels les anciens membres des Beatles font figure de patrons, de saints ou d'incontournables fétiches vivants.


Le plus beau, c'est que Ian MacDonald ne s'interdit pas pour autant d'exposer ses analyses personnelles. Avec les précautions d'usage, toutefois. Il relativise ainsi son propos tout en exposant des arguments dont il offre les clefs afin de permettre à son lecteur de le contredire ou, au contraire, de le suivre dans la même voie. A la rigueur scientifique s'ajoute donc l'expression d'une personnalité propre. Croyez-moi, au vu de toute la littérature existante sur le phénomène Beatles, c'était une sacrée gageure.

Enfin, la valeur ajoutée par Ian MacDonald concerne ses compétences en musicologie. Ses analyses autorisent un regard approfondi sur les compositions des Beatles, relevant ainsi les attributs stylistiques de chacun des quatre membres, notamment Lennon et McCartney. On y apprend comment distinguer sans l'ombre d'un doute la part de l'implication de l'un ou de l'autre dans chacun de leurs titres – je rappelle que leur partenariat se caractérisait par l'emploi d'une signature commune même lorsque les morceaux ne résultaient pas d'un travail collectif mais purement individuel. Personnellement, je compris enfin ce qui m'attirait chez Lennon, me rebutait chez McCartney, et vice versa. Après une vie passée à écouter les Beatles – ainsi que des centaines d'autres musiciens, compositeurs, genres musicaux, etc – et à composer également pour le plaisir et sans véritable espoir ou plan de carrière, j'en apprends encore sur moi-même à travers la musique et le discours qu'elle alimente à son corps défendant.


S'il me fallait conclure à la manière d'un Lewisohn, je dirais que « Revolution In The Head » n'est pas le travail le plus exact qui soit. Paul McCartney lui-même en contesta certains détails, tout en reconnaissant dans son autobiographie qu'il ne se souvenait pas pour autant de toute l'histoire avec précision. Mais si vous n'êtes que modérément intéressé par le sujet, il vous suffira de ce livre pour approcher au plus près la vérité d'une époque et du groupe qui parvint le mieux à l'incarner. Si vous êtes – ou fûtes comme moi – un fanatique invétéré, il sera la porte d'entrée idéale. Passez ensuite au Lewisohn et finissez par Geoff Emerick, pour la fine bouche et le plaisir d'ouïr un vieux monsieur évoquer la nostalgie d'un temps qui fut et qui ne sera plus.


Passez un bon week-end. La semaine prochaine sera consacrée à davantage de musique et moins d'écriture mais je glisserai quelques nouvelles ici ou là. Merci de m'avoir écouté.

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