22 – Rage, Richard Bachman aka Stephen King
Le choix d'écrire sur l’œuvre d'autrui m'apporte un soulagement curieux, propice à attiser chez moi le goût du déguisement et du camouflage. Un œil alerte ne manquera pas de relever le titre et son sens de l'à-propos, mais au-delà de la litote et de l'hyperbole qui semble l'accompagner par le biais d'un paradoxe que je pressens sans pouvoir l'expliquer, cette œuvre de Stephen King me rappelle à la fois Camus et Salinger. Pour ceux qui ne connaissent rien au premier, je ne peux pas grand chose. Le second est l'auteur du roman initiatique « The Catcher in the Rye », connu en français sous le titre « l'Attrape-coeurs », on a vu pire traduction... Une digression s'impose ici concernant l'ouvrage culte de Salinger.
Publié en 1951, « l'Attrape-coeurs » raconte les trois jours d'errance new-yorkaise du jeune Holden Caulfield, exclu de son lycée à la veille de noël. Je ne vais pas vous résumer une histoire qui mérite une lecture attentive et passionnée, mais le livre eut sa part de succès. Il devint, pour plusieurs générations de lecteurs anglo-saxons – et autres – un classique éminemment cité. On l'étudie encore dans les écoles et peu d'auteurs américains font l'impasse de s'y référer dans leurs œuvres. Comme nombre de ses semblables, Stephen King fut profondément impressionné par le style relâché, la narration autobiographique, les thèmes abordés – la prostitution, le mal-être, la solitude – et l'humour parfois glauque qui se dégage de l'ensemble. A titre de comparaison, les lecteurs français, à la même époque, se penchent volontiers sur les œuvres de Boris Vian, plus fantaisiste, sans doute, dans sa maîtrise de la langue. La rupture de ton toutefois, si elle emprunte des voies différentes, relève de la même démarche de déconstruction littéraire. S'il y a un avant et un après Vian dans l'histoire de la littérature francophone, le roman de Salinger constitue une étape fondamentale dans la littérature anglo-saxonne, en particulier américaine, comme on peut le constater avec l'irruption du mouvement beat au détour des années cinquante et soixante.
Je lus « l'Attrape-coeurs » trop tôt, je pense. Une traduction espagnole dont mon père me fit cadeau sans une once d'explication. Peut-être eut-il tort de s'abstenir de tout commentaire, peut-être aurait-il dû me présenter le livre avec les précautions d'usage lorsque l'on introduit un classique dans la bibliothèque de son enfant en construction. J'aime à croire qu'il eut le nez creux et que son refus de distinguer ce livre du reste de mes lectures répondait à une forme de pédagogie selon laquelle tous les livres sont égaux aux yeux d'un lecteur sorti de l’œuf et qu'il n'est pas toujours salutaire pour ce dernier d'orienter son opinion avec des considérations extérieures, quand bien même elles jouiraient de pertinence, de bienveillance et d'un semblant d'objectivité.
Toujours est-il que j'appréciai le livre en question sans pour autant le porter aux nues. Je crois me souvenir que j'enchaînai sans transition aucune sur un Agatha Christie quelconque, dont je goûtais davantage les intrigues alambiquées et l'ambiance pour le moins téléphonée. J'assumais en effet une passion dévorante pour le personnage d'Hercule Poirot et je ne me sentais pas d'affinité particulière avec Holden Caulfield. L'aurais-je lu quatre ans plus tard que mon regard eût été tout autre, je n'en doute pas. Je compris cependant, au fil de mes années de lecture, que l’œuvre imprégnait l'imaginaire de la plupart de mes auteurs de prédilection, y compris les paroliers des chansons que j'écoutais en boucle. L'assassin de John Lennon lui-même, Mark David Chapman, avait en sa possession un exemplaire du roman la nuit du meurtre.
Stephen King, lorsqu'il rédigea le premier jet de « Rage », était encore lycéen. Le style employé rappelle celui de Salinger, le choix de la narration également, et même l'humour, les comparaisons hasardeuses, parfois saugrenues, les expressions personnelles, les incohérences affichées des divers personnages mis en scène semblent établir une ligne directe avec ce qui reste un monument de littérature. « Rage » est donc un roman de jeunesse, l’œuvre d'un auteur qui se cherche et qui, manifestement, n'a pas encore décidé de franchir le pas qui le sépare de l'immense écrivain d'épouvante qu'il deviendra par la suite. Il plonge sa plume dans une encre nourrie à « l'Attrape-coeurs » ainsi qu'à tout un pan de la littérature « pulp » qu'il consomme depuis que son frère et lui sont tombés sur une caisse remplie de livres bon marché dans le grenier familial. Le coffre appartenait au père disparu et nul besoin d'un diplôme de psychanalyse pour en déduire une quête personnelle, profondément ancrée dans la psyché d'un enfant imaginatif et perméable. La lecture de « Rage » hante le fan le plus érudit de Stephen King parce qu'elle laisse entrevoir l'écrivain qu'il aurait pu tenter d'être si « Carrie » n'avait pas attiré l'attention de Brian de Palma.
Le roman « Carrie », dont je rappelle qu'il raconte les mésaventures d'une jeune fille dotée du pouvoir de télékinésie et dont le fanatisme religieux de sa mère omnipotente la rend d'autant plus sensible au harcèlement brutal qu'elle subit quotidiennement à l'école. Si ce premier roman publié eut un succès modeste, son adaptation cinématographique eut le mérite de révéler l'écrivain au grand public. Son roman suivant, « Shining », également adapté au cinéma – cette fois par Stanley Kubrick, ce qui l'inscrivait d'emblée dans une postérité difficile à appréhender pour un si jeune auteur – acheva de le cataloguer comme écrivain d'horreur. Son troisième roman, « Salem », qui relate l'invasion d'une petite ville américaine par une horde de vampires, enfonçait le clou. Comme il le raconte lui-même dans une de ses préfaces, Stephen King accepta – puis revendiqua avec ce mélange de morgue et de haussement d'épaules qui le caractérise – l'étiquette et entreprit de l'assumer toute sa vie durant avec des œuvres comme « Cujo », « Ça », « le Fléau », « la Part des ténèbres », « Christine » et toute la clique des grands classiques du maître.
« Rage » n'était pas même le marchepied de cette irrésistible ascension mais plutôt une œuvre personnelle, d'une sincérité absolue, dégagée des recettes qu'il allait plus tard mettre en place pour rédiger ses histoires au kilomètre – comme il le raconte lui-même, Stephen King écrivait à l'époque vingt pages par jour !
Dans cette perspective, l'histoire de « Rage » importe peu. Elle n'en mérite pas moins que l'on en dégage les grandes lignes, même si, pour ce faire, un détour par Wikipédia vous renseignerait tout autant. Le lycéen Charlie Decker, déjà coupable d'agression vis-à-vis d'un enseignant quelques semaines plus tôt, prend sa classe en otage après avoir tiré une balle dans la tête de sa professeure de mathématiques. Comme souvent, les meilleurs livres de Stephen King se basent sur un synopsis qui tient en une phrase. C'est le cas ici et je ne mentirais pas si je disais qu'il s'agit là d'un point de départ propice aux dérapages en tout genre. Stephen King choisit cependant une direction précise et Charlie Decker s'affirme comme le petit frère vengeur de Holden Caulfield. Il entame une discussion de groupe avec ses camarades de classe, qui se prêtent au jeu sans arrière-pensées, défie les figures d'autorité qu'il se plaît à humilier à travers des dialogues téléphoniques que je qualifierais de jouissifs, et se laisse aller à des confidences expliquant à la fois son geste et une attitude générationnelle dans laquelle tout lecteur adolescent se reconnaîtra au moins partiellement. Je ne veux pas en dire plus pour ménager la surprise du lecteur hypothétique qui voudra bien se laisser tenter par l'aventure – d'autant que le roman est court et le récit haletant – mais j'aimerais insister sur ces quelques points :
Malgré son aura d'auteur de genre estampillé « horreur », « fantastique » et « violence graphique », Stephen King n'a jamais totalement coupé le cordon avec cet autre écrivain qui partage son existence intérieure. Trois des novellas qui composent le recueil « Différentes saisons » refusent le surnaturel et rappellent également ce style d'écriture où la violence des émotions reflète celle d'une époque, d'un fait social, voire d'une culture – la culture américaine – en perte de repères. Le roman « Chantier » fait lui aussi écho à cette œuvre, quoique de façon plus adulte, plus sereine dans sa construction et dans le choix de ses personnages et de sa thématique.
Nul ne sait ce qui serait advenu de Stephen King s'il avait choisi de creuser cette veine plutôt que celle qui l'installa au panthéon des auteurs d'épouvante mais son talent n'aurait a priori guère dépéri. S'il faut parfois se conformer à une étiquette pour exister socialement, financièrement, artistiquement, celle-ci échoue généralement à masquer l'essence même du talent qui, dans le cas qui nous occupe ici, se déploie de façon égale lorsqu'il n'est pas empêché dans son épanouissement naturel. En ce qui concerne ma petite personne, en tant que lecteur assidu des œuvres du maître, je ne saurais dire mes préférences de styles, de genres ou de thèmes. J'y vois surtout l'expression d'un esprit hors du commun qui se laissa volontairement enfermer dans un panel de genres suffisamment proches les uns des autres pour que l'on ne puisse le soupçonner de mentir à son lecteur, tout en s'en dégageant ici ou là, réservant ainsi une place de choix à cet autre Stephen King que nous retrouverons peut-être un jour dans une autre vie ou un monde parallèle.
Passez une bonne après-midi et portez-vous bien.
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