Poussière stellaire

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La machine ressemblait à une boule noire hérissée de pointes, une planète maléfique suspendue dans le vide sidéral. Dans la flotte, on les appelait les « oursins ». Sorj ne savait pas à quoi ça faisait référence, mais il détestait la chose tout autant que son référentiel.

Cela faisait plusieurs heures que la boule était là, immobile et menaçante, somptueuse certitude de mort acérée. Son origine ne faisait aucun doute. Elle ne répondait à aucun des signaux utilisés par le consortium : de toute façon, personne n’avait jamais réussi à communiquer avec ces entités. Les ældiens eux-mêmes prétendaient que c’était impossible. Même s’ils n’étaient pas réputés pour être des as de la communication, on pouvait les croire sans peine.

La chose était là, à les observer. Elle n’attaquait pas.

— On tire les premiers ? avait proposé Stedt à la réunion d’urgence convoquée par Moran.

Sorj venait d’arriver, tout juste rapatrié. Il était resté longtemps dehors : dans la panique qui avait suivi l’arrivée du vaisseau korridite, Kell avait oublié de lui ouvrir le sas. Il jeta un coup d’œil rapide à son utilitaire : il était 9h30, temps vaisseau. Il n’avait raté que quinze minutes.

— On ne peut pas risquer la cargaison, avait répondu le capitaine. On attend. Hosseini nous envoie des renforts.

— Ils arriveront trop tard. On n’a pas l’armement pour résister à un oursin. S’il se réveille et décide de nous attaquer, c’est foutu ! gémit Anya.

Moran lança un regard oblique à la pythie funeste.

— Pour l’instant, il semble inactif. On va rester là et attendre, en se laissant dériver, sans allumer les propulseurs. Lorsque les renforts arriveront, ils feront diversion et s’en chargeront. Notre mission reste la même : livrer la marchandise à Hosseini.

La plupart des membres de l’équipe étaient d’accord avec ça. Avec le temps, ils étaient devenus familiers du modus operandi korridite : tant qu’on ne faisait pas usage de la technologie gravitationnelle, rien ne se passait.

Mais cela voulait dire qu’ils étaient coincés ici jusqu’à l’arrivée des renforts, pour une durée indéterminée.

La présence silencieuse et malveillante de l’oursin faisait planer une menace insidieuse à bord du Charon. Personne n’arrivait vraiment à dormir, à manger ou à vaquer à ses activités habituelles. Elle rendait tout le monde nerveux. Une nouvelle réunion fut programmée à 18h, temps vaisseau, à la demande expresse de l’équipage.

— Quand est-ce que cette saloperie va se barrer, putain !

Moran jeta un coup d’œil à Stedt. L’ingénieur était connu pour son caractère explosif. Plus d’une fois, sa propension à réagir plus vite que son ombre avait mis l’équipage en danger.

— Tout va bien. La flotte de renfort envoyée par Hosseini sera là dans moins de quinze heures, temps vaisseau.

— Ils vont donc voyager en vitesse supraluminique ? s’enquit Tiphs avec une pointe d’inquiétude dans la voix.

Moran se contenta de hocher la tête.

— Mais la techno-signature… si on plie la trame de l’espace-temps à proximité, cela réveillera la sentinelle !

— Oui. Mais la flotte sera là pour nous couvrir. Nous pourrons fuir lorsqu’ils engageront le combat, répondit Moran d’une voix aussi calme qu’une reconstitution sonore de source forestière dans un caisson de récupération sensorielle.

— Hosseini se fiche de nous… à ses yeux, seule compte la cargaison ! cracha Stedt. On n’aura pas le temps de fuir.

Moran choisit de ne pas répondre.

— Reprenez vos postes, ordonna-t-elle doucement. Cette réunion est terminée.

Vers minuit quarante-cinq, temps vaisseau, la sentinelle déploya les pics acérés qui lui servaient d’antennes. Sous les yeux médusés de l’équipage, elle entama son processus de déploiement, comme un automate réglé sur une mélodie secrète et insidieuse. L’attaque avait commencé.

Moran nota scrupuleusement tous les changements dans son journal de bord. Kell envoya transmission sur transmission à la flotte de secours. Diano programma tous les caissons médicaux, tout en sachant qu’aucune attaque recensée des korridites n’avait laissé de blessés à secourir. Quant à Sorj, il se retrancha dans la soute, refusant de suivre le cours des évènements. Il raconta tout à Andei.

— Ne t’inquiète pas, l’enjoignit-il plus pour lui-même. Les renforts vont arriver.

Andei avait d’autres motifs d’inquiétudes. Pour lui qu’on avait sacrifié à une race cruelle, les humains valaient bien les korridites.

L’attaque à proprement parler débuta à trois heures précises. C’est, du moins, ce qui fut consigné par Mank dans le journal de bord, qu’on retrouva à proximité dans le champ magnétique de Kepler quelques mois plus tard. La machine de mort tira un rayon de matière inconnue, qui perça leur coque avec une facilité déconcertante. Dépressurisée, cette partie du navire dut être scellée et abandonnée : les sas de confinement se verrouillèrent les uns après les autres, piégeant les malheureux encore à l’intérieur et poussant les autres à gagner les zones encore viables. Les hommes qui sprintaient dans les couloirs évoquaient des rats remontant le pont d’un bateau en perdition. Sorj se surprit à observer la panique ambiante avec détachement : de toute manière, leur mort à tous n’était qu’une plus qu’une question de minutes.

Le Charon n’était pas un vaisseau de guerre. Il possédait peu de défenses. Et jamais les renforts, qui voyageaient en vitesse supraluminique, mais évitaient la Trame et ses zones inconnues – on savait que la navigation dans l’Ethereal représentait trop de danger sans un guide ældien – n’arriveraient à temps. C’était trop tard.

Sorj se surprit à regretter que le gamin meure tout seul dans la soute, sans personne pour le rassurer ou lui tenir la main. Mais il ne pouvait pas redescendre : sa présence était requise sur le pont, dans le chaos ambiant. Apercevant Dina Moran dans la salle des commandes, blanche comme un spectre et les yeux rivés sur la reconstitution virtuelle de la baie, l’intendant hésita à tout lui avouer. Il s’imagina venir vers elle, et lui raconter comment il cachait un mutant terrien échappé de son caisson. Tout cela n’avait plus aucun sens, maintenant. Ils allaient tous mourir ici.

— Vaisseau de guerre en approche ! hurla alors Tiphs.

Moran vissa son regard perçant sur les moniteurs. Son visage avait repris des couleurs, instantanément.

— Cette techno-signature… ça vient de la Trame !

— Oui, capitaine, confirma la navigatrice. C’est un cair ældien !

Un choc assourdissant empêcha Moran d’exprimer le moindre soulagement. Sorj perdit l’équilibre, et il se serait écrasé sur l’entre-pont si le champ de gravité n’avait subitement été coupé. La lumière s’éteignit – aussitôt remplacée par le système de secours – et une sirène d’alerte résonna sur tout le pont, alors que les membres de l’équipage flottaient dans tous les sens.

Tiphs était restée sanglée sur son fauteuil. Le capitaine se propulsa vers elle, et s’attacha à son tour.

— Mank, situation !

La voix métallique de l’IA emplit l’espace.

— Nous venons d’être atteints par un tir d’anti-matière, capitaine. Le puits gravitationnel a été touché, mais nous sommes désormais protégés par un champ de confinement énergétique.

— Merde, souffla Stedt. On ne pourra plus passer en vitesse supraluminique !

— Les renforts nous remorqueront, objecta Moran d’une voix contrôlée. Après avoir éliminé la menace. Mank, où ça en est ? Ouvre la baie.

Le blindage de titanium qui recouvrait la partie faible du vaisseau se rétracta.

Un combat sans merci faisait rage dans un fracas de plasma et de jets d’anti-matière, dont l’éclat fut tel qu’il força les hommes sans implant oculaire à porter des protections optiques : deux membres de l’équipage, qui n’avaient pas réagi à temps, finirent aveuglés, les orbites fumantes. Les déflagrations, bien que silencieuses, étaient visibles : en se répercutant sur le Charon, les ondes de choc déconnectèrent la plupart des machines et mirent K-O l’intelligence centrale pendant une demi-minute. Les hommes prirent le relais. C’était le Ragnarök, un combat entre des titans, des dieux. Dans cet affrontement, qui convoquait de terribles énergies, l’Homme n’avait aucune place.

On n’avait aucune chance, comprit Sorj en observant l’affrontement, médusé. Aucune.

Finalement, l’oursin aux épines noires fut annihilé. Il disparut, purement et simplement. Désintégré en milliards de microparticules invisibles, il se répandit dans l’immensité du vide stellaire. Des grains de poussière dans le néant.

Comme nous, pensa Sorj.

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