Capture
L’élimination de la menace korridite aurait dû rassurer l’équipage du Charon, provoquer cris de joie et hourras victorieux. Il n’en fut rien. L’intervention de leur mystérieux bienfaiteur – et l’apparence manifestement exogène de son bâtiment – invitait à la prudence. Après avoir atomisé la sentinelle, le croiseur resta là, en attente, reprenant la veille menaçante et silencieuse qui avait été celle de l’oursin. Une nouvelle fois, le capitaine convoqua tous les officiers en réunion exceptionnelle.
— Ce ne sont pas les renforts que nous attendions, les instruisit-elle.
— Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Il s’agit d’un navire ældien, aucun doute là-dessus, fit remarquer Diano.
— Le glyphe sur sa coque est différent de celui des alliés d’Hosseini, répondit Moran. D’après le Lemegeton, il s’agit d’un gradé, qui commandait vingt-six bataillons et appartenait à la seizième ou la dix-neuvième Cour. Évidemment, ce manuel d’invocation ne répertorie que les clans qui étaient actifs avant la Grande Extinction, mais cela nous donne une idée de qui nous avons à faire.
Le capitaine Moran, les bras croisés derrière le dos, se tourna vers son officier de liaison.
— Karel ? Tu veux bien leur expliquer ?
Le susnommé s’éclaircit la gorge.
— Notre sauveur n’est pas hostile. Il nous a contactés immédiatement après le combat, sur le canal habituel. Il demande à monter à bord.
Les hommes échangèrent des regards silencieux. Aux yeux de Sorj, ils paraissaient tout sauf sereins.
— Mais si ce n’est pas Hosseini qui l’envoie, commença Diano. Qui est-ce, alors ?
— On n’en sait rien pour l’instant. Il ne s’est pas présenté. Mais nous savons ce qu’il est, et la raison pour laquelle il a détruit cette sentinelle korridite.
Sorj se décida à prendre la parole.
— Pourquoi ? demanda-t-il en croisant les bras.
Le regard de Moran tomba sur lui.
— Parce que c’est un sidhe.
— Un quoi ?
— Un sidhe, reprit Karel Kell. Un tueur professionnel voué à la guerre, commandeur de légions. On a de la chance d’être tombés sur lui… sauf que maintenant, il va falloir le payer.
Un silence mortifère s’abattit sur l’assemblée. Sorj sentit son scrotum se contracter : il ne devait pas être le seul.
— Comment ? s’enquit Diano sans parvenir à dissimuler le tremblement dans sa voix.
Moran évita de répondre. Elle fit un pas en avant et d’un simple signe de tête, elle ordonna qu’on ouvre l’écoutille.
Les hommes attendirent que leur sauveur se manifeste avec une appréhension grandissante. Personne dans l’équipage ne savait à quoi ressemblait véritablement un ældien : même Hosseini n’en savait rien. Tout ce que les rares élus voyaient d’eux, c’était ce qu’ils voulaient bien montrer. Les bruits de couloirs évoquaient de grandes créatures mêlant caractéristiques humaines et animales, recouvertes d’une carapace en glacis noir agrémentée d’une cape translucide évoquant les ailes de quelque scarabée géant. On disait qu’ils arboraient un masque inexpressif en guise de visage, comme si ce gimmick pouvait leur permettre de mieux communiquer avec l’humanité.
Mais à la place d’une créature exogène en armure de combat, c’est un homo sapiens mâle qui se présenta. Il affichait le faciès sans aspérités du naute dans ces holofilms anciens si ridicules : silhouette athlétique, chevelure blonde sagement lissée sur le côté, sourire avenant et mâchoire volontaire.
— Une IA dans un corps artificiel, murmura Moran en voyant leur invité passer le sas sans combinaison extra-véhiculaire.
— Tout à fait, répondit ce dernier. Je représente AmÚnaan-sefer-ard-Nimrod, l’incarnation sur ce plan du dieu de la guerre, qui vous a sauvé la vie.
Tiphs et Stedt échangèrent un regard, tandis que Moran gardait les yeux braqués sur l’androïde.
— Qu’il en soit remercié. Et vous ? Comment doit-on vous appeler ?
— Mon nom importe peu, répondit la machine sans se départir de son sourire absent. Cependant, si vous tenez à m’affubler d’un qualificatif, appelez-moi Brüder.
Brüder. Un rapide saut dans la base de données de Mank informa Sorj qu’il s’agissait d’un ancien mot terrien pour « frère ». Ce robot se présentait donc comme leur ami. Pourtant, l’intendant avait peine à croire à ces promesses de fraternité.
— Enchantée, Brüder, répliqua Moran en tendant sa main. Je suis Moran, capitaine de ce vaisseau, et vous voyez ici mon second Dax, ainsi que…
Brüder l’interrompit d’un geste. Il n’avait pas pris sa main.
— Je vous l’ai dit, nos noms importent peu. Seul compte la volonté du sidhe que je sers, et il exige que vous payiez sur le champ le tribut qui lui est dû. Comment comptez-vous vous en acquitter ?
Cette fois, Moran fit glisser ses yeux sur ses hommes.
— Un tribut ? C’est que…
Dax s’avança.
— De quelle nature ? demanda-t-il d’une voix abrupte.
Le sourire de Brüder se fit mielleux.
— En sang et en âmes, bien sûr. Vous ignorez donc les termes du Pacte ?
Moran se hâta de secouer la tête.
— Non, évidemment. Nous étions justement en route pour livrer une cargaison à l’Amiral Hosseini, émissaire de…
— J’ignore qui est cet Hosseini, et je m’en contrefous, répliqua le cyborg avec une brutalité qui jura sur son ton sirupeux. Mon maître est un guerrier solitaire, qui prend part aux combats selon son goût et ses aspirations. Il n’est lié à aucune armée.
— Mais il respecte le Pacte, fit pourtant observer Moran.
— Oui. Et c’est bien votre chance. S’il n’avait pas manifesté un intérêt à votre égard, vous seriez tous morts. Louez mon maître d’avoir condescendu à baisser les yeux sur vos existences insignifiantes !
Dax fit un pas en avant, les poings serrés.
— Espèce de tas de ferraille prétentieuse, je vais te…
Moran fit claquer un ordre, mais c’était trop tard : d’un seul geste, aussi fluide que précis, l’androïde avait mis cette force de la nature à terre. Le second roula sur le dos, un filet de bave dégoulinant sur son menton, les yeux vides et blancs. Diano se précipita à ses côtés. La sidération empêcha le reste de l’équipe de bouger : l’androïde venait de violer la plus fondamentale des lois d’Asimov sans la moindre gêne.
— Que lui avez-vous fait ? s’enquit Moran d’un ton cassant. C’était mon second.
— J’ai juste appuyé là où il fallait, badina la machine en réponse. Je vous l’ai dit : je suis le représentant d’un sidhe, héritier de l’ultime et sublime tradition martiale d’Æriban. Je pourrais prendre ce vaisseau à moi tout seul et n’en laisser que des ruines. Estimez-vous heureux que mon maître se montre si magnanime. Quant à cette jeune brute, ne vous en faites pas : elle vivra.
Agenouillé auprès du second évanoui, Diano confirma d’un hochement de tête. Moran, à son tour, fit signe à Sorj et Kell de l’évacuer. Alors que l’intendant plaçait le second sur un porte-charge anti-grav, l’agent de liaison poussa un juron.
— P’tain d’ældiens ! Pire que ces foutus korridites.
Les mots eurent à peine le temps de franchir sa bouche : Kell s’écroula à son tour. Médusé, Sorj vit le membre de l’équipage le plus proche de ce qu’on pouvait appeler un ami s’effondrer sur le corps inanimé de Dax, du sang s’écoulant de ses oreilles. Derrière eux, Tiphs laissa échapper un glapissement de bête blessée : tout le monde savait qu’elle couchait avec Kell.
— Lui, je n’en suis pas si sûr, sourit l’androïde qui se faisait appeler « frère ». On n’insulte pas les maîtres de l’univers impunément !
Cette fois, c’est l’ingénieur Ari Stedt qui réagit.
— Espèce de…
D’un geste, Moran mit fin aux velléités de rébellion de l’équipage.
— Sorj, emmène Anya et Stedt avec toi à l’infirmerie. Vous m’y attendrez : je vous verrai tout à l’heure.
Sorj devait se souvenir longtemps du regard que lui jeta son capitaine. Dans la nuit sans fin qui s’ensuivit, ce regard à la fois résolu et désolé le hanta plus sûrement que le fantôme de sa dignité perdue.
Diano s’occupa tout de suite de Kell. Il s’enferma dans le module médical avec le malheureux officier de liaison, qui avait été pris de convulsions à peine allongé sur la table de soins. Sorj se retrouva seul avec une Tiphs blême et muette, à veiller sur Dax.
Moran était restée seule avec l’androïde assassin. Que pouvaient-ils donc se dire ? Intérieurement, Tiphs et Stedt devaient se poser la même question que lui. Or, personne n’osa la formuler à haute voix.
Ils savaient de quoi il en retournait. Moran marchandait avec le robot traître, cherchant probablement à limiter la rétribution. L’ældien voulait sans nul doute se servir sur leur cargaison. Et Andei qui était là en bas, tout seul…
L’estomac de Sorj se noua. Mû par un sentiment d’urgence impérative, il émergea de la sidération collective qui les avait tous saisis depuis l’intervention musclée de l’androïde.
— Je dois aller dans la soute, murmura-t-il sans regarder ses camarades.
— Mais le capitaine a dit…
— Tout de suite.
Tiphs ne chercha pas à le retenir. Stedt non plus. Mais lorsqu’il quitta le module d’infirmerie, Sorj tomba sur Moran, qui posa ses yeux pâles sur lui.
— Où vas-tu comme ça ?
Derrière elle se tenait l’androïde, affichant son petit sourire suffisant, escorté par quatre sous-officiers armés. En croisant le regard affolé d’Andei, entravé entre deux gardes, Sorj comprit qu’il avait été piégé.
— Arrêtez cet homme, ordonna Moran en désignant Sorj.
Aussitôt, les deux autres sous-officiers s’avancèrent, prenant bien soin de ne pas regarder leur ancien supérieur. Ils tirèrent les bras musclés de l’intendant derrière son dos, contrariant douloureusement les articulations, puis lui passèrent une entrave magnétique.
— Attachez votre entrave à ce collier, intervint l’ignoble androïde en lui passant un lacet qui semblait fait de métal liquide.
Sorj grimaça lorsque la chose toucha sa peau. Au contact de sa chaleur corporelle, l’étrange métal se solidifia. Sorj sentit le poids de ses bras, douloureusement liés dans son dos, tirer sur le collier. Pour un objet aussi mince, il était terriblement lourd. L’officier, que son comportement exemplaire avait préservé des sanctions disciplinaires toute sa vie, se sentit soudain diminué, rabaissé à l’état de criminel, de citoyen de moindre importance. C’était d’ailleurs le cas, puisqu’on le livrait à un extraterrestre anthropophage comme un vulgaire zubron de consommation.
— Ça ira pour l’instant, acquiesça le robot, satisfait. Emmenez-le. Le maître a assez attendu.
En quête de justification à cette trahison, l’intendant se tourna vers son capitaine.
— Je n’ai pas le choix, Sorj, fit Moran d’un ton presque désolé. Tu n’aurais pas dû me cacher l’existence de ce tribut. C’est un cas de cour martiale, tu le sais.
— Je comprends, articula Sorj d’une voix rauque. Tu dois penser à l’équipage, et il te fallait une victime à sacrifier. Mais tu dois savoir…
L’androïde intervint, la voix plus coupante que l’acier.
— Faites-le taire, ordonna-t-il. Tout de suite.
Sorj tenta à nouveau de parler, mais très vite, il se retrouva bâillonné. Les bras tirés en arrière, pesant sur le lourd collier à sa nuque, il ne pouvait ni se débattre ni s’exprimer. On lui enlevait jusqu’à la possibilité d’adresser un dernier mot à ses camarades, les seules personnes qu’il avait côtoyées aussi longtemps.
— Je suis navrée, Sorj. Adieu.
Ce furent les dernières paroles que Dina Moran lui concéda.
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