Le chasseur
Brüder sortit du mode veille avec la sensation d’avoir abusé des substances prohibées par la troisième loi d’Asimov. Pourtant, même s’il s’était affranchi de ce code depuis bien longtemps déjà, il avait toujours refusé d’en consommer. Perdre le contrôle d’une telle manière aurait été indigne d’un intendant de sa classe, affectation ou non.
Le Maître le convoquait. Sur le champ. Il prit toutefois quelques secondes pour se coiffer soigneusement et passer un nouvel uniforme. Comme tous les androïdes, il restait figé dans la même position lorsqu’il se mettait hors tension, mais cela ne l’autorisait pas à se relâcher. Pas devant un ældien.
Il franchit les couloirs labyrinthiques menant aux appartements du Maître avec la célérité maîtrisée qu’il avait vue aux majordomes britanniques dans les vieux holofilms. Il en consultait régulièrement, afin d’être toujours à la pointe de ce qu’il estimait avoir été le sommet de la civilisation humaine. Les hommes actuels n’étaient plus que l’ombre de leurs glorieux ancêtres, une imitation pitoyable et déplorable : sans lui, Brüder, le seigneur Nimrod aurait perdu tout intérêt pour l’humanité, à l’image d’un bon nombre de ses congénères. Puisqu’il entretenait une veille sur les canaux de transmissions des flottes terriennes, Brüder savait que nombre d’ældiens avaient refusé de ratifier le traité d’Ahmed Aden, tandis que d’autres attendaient la première occasion pour le rompre. Ils ne se sentaient plus concernés par le sort de la Terre, dont l’humanité avait fait une poubelle. Les descendants des coupables commençaient tout juste à réaliser ce qu’ils avaient perdu.
Am-Unaan Nimrod était un maître peu exigeant, mais il détestait émerger de ses fièvres avec les reliefs de ses excès. Il appartenait à Brüder, en plus de représenter la perfection humaine, de faire disparaître ces sous-êtres de chair dont il avait besoin de se repaître. L’IA méprisait les humains, mais il les jalousait également. Il aurait préféré rester le seul représentant de l’ancienne Terre à interagir avec lui.
— Seigneur ?
Nimrod se tenait devant la baie, ses longs cheveux pâles coulant le long de son dos musclé. Sans un mot ni un regard, il pointa un index griffu en direction de l’immense lit, dans lequel reposait le corps ensanglanté de l’humain qu’il avait brisé dans sa rage destructrice et sa fureur sexuelle.
— Je vais faire le nécessaire, Maître. Voulez-vous que je vous amène l’autre proie, le mâle ?
La machine de traduction s’avança devant l’IA d’intendance.
— Ce n’est pas la peine. Les fièvres du Maître sont achevées. Débarrassez-nous du corps.
Brüder jeta un regard froid au traducteur qui se permettait de parler à la première personne. Nimrod refusait toujours de s’adresser à lui directement. Pourtant, il échangeait avec cette machine sans conscience ni autonomie, à l’intelligence inférieure.
Il se devait néanmoins d’obéir. C’était toujours lui qui prenait en charge les proies, et nul autre.
Le jeune mutant intersexe gisait sur le lit immense comme une poupée écartelée, qu’un jeune ogre cruel aurait jeté là après l’avoir brisée. Nimrod n’achevait pas systématiquement ses proies, mais elles ne survivaient jamais à ses étreintes. Certaines duraient plus longtemps que d’autres. L’avant-dernière, une solide femelle qui se prétendait combattante, avait supporté les ardeurs du maître avec un stoïcisme digne d’une machine. Brüder, qui avait espionné les ébats en piratant la caméra du traducteur, était même persuadé qu’elle y avait pris un plaisir certain. Mais en dépit de l’entrainement, le rythme effréné que lui imposait le maître avait fini par avoir raison d’elle. Les chaleurs ældiennes duraient entre 170 et 300 heures solariennes, et pendant tout ce temps, un mâle adulte comme Nimrod s’accouplait sans autre interruption que les prises régulières de fluide vital qu’il prélevait à la gorge de sa victime. Nimrod était un amant brutal et égoïste, qui ne songeait qu’à son seul plaisir. Il ne comprenait pas la fragilité du corps humain et ne prenait aucune précaution envers ses esclaves. Si les saillies ne les tuaient pas, les grossesses achevaient de le faire : aucune femelle n’avait réussi à mettre bas une portée de lui. L’hermaphrodisme du jeune humain mutant s’était avéré une aubaine : on lui avait prêté assez de résistance pour endurer le coït avec un extraterrestre de trois mètres de haut et près d’une tonne, muni de griffes et de crocs grands comme des couteaux de combat et d’un sexe dont la moindre poussée était capable de perforer les organes internes d’un zubron. Le jeune intersexe pourrait non seulement y résister, et aussi mener une portée à terme.
Mais pour celui-là également, la préparation s’avérait insuffisante. Le mâle, peut-être... Il avait montré une résistance hors du commun lors de l’entrainement. Il arriverait potentiellement à tenir deux ou trois cycles, avant qu’on ne soit obligé de se mettre en quête de réapprovisionnement. Avec cette guerre interminable, les proies se faisaient rares. Et Nimrod ne tolérait que moins de dix pour cent de modifications bioniques. En outre, il évitait les zones de combat : c’était un guerrier solitaire qui, pour une raison que l’IA ignorait, ne se mêlait jamais aux autres membres de son espèce et refusait de combattre avec eux.
Par acquit de conscience, Brüder posa le doigt sur la jugulaire du captif inanimé. Il resta ainsi une minute, puis leva un sourcil, étonné.
Le gamin vivait.
— Il a survécu, Maître.
Cette fois, Brüder entendit l’ældien se retourner. Il se redressa et afficha un visage neutre, dissimulant toute trace d’émotion.
Nimrod lui faisait face dans toute sa glorieuse nudité. Son corps puissant, la façon dont sa chevelure lumineuse drapait sa spectaculaire chute de reins… pour Brüder, les dieux d’Asgard n’apparaissaient pas autrement. Dans l’ancien monde, Nimrod était le roi des géant rebelles à la cause de Dieu. Son nom, retranscrit dans le Talmud et la Genèse, signifiait « chasseur d’êtres humains ». C’était le premier esclavagiste, le tyran de Babylone. Déifié sous la forme de Marduk, Dionysos et Mithra, il représentait un principe solaire et impitoyable, à qui on rendait de terribles sacrifices. Il était proche de Léviathan, dieu de la chair, de l’avidité et du désir, mais aussi de la rage aveugle de Dieu, capable d’anéantir le monde qu’il avait créé.
Brüder s’effaça, les yeux respectueusement baissés, lorsque cet être d’exception passa devant lui. Comme la plupart des IA, Brüder avait été conçu comme un homme de grande taille, mais il apparaissait comme un enfant à côté de l’ældien. Même lorsque ce dernier s’accroupit pour se pencher sur l’humain qu’il avait violé, il semblait toujours petit et fragile.
Nimrod se redressa. Le menton baissé, il examina la silhouette inanimée. En retrait à quelques pas derrière lui, Brüder pouvait apercevoir la ligne ferme de sa mâchoire et l’angle aigu de sa pommette, ainsi sur son œil blanc, traversé par une longue cicatrice. Devant lui, il ne portait pas son masque. Pour lui, Brüder n’était pas plus consistant qu’un meuble : un meuble doté d’intellect et d’une certaine dose d’agentivité, mais un meuble quand même.
Finalement, il se retourna et se dirigea vers la lourde porte dans une envolée de cheveux. Brüder se retrouva seul. Mais le petit traducteur ne tarda pas à léviter vers lui :
— Le Maître exige que tu le soignes.
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