Le marché
Sorj fut déstabilisé par l’aspect prosaïque, et si résolument normal, de l’intérieur de la cabine. C’était une cabine amirale, ce qu’il y a de plus banal. Une immense baie qui reproduisait la vue de l’espace, un bar dans un coin, et même, objet ô combien déplacé ici, un piano. Au milieu de la pièce était creusé un salon circulaire, garni de banquettes moelleuses. On trouvait également un ensemble de projection holographique. Des plantes exotiques décoraient le tout, ainsi qu’une petite cascade artificielle se déversant dans une grande cuve. Dans un coin, un peu à l’écart, on pouvait voir un grand lit. Sorj reconnut tout de suite l’immense miroir au plafond et les draps rouges.
C’est pas possible, se surprit-il à penser.
Les appartements du « maître » étaient l’espace le plus humain du vaisseau.
Pourquoi cette créature lui faisait-elle croire que sa tanière était un morceau de planète exogène, alors qu’il s’agissait en fait d’une cabine de haut gradé humain ?
L’ældien n’était visible nulle part. Sa présence, toujours annoncée par cette sensation électrique et oppressante, cette lourde odeur musquée, n’était pas perceptible. Il n’était pas dans la pièce. Sorj en fit prudemment le tour.
Sorj fut surpris de trouver de nombreux artefacts humains. Des objets divers servant au divertissement, et même des vêtements. En songeant que cela avait dû appartenir à ses précédentes victimes, Sorj frissonna. Qu’étaient-elles devenues ?
Il en eut une idée en découvrant l’horrible trophée sur le mur au fond de la pièce, juste en face du lit. Au début, il l’avait pris pour une sculpture murale. Mais il s’agissait en fait d’un corps, moulé dans l’iridium. Une sorte de pierre tombale géante, redressée face au lit, pour que ce tueur d’humains puisse contempler quotidiennement son forfait…
Sorj surmonta son dégoût et s’approcha. La sinistre sculpture représentait un jeune homme nu, peut-être un peu plus petit que le militaire. Un môme, comprit ce dernier. Comme Andei. Un pauvre gamin qui avait connu l’enfer, avant de finir en décoration murale. Pourtant, il avait l’air paisible, presque heureux. Peut-être qu’il avait souhaité la mort, l’avait ardemment appelée de ses vœux.
Le malheureux qu’on avait ainsi statufié devait être l’un de ces déshérités que le Charon, parmi d’autres équipages, vendait aux ældiens. Sorj réprima un rire de dépit. Si une force créatrice et omnipotente souhaitant la justice dans l’univers existait vraiment, il l’avait bien puni ! Mais il n’y avait que le chaos. Un désordre où rien n’avait de sens, comme cette macabre sculpture alien.
Il veut qu’on ait peur, comprit Sorj. Qu’on le craigne. Alors, il nous dissimule la vérité.
Et s’il procédait ainsi… c’est qu’il avait une faiblesse.
Un bruit le sortit des nombreux plans de bataille qu’il était en train d’extrapoler. Sorj ne voulait pas que l’ældien découvre qu’il n’était plus sous l’influence des médicaments. Alors, il marcha vers le lit et s’y allongea sur le ventre, cul offert, comme on lui avait appris lors de « l’entrainement ».
Et il attendit.
La sensation d’une main, immense et forte, venant flatter sa croupe le surprit tellement qu’il faillit se trahir en sursautant. La créature était beaucoup plus proche de lui qu’il ne l’avait cru, à moins qu’elle soit capable de déplacement instantané, et silencieux par-dessus le marché ? La peur revint, et avec elle, tous les marqueurs physiques du prédaté. La terreur, brutale et puissante, exhalait son odeur âcre par tous ses pores, collant ses cheveux, accélérant son cœur. L’ældien continuait à le caresser du bout des doigts, presque machinalement. Puis le matelas s’enfonça.
Il est sur moi, réalisa Sorj. Juste au-dessus.
Il pouvait sentir son souffle balayer son dos, accompagné d’un son bas et puissant. Jamais Sorj n’avait entendu une telle vocalisation. Ce n’était ni un gémissement, ni un grognement, mais plutôt une sorte de sourdine grave. Loin de l’effrayer, ce son le rassura. Malgré lui, il se cambra, imitant sans le savoir le comportement des femelles ældiennes en chaleur.
Puis il le sentit. L’exogène frottait son membre érigé sur son dos, de haut en bas, déposant au passage une sécrétion fraîche et gluante. Il ralentit au niveau de son sillon fessier, où il s’attarda. Son extrémité fouillait sa zone périanale, jouait gentiment avec ses bourses. Sorj les sentit se durcir sous la caresse, puis ce fut le tour de son sexe, qui se tendit. Il se mordit la lèvre, honteux et horrifié de prendre du plaisir à un tel acte.
Mais ce démon savait y faire. Il se coucha sur lui, en faisant attention à se soutenir de ses bras puissants pour ne pas l’écraser sous son poids. Là, il lui mordilla doucement l’épaule, le lécha voluptueusement, recréant avec sa langue le même parcours qu’il avait accompli avec sa queue. De sa langue, étonnamment longue et pointue, il lui titilla l’anus.
Sorj gémit. À travers les spasmes du plaisir, il entendit le rire sombre de l’ældien. Il riait… comme un humain. Puis il le saisit par les hanches, lui pétrit les fesses de ses griffes, soudain ardent.
— Doucement, Maître…, laissa échapper Sorj, employant la formule de soumission que lui avait apprise Brüder.
La créature extraterrestre se figea. Sorj sentit qu’il avait fait une erreur.
Tu parles ?
L’incongruité de la question frappa Sorj. Il avait toujours parlé ! C’était lui, l’ældien, qui refusait de le faire.
Sorj prit son courage à deux mains et se retourna. Il était temps qu’il fasse face.
Mais le Maître ne l’entendait pas ainsi. D’une poigne brutale, il le repoussa face contre le matelas. Rendu furieux par cette tentative de rébellion – ou, plus probablement, excité par elle – il fit coulisser son membre énorme entre les fesses de son esclave.
— Non ! cria Sorj. Pas comme ça. Je veux vous voir !
Pour toute réponse, l’ældien accéléra la cadence. Entre deux hoquets, Sorj tentait de se débattre. Mais il était pilonné par l’alien, impitoyablement écartelé par ce membre diabolique qui lui faisait à la fois tant de mal et tant de bien. Maintenu d’une main de fer sur le matelas, Sorj ne pouvait que relever la tête. Lorsqu’il le fit, il tomba sur l’adolescent de la sculpture, qui le fixait de son regard hanté.
*
Le Maître avait usé de lui une bonne partie de la nuit, puis il avait fini par s’endormir, repu. Sorj n’osait pas bouger. Surtout, il ne pouvait pas bouger. Bientôt, les étranges serviteurs exogènes viendraient lui prodiguer les premiers soins.
C’est le moment ou jamais.
Réprimant un râle de souffrance, Sorj se retourna. Son cœur faillit se décrocher lorsqu’il se retrouva face aux yeux iridescents et grands ouverts de l’ældien, juste devant lui. Trois éclats de miroir sur un masque ouvragé, parcouru de lignes et d’arabesques complexes, dans une matière inconnue. Sorj le contempla sans bouger, retenant sa respiration. L’ældien ne bougeait pas. Il dormait, les yeux ouverts.
C’est le moment ou jamais, se répéta-t-il.
Alors, prudemment, il tendit les mains. Mais au moment où il les posait sur le masque noir, les trois miroirs s’allumèrent.
Des paupières nictitantes. Il avait réellement les yeux fermés.
La créature se redressa sur son coude, se relevant de toute sa hauteur. Sorj eut l’impression d’assister à la résurrection de géants endormis depuis des millénaires, des statues oubliées sur une planète ensablée. À l’instar de l’imprudent qui réveillait des forces en sommeil, il s’attendait à subir le courroux des dieux.
Mais l’ældien se contenta de le regarder en silence.
— Je… je ne voulais pas vous réveiller, Maître, s’excusa Sorj.
— Tu ne m’as pas réveillé.
Sorj mit un moment à réaliser que la créature lui avait parlé. Vraiment parlé, et non par le biais d’un esclave traducteur, la télépathie ou quoi que ce soit d’autre. Il en resta interdit, cherchant ses mots.
Ce fut l’ældien qui les trouva à sa place.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Sa voix était grave et profonde, mais étrangement douce.
— Je… euh… comment dois-je vous appeler ?
Sorj sut ce qu’il allait lui répondre avant même que les mots finissent de franchir ses lèvres.
— Maître.
Bien sûr.
— J’ai une requête à vous demander, Maître, tenta Sorj.
Encore une fois, l’ældien le regarda en silence.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je vais y répondre ?
Sorj convoqua tout ce qu’il avait entendu raconter sur les ældiens. On les disait durs en affaires, proposant toujours des pactes inégaux, des contrats désavantageux. Mais ils aimaient marchander, traiter avec les humains. Un peu comme ces gros félins des temps anciens, qui laissaient s’échapper les rongeurs pour mieux les rattraper ensuite.
Propose-lui quelque chose. N’importe quoi.
— Je sais que vous aimez quand je vous suce. Vous adorez ça, même.
— Pourquoi achèterais-je quelque chose que je possède déjà ?
Sorj baissa les yeux. Mais il les releva aussitôt.
— Je vous suce bien car je fais ça de mon plein gré. Si je ne le voulais pas, vous prendriez moins de plaisir.
— Si tu refusais de me donner ta bouche, esclave, je te ferais arracher les dents.
Sorj se remémora la menace de Brüder. Il lui avait dit la même chose.
— Oui, mais si je n’avais plus ni dents ni langue, vous prendriez moins de plaisir.
L’ældien le contempla en silence, sa tête triangulaire penchée sur le côté. Il l’avait appuyée sur sa main griffue, comme un humain.
— Dis-moi ce que tu veux, lâcha-t-il enfin.
— Je veux pouvoir m’assurer de la santé d’Andei, souffla-t-il en plantant son regard noir dans celui de la créature en face de lui. Laissez-nous être ensemble.
— Est-ce ta femelle ?
Sorj écarquilla les yeux.
— Non, mais nous autres, humains, avons besoin d’être ensemble pour nous réconforter mutuellement, et…
— Cette femelle peut porter mes petits. Elle est très précieuse pour moi.
— Ce n’est pas une femelle, Maître, grinça Sorj. C’est un mâle, comme moi… comme vous.
Retiens-toi, lui soufflait sa voix intérieure. Il t’écoute. Ne l’énerve pas.
L’ældien tourna la tête, agacé.
— Je sais ce qu’il est. Moitié mâle, moitié femelle. C’est sa moitié femelle qui m’intéresse.
— Mais il souffre d’être considéré comme une femelle ! Il se considère mâle.
Le Maître reporta son regard de statue sur lui. Le masque qu’il portait n’offrait qu’une façade lisse, sans expression, mais derrière, ses yeux brûlaient.
— Et toi ? Tu souffres ?
Sorj hésita à répondre. Qu’est-ce que souhaitait entendre cet être millénaire, aveugle à leur condition et sourd à leur souffrance ?
Il décida de jouer franc-jeu.
— Oui.
— Pourquoi ?
La voix avait résonné comme un l’écho glacial d’un néant dépourvu d’humanité. De nouveau, Sorj jeta un œil sur l'affreuse sculpture tombeau.
— Parce vous n’êtes pas comme nous. Parce que votre amour fait mal. Parce que vous ne nous laissez ni choix, ni liberté.
L’extraterrestre parut méditer ces paroles. Enfin, il se redressa de toute sa hauteur.
— Fais ce que tu sais si bien faire. Quand tu auras fini, mon intendant te conduira à ton congénère.
Sorj esquissa un sourire, son premier depuis sa captivité. Il avait gagné la première manche. Presque reconnaissant, il accepta le gigantesque pénis alien dans sa bouche, déterminé à lui offrir le meilleur accueil possible.
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