Fuite
Une fois revenu à bord, Vlad décida d’aller rendre une petite visite au perædhel. Il allait sûrement falloir le soigner, le nourrir. Le rendre présentable, aussi. Les ældiens aimaient que leurs esclaves soient mis en valeur : c’était une sorte de compétition entre eux. Un bel esclave, et a fortiori, un fringant perædhel, conférait du prestige à son propriétaire. Les humains avaient mutilé le semi-humain en massacrant sa belle chevelure argentée. Les crocs arrachés, en revanche, étaient un plus : nul ne voulait d’un esclave agressif, capable de mordre. L’absence de panache, quant à elle, mettait ses fesses en valeur. Il conviendrait sûrement de le castrer, mais cela, ce serait à Nimrod de voir. Peut-être voudrait-il y assister.
C’est en planifiant tout cela que Vlad se dirigea vers la cellule d’observation où il avait laissé le jeune humain. Au fil du temps, il s’était constitué un véritable laboratoire dans ce coin du vaisseau. Nimrod ne s’y rendait jamais. Vlad était le seul maître à bord, et cela lui plaisait : à l’époque où il travaillait pour les humains, on ne lui laissait qu’un placard avec un strapontin, sous prétexte qu’il n’avait pas besoin de dormir. Et les gens comme Hosseini s’étonnaient que les IA autonomes choisissent les ældiens !
Vlad était content de sa journée. Hosseini n’avait pas mis aucune objection à son plan : il avait même semblé plutôt heureux de se débarrasser du perædhel. Par curiosité, Vlad avait consulté son dossier sur l’infosphère de la station : c’était une longue et pathétique liste de troubles à l’ordre républicain, allant de la bagarre au couteau en fond de ruelle au dévoiement d’une fille de général. C’était même pour ce dernier fait d’armes qu’on l’avait relégué au fond d’un atelier, sur une station éloignée. Pas étonnant qu’on cherche à se débarrasser de lui !
Vlad prépara lui-même sa nourriture, qu’il disposa avec soin sur un plateau. Les mains gantées de plastique pour ne pas contaminer les denrées, il les déposa à une : fruits de Lomë bien frais et décorés de fleurs d’Æriban cueillies dans la serre personnelle d’Æshma, petites montagnes neigeuses d’œufs de Lompe, et, bien sûr, lamelles de viande de faux-singe crue et l’inévitable gwidth. Gerald possédait dans les veines du sang des maîtres : il avait donc droit à la même nourriture qu’eux, celle des dieux.
Avant d’ouvrir la porte, il jeta un œil à la caméra de surveillance qui retransmettait ce se passait dans la cellule. Roulé en boule dans une couverture, le perædhel semblait dormir. Parfait. Vlad actionna l’ouverture : la porte se débloqua et glissa silencieusement dans le mur adjoint.
— Bon, comment se porte notre petit invité ?
Le perædhel n’était plus allongé, mais assis en chien de fusil, le nez caché derrière ses bras croisés et visiblement prêt à bondir à tout instant. Il l’avait entendu arriver. Dans le noir, ses yeux n’étaient que billes immenses, d’un vert phosphorescent, traversé par un mince filament qui ressemblait à une lucarne vers la folie.
En le voyant si mal disposé, Vlad regretta d’avoir usé de force coercitive avec lui. Les perædhil étaient des êtres instables, à fleur de peau, prompts aux extrêmes, qu’il s’agisse de violence ou de passion. Nul ne pouvait prévoir comment ils allaient tourner. Si la plupart mouraient en bas âge – souvent exterminés par leurs demi-frères humains – ceux qui parvenaient à l’âge adulte devenaient d’autant plus dangereux qu’ils avaient appris à survivre. Et il y avait le fameux Choix… L’androïde était persuadé que désormais, le semi-humain avait imprimé son visage dans sa mémoire vive. Il s’en souviendrait tout le long de sa longue existence, y compris après le Choix… si on l’en instruisait.
Mais il n’y a aucun moyen qu’il sache.
— Je t’ai apporté à manger, lui annonça-t-il en posant le plateau devant lui sur la couchette. Il faut que tu prennes des forces : tu as dépensé beaucoup d’énergie, tout à l’heure.
Le perædhel lui montra les dents. Malheureusement, l’absence de canines gâchait son défi.
— Je pensais que tu accueillerais la nourriture avec plus d’enthousiasme...
— Va te faire mettre, putain de robot !
Vlad hésita. Il avait très envie de frapper ce jeune mâle arrogant, de briser ce nez trop droit et d’écraser cette bouche à la fois virile et sensuelle. Mais il sut se retenir.
Patience. Montre-toi patient. Tu l’as humilié, et il est furieux.
— Je te présente mes excuses, dit-il en posant un genou au sol. Je n’aurais pas dû te blesser.
Ce n’était pas tout à fait un salut protocolaire. Si le jeune avait été un véritable ældien, Vlad aurait dû s’allonger de tout son long, sur le ventre, et attendre de voir si l’offensé acceptait de l’épargner. Mais le perædhel ignorait toutes ces subtilités culturelles. Et la stupeur qui apparut sur son beau visage valait bien d’avoir retenu sa main.
*
En voyant l’androïde mettre un genou à terre et lui présenter sa nuque comme un chevalier des temps anciens, Gerald fronça les sourcils. Que lui valait ce revirement soudain ? Dans tous les cas, c’était une chance à saisir.
— Si t’es vraiment désolé, laisse-moi sortir de ce foutu vaisseau. Plus je passe du temps ici, plus on me retire de crédits sur ma paye !
Le robot avait déjà redressé la tête.
— Ce n’est plus un problème. Je suis allé voir ton patron pendant que tu te reposais, expliqua-t-il en se relevant. Une petite collation ?
— Je me reposais pas, cracha Gerald. Je tentais d’émerger du K.O dans lequel tu m’as mis pour un crime imaginaire… c’est mes propres dents que je portais en collier, ducon !
— Je sais. J’ai fait analyser ton sang. Et j’admets que je n’aurais pas dû lever la main sur toi. Encore une fois, je te présente mes excuses. Manger un peu te fera du bien.
Gerald jeta un œil rapide au plateau. Il ne reconnaissait aucun des plats, mais l’odeur était appétissante.
L’IA en profita pour lui tendre une coupe dorée remplie d’un épais liquide rouge. L’odeur sucrée fit frémir les narines de Gerald, ce qui le mit encore plus en colère.
— Tu perds rien pour attendre. Si tu crois que c’est oublié ! T’as une dette envers moi, mec. Qu’est-ce que c’est ?
— Du gwidth. C’est la boisson préférée des ældiens. Le nectar des dieux, si tu préfères.
— Les dieux… des esclavagistes cannibales, tu veux dire !
Gerald trempa tout de même ses lèvres dans le liquide. L’arôme était riche, puissant et, paradoxalement, absolument pas sucré. Il le vida en une seule gorgée.
— Bon, c’est délicieux, mais j’ai le temps de trainer. Et comme je me doute bien que tu me feras pas de doggy-bag...
Bizarrement, l’androïde affichait une mine contrite. Il semblait véritablement regretter qu’il ne fasse pas honneur au repas… le contraste avec son attitude précédente, le visage déformé par la haine qu’il avait affiché en le fouettant, était saisissant.
Ces IA autonomes ne sont pas au point, songea Gerald avec un soupçon de terreur.
Il n’aimait pas les machines imprévisibles, qui sortaient de leur routine de comportement. Et ce Vlad lui semblait être en roue libre.
C’est plus mes affaires, décida Gerald.
Il reposa la coupe vide sur le plateau et se leva, attrapant au passage sa veste d’uniforme lacérée.
— Bon. Si t’es allé t’excuser au patron… j’imagine qu’il ne dira rien pour le retard et la combi en charpie. Si tu veux bien te pousser de la porte maintenant…j’ai aucune envie de m’attarder ici.
Mais l’IA ne bougeait pas. Assise juste en face de la porte, elle continuait de lui barrer la route.
— Le Contre-Amiral a accepté de te céder au seigneur Æshma. Tu n’as plus aucun compte à lui rendre, désormais. C’est de Sa Seigneurie que tu dépends.
Gerald sentit son estomac tomber dans ses talons.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Que tu appartiens au Seigneur de la guerre Æshma, actuellement en route pour retrouver le Seigneur Am-Urnaan Nimrod, à qui il compte t’offrir.
Gerald se colla contre le mur.
— T’es en train de me dire qu’on est plus amarré à la station ?
— Effectivement. Le cair a pris son envol dès que je suis remonté à bord, il y a un peu plus d’une heure. Il est entré dans la Trame immédiatement, et nous nous trouvons à des milliards d’années-lumière de ta base, que tu ne reverras sans doute jamais.
Gerald ne le laissa pas finir son explication. La boisson ældienne lui avait redonné des forces. Profitant de l’effet de surprise, il poussa l’androïde et bondit à travers la porte laissée ouverte. Il avait encore une chance d’atteindre une barge de secours. Pour le reste, on aviserait après.
— Scanne-moi ce que tu peux de ce foutu vaisseau ! Cria-t-il en réveillant Aki d’une secousse du poignet.
— Tout de suite, Gerald.
La silhouette de la petite fée fut aussitôt remplacée par un jet de lumière rouge, qui courut le long des parois, donnant vie momentanément à d’étranges circonvolutions noires et luisantes évoquant les scènes de destruction et de viol cosmique les plus abjectes. Gerald choisit de les ignorer pour se concentrer sur le holoplan en 3D qui se matérialisait ligne par ligne sur son pod, comme une construction en devenir : il était incomplet, mais ça ferait l’affaire.
— Où sont les nefs de secours ?
— Recherche en cours. Je n’ai pas assez de portée pour l’instant.
Gerald grinça des dents. Il n’avait pas le temps ! Derrière, le robot devait déjà s’être lancé à ses trousses.
— Grouille Aki, s’te plaît…
— Tourne à droite. Il semblerait y avoir quelque chose dans un secteur proche.
Semblerait ? Gerald aurait préféré des certitudes, mais cette déduction de l’IA valait mieux que rien.
Il tourna à droite, débouchant sur un autre couloir sombre et sans fin. Ce vaisseau semblait être entièrement fait de couloirs sombres et sans fin. Mais celui-là débouchait une salle aux dimensions cyclopéennes, des abimes de vide sans fond traversés par une unique passerelle se perdant dans l’immensité de l’inconnu.
— J’identifie ce qui ressemble à un astronef juste derrière, Gerald, lui indiqua Aki.
Enfin ! Il y était presque. Il se précipita sur le pont sans s’inquiéter du bruit métallique que lui renvoyait la travée, ses échos se répercutant dans le vide infini sous ses pieds.
Mais il y avait quelqu’un sur le pont. Une silhouette immense, debout, immobile. À une vingtaine de mètres déjà, le regard acéré de Gerald discerna les angles aigus de son armure noire, qui luisait dans la pénombre comme du pétrole. Elle ressemblait à quelque bête fantastique, un démon tout droit sorti des limbes. Trois triangles d’un rouge tribal perçaient cette noirceur absolue, enveloppée d’une espèce de cape ressemblant à des ailes chitineuses aux extrémités griffues.
C’était un seigneur de la guerre ældien. Æshma, le « maître » de Hosseini.
Gerald s’était arrêté. L’immense silhouette de l’ældien – quatre mètres au bas mot – lui barrait le passage. Rapidement, il jeta un œil à droite, à gauche. Il n’y avait que les ténèbres autour de lui. Le vide.
En regardant par-dessus son épaule, il aperçut, une centaine de mètres plus loin, la petite silhouette de l’IA qui était parvenue à l’extrémité du pont. Le robot s’était arrêté aussi et semblait attendre. Attendre quoi ? Gerald ne voulait pas le savoir.
— Je suis désolé, Aki, murmura-t-il. J’ai pas le choix. Je t’emmène avec moi.
L’IA resta silencieuse. Plus de batterie.
Ça y est. C’est terminé.
Gerald avait-il envie de servir d’esclave à un seigneur de la guerre ældien ? Il décida que non. Alors, dans une détente prodigieuse, il s’appuya sur le parapet et sauta la barrière de la traverse.
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