Au bord de la route

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  Jean se retrouva assis au bord d'une route. Il avait oublié ce qu'il faisait là, pourtant l'endroit lui était familier. Il se trouvait dans le désert de Sigonce, au nord de Manosque dans les Alpes de Hautes-Provence, un lieu laissé en jachère par l'homme, qui ressemble à une mer dont les vagues empierrées se seraient figées pour marquer leur dédain du monde. La nuit était tombée et une lune ronde trônait dans un ciel d'été constellé d'étoiles. Les phares de la voiture illuminaient les collines alentour. L'air encore chaud bruissait du chant des insectes.

  Il se sentait fatigué, pas vraiment physiquement, le mal plongeait plus profondément. La lassitude s'était emparée de lui sans qu'il ne sache trop pourquoi, comme si demain était trop loin. Autour, les hautes herbes lui dressaient un rempart avec encore ce parfum sec de vannerie que leur avait donné la chaleur du jour. Il aurait voulu s'allonger et dormir, mais sentait qu'il ne devait pas le faire, pas encore, peut-être plus tard.

— Je devrais rentrer, se disait-il, mais il ne savait plus si quelqu'un l'attendait.

  À quoi bon rentrer se disait-il. S'il devait être seul ailleurs. Ici valait aussi bien. S'il avait plu ou fait froid, il aurait sûrement réagi autrement. Mais la nuit s'annonçait douce alors à quoi bon ?

La voiture l'intriguait. Pourquoi éclairait-elle plein phares cette nuit claire ?

La curiosité le fît se lever et faire quelques pas.

Ce lieu lui avait toujours inspiré un sentiment d'étrangeté, d'éloignement. Il aurait tout aussi bien pu se situer à l'autre bout de la planète que cela ne l'aurait pas étonné plus que ça.

L'automobile se trouvait bien à l'arrêt mais il distinguait mal ses occupants.

  En chemin, il se rappela, confus, qu'il était marié et que son épouse devait l'attendre pour dîner. Il s'en voulait d'avoir oublié sa femme ne serait-ce qu'un instant, elle qui partageait sa vie depuis toujours. Il se souvenait de leur rencontre et de la vision qu'il avait eue d'elle en robe de mariée, parée d'or. Non, décidément, il ne la méritait pas. Elle, ne l'oubliait jamais, s'inquiétait toujours qu'il se sente bien, tandis qu'il passait des heures à jouer aux échecs.

A cette heure avancée, elle devait avoir soupé, le couple aimait passer à table tôt.

— Elle va me manquer, Je devrais rentrer. se répéta-t-il.

Pourtant il décida que non, il ne rentrerait pas et cela l'étonna.

— Enfin, je dois lui manquer se reprit-il conscient du lapsus.


  Plus loin, au-delà des arbustes qui avaient envahi le terrain, quelque chose bougea. Il eut un peu peur, mais même cette crainte lui semblait futile. Une bête se dégagea des broussailles et vînt lui renifler les pieds. C'était un grand chien noir sans collier. L'animal le fixait à présent dans les yeux et l'homme eut du mal à soutenir son regard. Il exprimait de la peine comme s'il le jugeait. Qu'as-tu fait de ta vie ? lui demandait-il. Il décida que non, ce chien ne pouvait pas lui faire la leçon et qu'il devait être décidément bien fatigué pour s'imaginer tout cela.

Le molosse détourna la tête et vient s'asseoir paisiblement à ses côtés.

— J'ai un nouvel ami, plaisanta-t-il à haute voix,

et cette idée absurde le réconforta si bien qu'il se mit à rire.

L'animal, le regardait à la dérobée, exprimant une inquiétude muette. Quelque chose dans le comportement de l'homme semblait anormal et même lui toute bête qu'il fût, il le comprenait fort bien.

Alors une voix de femme vient agrandir la nuit :

— Jean ! Où es-tu ? Tu ne m'entends pas ?!

Jean, interloqué, vit apparaître son épouse, là au bord de la route.

— Pourquoi n'es-tu pas rentré à la maison ? Je t'attends, tu sais à quel point je m'inquiète vite. Tu aurais pu me prévenir ! Tu as oublié ton téléphone ?

Il se sentit coupable devant cette avalanche de questions. D'un naturel distrait, il se savait capable d'oublier bon nombre de choses, rarement son téléphone cependant, qui était, le déplorait souvent sa femme, comme un extension de sa main.

— Mais que fais-tu là, en pleine cambrousse ?

Comme elle ne répondait pas en le toisant, Il sortit son smartphone de sa poche, l'ouvrit pour vérifier qu'il fonctionnait bien. Il avait peut-être reçu des messages ou bien une notification d'un de ses partenaires d'échecs en ligne qui avait joué un coup ? Il adorait jouer aux échecs par correspondance. Il s'arracha à la contemplation de l'appareil et la regarda à nouveau.

— Je n'ai pas de réseau ! dit-il, ce n'est pas de ma faute !

Il se souvint qu'elle s'appelait Mathilde et qu'il l'aimait.

Elle le regardait d'un air navré, les larmes aux yeux.

— Je sais bien que ce n'est pas de ta faute Jean !

Elle recula de quelques pas et s'enfuit, disparaissant de sa vue

— Mathilde ! cria-t-il en vain.

  Le chien geignait doucement. Jean se demandait pourquoi sa femme était partie et ce qu'elle faisait au bord de la route. À ce moment, un des phares de la voiture s'éteignit et il vit qu'à cet endroit, la carrosserie se trouvait encastrée dans un rocher aux arêtes vives. Il s'approcha jusqu'à pouvoir distinguer une forme allongée sur le volant. Inquiet, il parcourut enfin les quelques pas qui le séparaient du véhicule. Seul dans l'habitacle, le conducteur ne bougeait plus, un filet de sang encore frais lui couvrait le front. Mû par l'instinct, il lui releva doucement la tête et su à ce moment que sa vie avait basculée car c'est son propre visage qu'il contemplait.

La bête se pressa contre ses jambes, l'interrogeant du regard.

Mais il ne réagit pas

— Il est temps de partir, dit le chien.

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