Destins de guerre

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 Le tohu-bohu de la bataille disparut instantanément. Au jeu du chat et de la souris, Abel avait perdu. Touché par le souffle d'un obus, il n'entendait plus rien. Les éclats bouillants avaient stoppé net son existence. Il n'eut pas le temps de voir sa vie défiler. Si la canonnade remplissait toujours l'espace, il n'appartenait déjà plus à ce monde.


 À moins d'un kilomètre de là, un autre combattant gisait derrière un muret déconstruit, un foulard tâché de sang autour du cou, Imrad s'en était allé. L'immortalité de ses vingt ans avait été fauchée par les tirs d'un fusil à longue portée.


 Au loin, des amis, des parents, pensaient à eux. Ils ne savaient pas encore qu'ils n'étaient plus. Ceux-là auraient à souffrir davantage que leurs disparus.


 Et pourtant, qui connaît le chemin que les âmes empruntent ? Et si ces deux-là, loin de leurs corps détruits, s'éveillaient ailleurs ? Dans quel dessein ? Allaient-ils rendre des comptes à une divinité tutélaire, implacable ? Connaissaient-ils seulement les lois qui allaient encadrer leur jugement ? Seraient-ils fêtés en tant que héros ? Il ne m'appartient pas de juger de la justesse de leur sacrifice. Disons qu'ils furent invités à vivre un dernier songe.


 Abel se réveilla en premier. Il se souvint du choc qui l'avait oblitéré. Telle une mouche, une main colossale l'avait écrasé. La découverte de son insignifiance l'avait marqué au fer rouge. Au spectacle de ses mains intactes, à la sensation de son corps se dressant par réflexe, il se mit à hurler.


 A son tour, Imrad reprit connaissance. A ses côtés un soldat ennemi criait. Il le regarda sans comprendre. Il s étaient entourés de falaises hautes d'un dizaine de mètres. Elles formaient un cercle grossier, semblable à une arène rétrécie. Les lieux paraissaient sans issue. Voyant l'état d'Abel, il recula de quelques pas. Son foulard en damier, trempé de son sang, gisait au sol. Instinctivement, il se palpa le torse et la gorge où ses doigts s'enfoncèrent profondément. Examinant ses mains rougies il comprit qu'il était mort. Ses certitudes se brisèrent. Le stress, la peur et le désespoir le brûlèrent plus sûrement qu'une bombe. Il mourut une seconde fois. Rien ne l'avait préparé à cet après. Il était une bête traquée, qu'un chasseur cruel avait jetée dans une fosse sans issue.


 Un vent vif roulait en tourbillonnant mais rien ne sortait de sa torpeur. Ses pieds nus titubaient sur le sable humide. Tout en lui criait l'urgence de faire face, de survivre puisqu'il lui était donné de respirer encore. Il leva les yeux vers le responsable de ses souffrances et, gonflé par l'adrénaline, se jeta contre lui avec toute la violence dont il était capable. Réagissant d'instinct, Abel lui crocheta le cou et tenta de l'étouffer. Ils luttèrent au corps à corps, se repoussant, s'agrippant, se frappant. Imrad eut l'avantage de la surprise . Il asséna un uppercut dévastateur. Sonné, Abel s'étala de tout son long. Imrad délaissa alors le corps inerte et se mit à la recherche d'une issue.
Il ne trouva aucune ouverture dans la roche et entreprit l'escalade de la falaise. Les parois trop lisses et humides n'offraient aucune prise. A chaque tentative, il glissait et s'éraflait. Il s'acharnait pourtant comme un automate animé par la terreur.


 Bientôt la nuit tomba. Pendant de longues minutes, en proie au vertige, il tenta d'apaiser l'affolement de son esprit. Il aspirait de longues goulées d'air, tentant de tenir en respect ses angoisses. Une pluie fine se mit à tomber. Ses vêtements en loques ne le protégeaient pas et il trembla bientôt de froid.


Une trouée se fit dans la couche nuageuse au-dessus de sa prison. Une pâle lumière blanche l'illumina bientôt, attirant son regard vers le ciel. Au-dessus de sa tête, deux lunes trônaient. Il tomba à genoux et se mit à prier.
 Abel revint à lui, sonné et grelottant. Son menton l'élançait. Sous la douleur pulsante, il retint mal un gémissement.
Imrad vint se placer à ses côtés. Abel se protégea instinctivement le visage.


– Regarde ! Cria Imrad en anglais en lui désignant le ciel.
Sidérés, les deux hommes contemplaient l'impensable paysage. Après un longue minute d'hypnose, Abel chercha son poignard mais ne le trouva pas accroché à sa ceinture. Imrad, les mains nues, levées entre eux deux, tentaient l'apaisement.


– Il faut savoir !


 Mais Abel, ne voulu rien entendre. Il s'éloigna à reculons, puis son dos ayant touché le mur, s'assit la tête dans les mains. Imrad regardait le visage de son ennemi, grêlé de brûlures, une partie de la calotte crânienne absente, avec un mélange de haine et de pitié. Il lui parla à voix basse, craignant d'attirer davantage l'inconnu qui les entourait. Les limites de leur geôle lui parurent presque rassurantes. Recroquevillés, chacun dans leur coin, ils écoutaient cette nuit étrangère. Au dehors, des cris qu'aucune gorge humaine n'aurait pu émettre, brisaient par moment le silence.


 Le jour les cueillit à l'aube. Des formes allongées trônaient au sommet des falaises qui les surplombaient. Quand la lumière éclaira les sommets, ils réalisèrent que des reptiles, peut-être des varans, les surveillaient en hauteur. Ils se réfugièrent contre la paroi la plus éloignée des bêtes.
Abel se décida à sortir de son mutisme. Il fit signe à son adversaire d'approcher et les mains jointes lui fit la courte échelle. Imrad retrouva ses réflexes et se hissa sur ses épaules. Il tentait d'agripper une prise.


– Plus haut !


 C'est ce moment que choisit l'une des créatures, pour se jeter lourdement dans la fosse. Elle avait l'allure d'un lézard géant mâtiné de crocodile. Ses pieds armés de griffes, s'enfonçaient lourdement dans le sable. Il s'avançait rapidement vers eux, dans un déhanchant obscène.


 Alors qu'elle s'approchait, Imrad sauta depuis les épaules d'Abel, par-dessus le long corps de la bête. Après une roulade, il se redressa et lui attrapa la queue. Il la tira alors en arrière de toutes ses forces. Abel, resté seul face à la gueule immense, esquiva de justesse une première attaque. Les crocs claquèrent juste à côté de son cou. Dans son esquive il aperçut deux pierres affleurant opportunément du sable. Il s'en saisit et retourna à l'assaut. Insensible au danger, il cognait le museau et les yeux.


 Mais une seconde bête s'invita au festin. Imrad l'entendit tomber dans son dos. Tous deux se crurent perdus. Contre toute attente, l'animal se jeta sur son congénère et le saigna à la gorge. Puis l'ayant terrassé se mit à arracher des morceaux de chair du cadavre encore vif, à l'aide de ses puissantes mâchoires.


 Les hommes se reculèrent le plus loin possible. Ils avaient gagné un court répit mais étaient toujours prisonniers de la fosse ! Une fois gavé, le saurien repartit sans effort par où il était venu, les abandonnant à leur sort.


 La nuit fut zébrée de cauchemars. Imrad courait dans les ruelles de son quartier. Il se hâtait de rejoindre la maison de son père. Une bombe était tombée non loin, il courrait vers la maison de sa mère. Les ruelles de son enfance s'entrelaçaient en labyrinthe qui le faisait hésiter, revenir sur ses pas. Les passants lui disaient : "hâte-toi", mais il ne retrouvait pas le chemin de la maison de ses frères. Il entendait alors les pleurs de son père. Il l'appelait : "Imrad ! Imrad !". Quand Imrad arrivait à la maison, il ne restait que des décombres et les corps gisant de son père, de sa mère et de ses frères. Il se réveillait la haine au cœur, jurant au ciel de les venger.
 Abel tenait dans ses bras, le corps sanglant de sa petite sœur. La douleur lui emporta la raison et il jura au ciel de consacrer sa vie à la venger, elle qui aurait dû vivre dans le jardin d'Eden.


 Ils se réveillèrent, le cœur palpitant et l'humeur sombre. Au cours de la nuit, un orage éclata. Des vagues se mirent à frapper le sommet des falaises. parfois elles passaient par dessus bord et les aspergeaient. Un mouvement plus large fit trembler la roche et de l'eau de mer s'engouffra dans la fosse. Elle tombait à gros bouillons et les submergea. Accrochés l'un à l'autre, ils se battaient pour rester à flot. Ils surnageaient à présent à quelques mètres du sommet. La roche n'offrait toujours aucune prise tandis que la houle les ballotait de part et d'autre. Leurs forces diminuaient. Imrad avait souvent la tête sous l'eau. Affolé, il batelait la surface avec ses mains. Abel le soutenait tant qu'il le pouvait, saoulé de liquide amer. Enfin une dernière vague les souleva et les extirpa de leur trou. Il s'éloignèrent du bord, inquiet de retomber dans la fosse.

 Etourdit, assommés ils virent l'air s'illuminer. Eblouis, la vision floue et le cœur au bord de la nausée, ils entendirent à nouveau la clameur d'un champ de bataille. La roche, l'océan et les deux lunes avaient disparu. Les roquettes et la fusillade étaient de retour !


 Il se retrouvèrent postés là où la mort les avait pourtant surpris. Abel retrouva son affût et Imrad son muret. Mu par la prescience d'un danger immédiat, Abel quitta en hâte son abri tandis qu'un sifflement de plus en plus fort indiquait l'arrivée imminente de l'obus. Il se lança à découvert pour rejoindre un camarade allongé derrière un rocher. L'homme était Sniper, il visait attentivement une silhouette à mille mètres de là, un adversaire, mal caché derrière un muret à demi démoli. L'arrivée d'Abel dérangea ses plans, déconcentré il manqua sa cible. C'était pourtant un excellent tireur et il enragea de voir ses balles se perdre dans la pierraille autour de son objectif. A cet instant l'obus tomba sur la cache qu'Abel venait de quitter. Le souffle fût prodigieux. Les deux soldats furent couverts de gravats. Ils n'entendaient plus rien, mais ils étaient saufs ! Imrad au loin, en profita pour battre en retraite. Il éprouva le sentiment prégnant qu'il venait d'échapper à la mort. Il eut la vision fugitive d'un ennemi qu'il reconnut : Abel vivait, il en était certain.


 Le destin venait-il de faire une exception ? S'était-il montré magnanime ou négligent ? Que valait pour lui une vie humaine ? Les deux soldats se poseraient longtemps la question.

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